Chroniques du mois

La France en guerre au Mali

jeudi 31 janvier 2013   |   Ignacio Ramonet
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Avec Le Monde diplomatique en español

L’année 2013 a commencé, en France et dans la région du Sahel, au son du canon. Dès le 11 janvier, le président François Hollande, sans consulter le Parlement, dépêchait en urgence, au Mali, un corps expéditionnaire pour stopper une offensive jihadiste qui menaçait de fondre sur Bamako. Simultanément, en Somalie, les forces spéciales françaises lançaient une opération pour tenter de récupérer un agent secret détenu en otage depuis trois ans par les milices islamistes Al Shabab, et qui devait se terminer en fiasco. Quelques jours plus tard, près de la ville algérienne d’In Amenas, à la frontière de la Libye, un commando salafiste s’emparait du complexe gazier de Tiguentourine et exécutait plusieurs dizaines d’étrangers avant d’être lui-même anéanti par l’armée algérienne.

D’un bout à l’autre, le Sahara s’est soudain embrasé. Quelles sont les causes d’un tel embrasement ? En premier lieu, il y a la vieille revendication nationaliste touarègue. Les Touaregs, ou « hommes bleus  », ne sont ni Arabes, ni Berbères. Ce sont les habitants historiques du Sahara dont ils contrôlent, depuis des millénaires, les routes caravanières. Mais les partages entre puissances coloniales ont fragmenté leur territoire à la fin du XIXe siècle. Et lors des indépendances, dans les années 1960, les nouveaux Etats sahariens ont refusé de leur reconnaître ne serait-ce qu’une autonomie territoriale.

C’est pourquoi, en particulier au nord du Mali (que les Touaregs appellent Azawad) et au Niger, les deux pays où se situent les principales communautés touarègues, des mouvements armés de revendication nationale sont apparus très tôt. De grandes rébellions touarègues ont eu lieu en 1960-1962, puis en 1990-1995, en 2006 et encore en 2007. A chaque fois, conduites par les armées malienne et nigérienne, les répressions ont été féroces. Fuyant les massacres, de nombreux combattants touaregs se sont alors enrôlés, en Libye, dans la Légion touareg du colonel Mouammar Kadhafi...

La deuxième cause de la situation actuelle se trouve dans la guerre civile algérienne du début des années 1990. Après l’annulation des élections de décembre 1991, virtuellement remportées par les islamistes du Front islamique du salut (FIS), cette guerre vit s’affronter les forces armées algériennes contre les insurgés du Groupe islamique armé (GIA). Une organisation très aguerrie dont de nombreux combattants revenaient d’Afghanistan où - qualifiés par Ronald Reagan de « freedom fighters  » - ils avaient fait la guerre aux côtés des moudjahidines contre les Soviétiques avec l’appui des Etats-Unis... Le conflit algérien coûta la vie à quelque 100 000 personnes. Il se termina par la victoire des autorités algériennes et par la reddition des guérillas islamistes. Cependant une fraction dissidente, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), décida de poursuivre la lutte armée. Traqué par les forces algériennes, il chercha alors refuge dans l’immensité du Sahara, fit allégeance à Oussama Ben Laden et à Al-Qaeda en 2007, et prit le nom de Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI). Ses principales actions consistent, depuis, à enlever des étrangers, échangés contre d’importantes rançons. Son terrain de chasse se situe au Sahel, région aride et semi-désertique qui s’étend du Sénégal jusqu’au Tchad, en passant par la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso et le Niger. C’est d’ailleurs une katiba (brigade) du groupe Al Mouwakaoune Bidame (« Ceux qui signent avec leur sang »), fondé par un dissident d’AQMI, l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, dit le « Borgne  », qui a attaqué le complexe gazier de Tiguentourine et tué des dizaines d’étrangers.

Enfin, la troisième cause est l’attaque des forces de l’OTAN contre la Libye, en 2011, et le renversement du colonel Kadhafi. Pour parvenir à cet objectif, la France et ses alliés (en particulier le Qatar) n’avaient pas hésité à armer des mouvements islamistes hostiles à Kadhafi. Mouvements qui remportèrent la victoire sur le terrain. Avec trois conséquences : 1) l’effondrement et la décomposition de l’Etat libyen toujours en proie, aujourd’hui, à des luttes meurtrières entre provinces, milices et clans ; 2) la distribution de l’arsenal militaire de Kadhafi aux mouvements jihadistes de l’ensemble du Sahel ; 3) le retour vers le Mali d’une partie de la Légion touareg surarmée et bien entraînée.

