Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 264, 1er septembre 2009

L’embrasement qui vient

mardi 8 septembre 2009   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Source : Fernand Braudel Center, Binghamton University http://fbc.binghamton.edu/commentr.htm

Un embrasement guette le Moyen-Orient auquel ni le gouvernement ni l’opinion publique américaine ne sont préparés. Ils ne semblent guère avoir conscience à quel point son horizon est proche et combien il sera dévastateur. Le gouvernement américain (et donc presque inévitablement l’opinion publique avec) se berce complètement d’illusions sur sa capacité à gérer la situation dans les termes des objectifs déclarés. La tempête ira d’Irak en Afghanistan, d’Afghanistan au Pakistan, du Pakistan en Israël/Palestine, et comme le dit l’expression consacrée, « elle se répandra comme une traînée de poudre ».

Commençons par l’Irak. Les Etats-Unis ont signé avec ce pays un Accord sur le statut des forces (Status of Forces Agreement, SOFA) entré en vigueur le 1er juillet. Cet accord prévoyait de rendre au gouvernement irakien la responsabilité de la sécurité intérieure ainsi que, en théorie et pour l’essentiel, de cantonner les forces américaines au périmètre de leurs bases et à un rôle limité de formation des troupes irakiennes. Certaines de ses formulations sont ambiguës. Ce qui est délibéré puisque c’était la seule façon d’aboutir à sa signature par les deux parties.

Les premiers mois d’application de cet accord montrent déjà combien il fonctionne mal. Les forces irakiennes l’interprètent de façon très stricte en interdisant formellement des patrouilles conjointes mais aussi toute action militaire unilatérale des Etats-Unis qui se ferait sans une autorisation détaillée préalablement établie avec le gouvernement. On en est arrivé au point que les forces irakiennes empêchent les forces américaines de passer les postes de contrôle avec des approvisionnements pendant les heures de journée.

Les forces américaines s’en irritent. Elles ont cherché à interpréter la clause qui leur garantit le droit à l’autodéfense de manière bien plus souple que ce que souhaitent les forces irakiennes. Elles pointent du doigt le regain de violence dans le pays et donc implicitement l’incapacité des forces irakiennes à garantir l’ordre.

Le général qui commande les forces américaines, Ray Odierno, est évidemment extrêmement mécontent et, de toute évidence, il intrigue pour trouver les prétextes qui permettraient le rétablissement d’un rôle direct des Américains. Récemment, il a rencontré le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki et le Président du gouvernement régional kurde, Masoud Barzani. Il s’est efforcé de les convaincre d’autoriser des patrouilles conjointes tripartites (irakiennes/kurdes/américaines) dans Mossoul et d’autres zones du nord de l’Irak afin de prévenir ou de minimiser les violences. Ils ont poliment accepté de prendre sa proposition en considération. Hélas pour Odierno, son projet réclamerait une révision formelle de l’accord SOFA.

A l’origine, un référendum était censé avoir lieu début juillet pour une approbation par le peuple de l’accord SOFA. Les Etats-Unis craignait de perdre ce scrutin, ce qui aurait eu pour conséquence le départ d’Irak de toutes les forces américaines au 31 décembre 2010, douze mois plus tôt que la date théorique prévue par l’accord.

Les Etats-Unis ont trouvé très astucieux de convaincre al-Maliki de repousser ce référendum à janvier 2010. Il aura lieu désormais conjointement avec les élections nationales. Lors de celles-ci, tout le monde cherchera à obtenir des voix. Personne ne va faire campagne en faveur du « Oui » au référendum. S’il y avait encore un doute à ce sujet, al-Maliki soumet actuellement un projet au parlement irakien qui permettrait d’annuler l’accord par une simple majorité de voix en faveur du « Non ». Il y a aura une majorité de voix pour le « Non ». Il se peut même qu’il y ait une majorité écrasante de voix pour le « Non ». Odierno devrait faire ses bagages dès maintenant. Je suis prêt à parier qu’il s’imagine pouvoir encore éviter ce départ de feu. Il se trompe.

Que se passera-t-il après ? Pour l’instant, mais cela pourrait changer entre maintenant et janvier, al-Maliki semble bien parti pour gagner cette élection. Il y arrivera en se faisant le champion du nationalisme irakien. Il passera des accords avec tout le monde sur cette base. Le nationalisme irakien, pour le moment, ne se soucie guère de l’Iran, de l’Arabie saoudite, d’Israël ou de la Russie. Avant toute chose, il veut libérer l’Irak des derniers vestiges de la domination coloniale américaine, puisque c’est ainsi que presque tous les Irakiens définissent le régime sous lequel ils ont vécu depuis 2003.

Y aura-t-il des violences internes en Irak ? Probablement, bien que peut-être moins que ce qu’Odierno et d’autres espèrent. Alors quoi ? La « libération » irakienne, puisque que ce sera l’interprétation que fera l’ensemble du Moyen-Orient d’un vote « Non » au référendum, aura immédiatement un gros impact sur l’Afghanistan. Les gens se diront : « si les Irakiens peuvent le faire, nous aussi ».

