Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire N° 389, le 15 novembre 2014

L’OTAN : une menace pour la paix mondiale

jeudi 11 décembre 2014   |   Immanuel Wallerstein
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Selon la mythologie officielle, entre 1945 (ou 1946) et 1989 (ou 1990), les Etats-Unis et l’Union soviétique (URSS) se sont affrontés de manière permanente – politiquement, militairement, et surtout idéologiquement – pendant ce que l’on a appelé la « guerre froide ». C’est sur le dernier terme (froide) qu’il convient d’insister, car jamais, au cours de cette période, les deux puissances n’ont entrepris d’intervention armée directe l’une contre l’autre.

Toutefois, ce conflit a donné lieu à plusieurs manœuvres institutionnelles, toujours à l’initiative des Etats-Unis, et non de l’URSS. En 1949, en Allemagne, les trois puissances occupantes occidentales unifient ainsi leurs zones dans le but de créer un nouvel Etat baptisé République fédérale d’Allemagne (RFA). En réponse, l’Union soviétique institue la République démocratique allemande (RDA).

En 1949, l’OTAN est fondée par douze nations. Le 5 mai 1955, les trois puissances occidentales mettent officiellement fin à leur occupation de la RFA, qu’elles considèrent désormais comme un Etat indépendant. Quatre jours plus tard, le pays intègre l’OTAN. L’URSS réagit en formant le Pacte de Varsovie, auquel elle associe la RDA.

Le traité donnant naissance à l’OTAN ne devait s’appliquer qu’au sein de l’Europe. Entre autres raisons, les pays occidentaux du Vieux Continent refusaient toute ingérence extérieure dans les décisions politiques concernant leurs colonies. Ainsi, les épisodes d’apparente tension entre les deux camps – le blocus de Berlin ou la crise des missiles de Cuba, par exemple – se sont systématiquement soldés par un statu quo ante bellum. L’incitation la plus sérieuse à user de la force, dans le cadre des traités, était celle qui poussait l’URSS à intervenir au sein de sa zone d’influence afin de couper court à toute agitation jugée dangereuse pour son intégrité, comme en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968 et en Pologne en 1981. Les Etats-Unis, de leur côté, ont usé de manœuvres politiques dans des circonstances similaires, notamment lorsque le Parti communiste italien s’est trouvé en position d’entrer au gouvernement.

Ce bref résumé vise à attirer l’attention sur l’objectif réel de la guerre froide. En effet, celle-ci n’avait pas pour but de transformer les réalités politiques du camp adverse (sauf à très long terme). Il s’agissait plutôt d’un mécanisme permettant aux deux puissances de maintenir leurs satellites sous contrôle, tout en préservant leur accord de fait sur le partage durable du monde en deux sphères, un tiers revenant à l’URSS, deux tiers aux Etats-Unis. Dans ce contexte, la priorité de l’une comme de l’autre était d’éviter de s’affronter militairement (surtout avec des armes nucléaires). Une doctrine connue depuis sous le nom d’« équilibre de la terreur ».

En théorie, l’effondrement de l’URSS en deux temps – d’abord le retrait d’Europe de l’Est en 1989, puis la dissolution formelle de l’Union en 1991 – aurait dû rendre la mission de l’OTAN caduque. En effet, il est de notoriété publique qu’au moment où Mikhaïl Gorbatchev, alors président de l’URSS, avait consenti au rattachement de la RDA à la RFA, les Occidentaux s’étaient engagés à ne pas intégrer les pays du Pacte de Varsovie à l’OTAN. Mais ils ont violé cette promesse. Et l’OTAN a été investie d’un tout nouveau rôle.

A partir de 1991, l’organisation s’élève elle-même au rang de gendarme du monde pour apporter des solutions qu’elle juge appropriées aux problèmes internationaux. Elle met cette philosophie à l’épreuve pour la première fois lors du conflit entre le Kosovo et la Serbie, au cours duquel Washington joue les gros bras pour mettre en place un Etat kosovar et provoquer un changement de régime en Serbie. Cette opération est suivie d’autres interventions de même nature, en Afghanistan en 2001 pour chasser les talibans, en Irak en 2003 pour renverser le gouvernement de Bagdad, en 2014 pour lutter contre l’Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie et en 2013-2014 pour soutenir les forces « pro-occidentales » en Ukraine.

Cependant, il s’est avéré difficile, pour les Etats-Unis, d’avoir recours à l’OTAN. D’une part, certains des pays membres se sont montrés réticents, pour diverses raisons, vis-à-vis des actions entreprises. D’autre part, lorsque l’organisation s’est impliquée de manière formelle, comme au Kosovo, l’armée américaine s’est sentie paralysée par la lenteur du processus décisionnel en matière d’intervention militaire.

Dès lors, pourquoi a-t-on assisté à une expansion de l’OTAN et non à sa dissolution ? Une fois de plus, il faut chercher la réponse à cette question dans la politique intra-européenne, et dans la volonté de Washington de contrôler ses soi-disant alliés. C’est pendant l’ère Bush que Donald Rumsfeld, alors secrétaire à la défense, a évoqué l’existence d’une « nouvelle » et d’une « vieille » Europe. Par « vieille Europe », il entendait faire référence au refus de la France et de l’Allemagne de se plier aux desiderata des Etats-Unis. Il estimait à l’époque, à juste titre, que les pays européens tentaient de se distancier du « grand-frère américain ». L’objectif consistait alors à faire entrer dans l’OTAN des Etats d’Europe de l’Est, considérés comme des partenaires plus fiables, afin de faire contrepoids.

Le conflit ukrainien met en lumière le danger que représente l’OTAN. Washington a en effet cherché à créer de nouvelles structures militaires, évidemment tournées vers la Russie, au prétexte d’une menace iranienne hypothétique. La crise s’éternisant, la rhétorique de la guerre froide a refait surface. Les Etats-Unis utilisent l’OTAN pour pousser les pays d’Europe occidentale à accepter des opérations anti-russes. Et outre-Atlantique, Barack Obama est sommé d’agir « avec détermination » face au soi-disant péril qui accable l’Ukraine. A cela s’ajoute l’hostilité de la majorité du Congrès à l’encontre de tout accord avec les Iraniens sur le dossier nucléaire.

Ainsi, la voix de ceux qui, aux Etats-Unis et en Europe occidentale, veulent éviter à tout prix une intervention armée risque d’être étouffée par le parti de la guerre. L’OTAN représente un grand danger dans la mesure où elle incarne la volonté des pays occidentaux de mettre le monde en coupe réglée en fonction de leur interprétation des réalités géopolitiques. Une attitude qui ne peut mener qu’à de prochains – et très dangereux – conflits. La dissolution de cette organisation constituerait donc un premier pas essentiel vers le retour à la raison, dont dépend la survie de la planète.

Traduction : Frédérique Rey
Édition : Mémoire des luttes

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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