Il faut aussi tenir compte de la toile de fond socio-économique. Le Mali, comme les autres pays du Sahel, figure parmi les Etats les plus pauvres du monde. L’essentiel de sa population vit de l’agriculture. L’instauration du système démocratique et multipartidiste en 1992 n’a pas été assez soutenue par ceux - la France, l’Union européenne, les Etats-Unis - qui en avaient fait une condition sine qua non pour maintenir leur aide. Au contraire. Le Mali a été particulièrement affecté, ces dernières années, par la réduction des aides au développement décidées par les pays riches. Sa principale production, le coton, est ruinée par les politiques de dumping pratiquées par le premier exportateur mondial, les Etats-Unis. Ainsi que par les sécheresses qui frappent désormais régulièrement le Sahel en raison du réchauffement climatique. Par ailleurs, les politiques néolibérales et les privatisations imposées par le Fonds monétaire international (FMI) ont conduit à la réduction des budgets sociaux consacrés à l’éducation et à la santé. La pauvreté et le malaise social se sont aggravés. Poussant notamment une partie des jeunes à chercher une voie de salut dans l’émigration. Tandis que d’autres, face à tant de détresse sociale, sont plus sensibles aux sirènes des salafistes qui leur proposent très facilement armes, pouvoir et argent.

C’est ce contexte dégradé que trouvent les Touaregs de l’ex-Légion de Kadhafi à leur arrivée au nord du Mali en provenance de la Libye. Eux non plus n’ont donc pas de mal à recruter. Et ils intègrent immédiatement le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). De janvier à avril 2012, ils lancent des attaques contre les garnisons maliennes des principales villes de la région (Tombouctou, Gao, Kidal). Mal équipée, l’armée malienne se délite et bat en retraite. Humiliés, excédés par l’incurie du gouvernement, de jeunes officiers dirigés par le capitaine Sanogo se révoltent. Ils renversent le pouvoir à Bamako le 22 mars 2012. Mais, boycottés par les pays voisins et les grandes chancelleries internationales, ces putschistes se révèlent incapables de redresser la situation. De fait, l’Etat malien s’effondre.

Entretemps, au nord du Mali, le MNLA proclame l’ « indépendance » de l’Azawad et s’allie à deux organisations islamistes radicales - liées à AQMI - qui prônent l’instauration de la sharia  : le groupe salafiste Ançar Dine et le Mouvement national pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’ouest (MUJAO). Ces deux organisations - qui disposent de beaucoup plus de moyens financiers en raison de l’aide que leur apporterait le Qatar [1], des rançons perçues en échange d’otages occidentaux et de trafics divers (drogue, contrebande) – finissent par écarter les Touaregs du MNLA.

Le Nations unies condamnent la sécession de l’Azawad, mais se mobilisent trop lentement. Il faudra attendre le 20 décembre 2012 pour que, à la demande de la France, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise enfin, dans sa résolution 2085 [2], le déploiement d’une force internationale africaine, dans le cadre de la Mission internationale de soutien au Mali (MISMA) confiée aux pays de la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest), qui devra « reconstituer la capacité des forces armées maliennes » pour reprendre le contrôle du nord Mali. Cette résolution n’autorise pas une intervention militaire de la France.
Paris promet de soutenir ce projet, mais François Hollande s’engage à ne pas envoyer de troupes : « Je suis formel, déclare le président français, nous n’aurons pas de troupes au sol. [3] » De leur côté, les représentants des forces politiques, sociales et religieuses du Mali, réunis, au début décembre 2012, avec des émissaires d’Ançar Dine et du Mujao pour des pourparlers de paix à Ouagadougou (Burkina Faso), s’opposent à l’intervention des forces militaires de la CEDEAO. Alger également est contre toute offensive militaire.
De toutes façons, un éventuel démarrage de la reconquête militaire du Nord Mali n’est prévu que pour septembre 2013...

Cette donnée n’échappe pas aux salafistes d’Ançar Dine. Non seulement, sur le terrain, ils sont les plus forts mais ils ont désormais la certitude de n’être pas attaqués avant neuf mois. Ils vont donc en profiter. Lors d’une opération éclair d’une téméraire audace, plusieurs milliers d’entre eux puissamment armés, à bord de quelque 300 pick-up, se lancent par surprise, le 9 janvier 2013, sur la ville du Konna, verrou stratégique. Ils enfoncent l’armée malienne qui bat en déroute leur laissant le champ libre vers la ville de Mopti. Et surtout vers le quartier général opérationnel de l’armée du Mali qui se trouve dans l’enceinte de l’aéroport de Sévaré, le seul permettant l’atterrissage de gros porteurs indispensables à la reconquête du nord.

C’est alors que la France, sans attendre l’appel à l’aide du président intérimaire malien Dioncounda Traoré, monte en première ligne. François Hollande ne prend pas le temps de consulter le Parlement français, il ordonne aux troupes d’élite de l’armée française prépositionnées au Niger d’intervenir immédiatement en application d’un plan élaboré de longue date. Acheminées par des avions Transall C-160 et appuyées par des hélicoptères de combat, ces troupes attaquent immédiatement les colonnes islamistes et stoppent leur avancée vers Mopti et Bamako.