Bien entendu, la situation en Afghanistan est différent, très différente de celle de l’Irak. Mais regardez ce qui s’y passe actuellement avec les élections. On a un gouvernement mis au pouvoir pour contenir et détruire les talibans. Les talibans se sont révélés plus tenaces et militairement efficaces que quiconque n’avait jamais pu l’anticiper. Même le solide commandant américain sur place, Stanley McChrystal, l’a reconnu. L’armée américaine parle maintenant de « réussir » dans peut-être une décennie. Des soldats qui pensent disposer d’une décennie pour remporter une guerre contre des insurgés n’ont manifestement pas lu l’histoire militaire.

Remarquez les politiciens afghans eux-mêmes. Trois gros candidats à la présidence, y compris le Président Hamid Karzaï, ont débattu à la télévision de l’actuelle guerre interne. Ils se sont accordés sur une chose. Il faut une forme de négociation politique avec les talibans. Ils ont divergé sur les détails. Les forces américaines (et otaniennes) sont sur place ostensiblement pour anéantir les talibans. Et les politiciens afghans les plus importants débattent sur la façon de s’entendre politiquement avec eux. Cela témoigne d’un sérieux décalage d’appréciation des réalités ou peut-être est-ce des objectifs politiques.

Les sondages, pour ce qu’ils valent, montrent que la majorité des Afghans veulent voir partir les forces de l’OTAN et la majorité des électeurs américains souhaitent la même chose. Maintenant, projetez-vous en janvier 2010 lorsque les Irakiens votent le départ des Etats-Unis d’Irak. Souvenez-vous qu’avant que les talibans n’arrivent au pouvoir, le pays était le lieu d’impitoyables et féroces combats entre seigneurs de guerre rivaux, tous dotés de bases ethniques différentes, pour le contrôle du pays.

Les Etats-Unis furent en réalité soulagés quand, soutenus par le Pakistan, les talibans s’emparèrent du pouvoir. Enfin de l’ordre. Ils s’avérèrent être un problème mineur. Les talibans prirent la charia au sérieux et eurent de la sympathie à l’égard d’un al-Qaïda naissant. Aussi, après le 11-Septembre, les Etats-Unis, avec l’assentiment des Européens de l’Ouest et le consentement des Nations Unies, lancèrent l’invasion. Les talibans furent chassés du pouvoir pour un petit bout de temps.

Que va-t-il arriver maintenant ? Les Afghans retourneront probablement aux sales et incessants conflits inter-ethniques entre seigneurs de guerre rivaux, avec des talibans formant juste une faction de plus. La tolérance de l’opinion publique américaine pour cette guerre s’évaporera entièrement. Toutes les factions internes et beaucoup de voisins (Russie, Iran, Inde et Pakistan) resteront pour se disputer les morceaux.

Etape trois enfin, le Pakistan. C’est encore une autre situation compliquée. Mais aucun des acteurs n’y fait confiance aux Etats-Unis. Et les sondages montrent que l’opinion publique pakistanaise pense que le plus grand danger pour Pakistan, ce sont les Etats-Unis, et ceci à une majorité écrasante. L’ennemi traditionnel, l’Inde, est loin derrière dans les sondages. Quand l’Afghanistan sombrera dans une guerre civile à part entière, l’armée pakistanaise sera très occupée à soutenir les talibans. Ils ne peuvent soutenir les talibans en Afghanistan tout en les combattant au Pakistan. Ils ne pourront plus se permettre d’accepter que des drones américains bombardent le Pakistan.

Puis vient l’étape quatre de l’embrasement, Israël/Palestine. Le monde arabe observera l’effondrement des projets américains en Irak, en Afghanistan et au Pakistan. Le projet des Etats-Unis en Israël/Palestine est un accord de paix entre les Israéliens et les Palestiniens. Les Israéliens ne vont pas bouger d’un pouce. Mais les Palestiniens non plus, ni maintenant ni en particulier après le reste de l’incendie. La seule conséquence sera l’énorme pression que d’autres Etats arabes mettront sur le Fatah et le Hamas pour qu’ils joignent leurs forces. Ce qui se fera sur le cadavre de Mahmoud Abbas, ce qui pourrait être le cas au sens littéral.

L’intégralité du programme d’Obama sera parti en fumée. Et les Républicains en feront leur miel. Ils qualifieront la défaite américaine au Moyen-Orient de « trahison » et il est évident qu’il existe un groupe important de personnes aux Etats-Unis très réceptives à ce thème.

Soit on anticipe les incendies et alors on fait quelque chose d’utile, soit ils vous happent.

Immanuel Wallerstein

[Copyright Immanuel Wallerstein, distribué par Agence Global. Pour tous droits et autorisations, y compris de traduction et mise en ligne sur des sites non commerciaux, contacter : rights@agenceglobal.com, 1.336.686.9002 or 1.336.286.6606. Le téléchargement ou l’envoi électronique ou par courriel à des tiers est autorisé, pourvu que le texte reste intact et que la note relative au copyright soit conservée. Pour contacter l’auteur, écrire à : immanuel.wallerstein@yale.edu.

Ces commentaires, édités deux fois le mois, sont censés être des réflexions sur le monde contemporain, à partir non des manchettes du jour mais de la longue durée.]





A lire également