Ainsi commence l’opération Serval, avec la mobilisation de quelque 4 000 soldats français [4] dont les premières unités sur le terrain sont chaleureusement accueillies par une grande partie de la population malienne. L’objectif déclaré de cette opération a évolué au cours des jours. Avant son déclenchement, François Hollande affirmait, on l’a vu, que la France n’interviendrait « en aucun cas elle-même » [5]. Etant finalement intervenue elle-même dès le 11 janvier, le président minimisait la portée de l’opération en expliquant qu’il s’agissait « essentiellement de bloquer la progression vers le sud des terroristes criminels » et, facteur déterminant, de « protéger les quelque 6.000 ressortissants français du Mali  ». Et puis, le 18 janvier, François Hollande reconnaissait une intention bien plus ambitieuse : se donner « le temps nécessaire pour que le terrorisme soit vaincu dans cette partie-là de l’Afrique ». Enfin, le 20 janvier, le ministre français de la Défense admettait : « L’objectif, c’est la reconquête totale du Mali.  [6] »

En réalité, les véritables objectifs de la France demeurent flous. Paris a certes expliqué que l’intervention de la France ne fait que répondre à un appel à l’aide de Bamako. Mais le gouvernement malien étant issu d’un putsch, sa légitimité à requérir de l’aide est contestable [7].

L’autre argument est que les salafistes d’ Ançar Dine appliquent la sharia à Tombouctou, détruisent des monuments du passé et « coupent des mains  ». Et que cela est « intolérable  ». C’est vrai. Mais, en se comportant ainsi les salafistes ne font qu’obéir à la doctrine wahhabite que l’Arabie saoudite répand, avec l’aide du Qatar - pays également wahhabite -, dans l’ensemble du monde musulman, et notamment au Sahel, à coup de millions de petrodollars. Or la France entretient les meilleures relations du monde avec l’Arabie saoudite et le Qatar, deux pays qui sont même ses principaux alliés actuellement en Syrie dans le soutien aux insurgés islamistes et salafistes [8]...

Paris ne dit mot de deux autres arguments qui ont vraisemblablement compté à l’heure de déclencher l’opération Serval. L’un est économique et stratégique : le contrôle de l’Azawad par des organisations salafistes aurait entraîné, à plus ou moins longue échéance, une offensive des rebelles sur le nord du Niger où se situent les principales réserves d’uranium exploitées par l’entreprise française Areva et dont dépend tout le système nucléaire civil de la France. Paris ne peut le permettre [9].
L’autre est géopolitique : à un moment où, pour la première fois dans l’histoire, l’Allemagne domine l’Europe et la dirige d’une main de fer. La France, en exhibant sa force au Mali, veut montrer qu’elle demeure, de son côté, la première puissance militaire européenne. Et qu’il faut compter sur elle.




[1Lire l’article « ‘Notre ami du Qatar’ finance les islamistes du Mali », Le Canard enchaîné, Paris, 6 juin 2012. Lire aussi Ségolène Allemandou, « Le Qatar a-t-il des intérêts au Mali ? », France 24, Paris, 21 janvier 2013 http://www.france24.com/qatar-nord-mali-groupes-islamistes

[2Lire le texte intégral de la Résolution 2085 : http://www.un.org/News/CS10870

[3Entretien avec François Soudan, Jeune Afrique, Paris, 22 octobre 2012.
http://www.jeuneafrique.com/JA2701p010

[4Lire Le Canard enchaïné, Paris, 23 janvier 2013.

[6Déclaration de Jean-Yves Le Drian le 19 janvier 2013 à l’émission « C politique » sur la chaîne France 5.

[7Cf. Le Monde, 23 janvier 2013.

[8L’Arabie saoudite et le Qatar sont les deux seuls pays à avoir officiellement admis qu’ils livraient des armes aux rebelles islamistes syriens. Près d’un tiers des membres du Conseil national syrien (CNS) sont des islamistes, Frères musulmans ou anciens de cette confrérie. Mais il y a aussi des jihadistes. Le principal groupe jihadiste serait Jabhat Al-Nosra (Le Front de la victoire), accusé d’être affilié à Al-Qaeda en Irak (AQI). Ses membres se seraient aguerris au combat pendant les années de lutte contre les soldats américains en Irak. Déterminés, bien armés, disposant notamment d’artificiers qui préparent les explosifs utilisés dans leurs attentats, les militants de Jabhat al-Nosra, étrangers pour la plupart, seraient considérés, sur le terrain, comme les meilleurs combattants contre l’armée de Bachar Al-Assad. Ils ont d’ailleurs réussi à emparer, le 10 décembre 2012, de la grande base militaire Cheikh Souleimane, près d’Alep, et auraient mis la main sur des tonnes d’armements en tout genre, dont des missiles antiaériens. Washingtona placé Jabhat Al-Nosra, le 4 décembre 2012, sur la « liste des organisations terroristes étrangères ». Sources : Le Point, Paris, 11 décembre 2012 : http://www.lepoint.fr/syrie-l-influence-croissante-du-groupe-djihadiste-al-nosra et Le Figaro, Paris, 10 décembre 2012 : http://www.lefigaro.fr/syrie-des-djihadistes-controlent-une-base-militaire

[9La France aurait d’ailleurs décidé, dès le 20 janvier 2013, d’envoyer des forces spéciales protéger les sites miniers d’Areva au Niger. (Cf. Le Point, Paris, 23 janvier 2013.)
http://www.lepoint.fr/jean-guisnel/niger-les-forces-speciales-protegeront-les-mines-d-uranium-d-areva



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