Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 270, 1er décembre 2009

L’Europe occidentale et la Russie : se rassembler

mercredi 9 décembre 2009   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Le lent processus de création d’une alliance géopolitique durable entre l’Europe occidentale et la Russie est une longue histoire qui mûrit doucement mais sûrement. On peut la faire remonter à la visite de Charles de Gaulle en Union soviétique en 1944 et à la signature, à cette occasion, du traité franco-soviétique d’alliance et d’assistance mutuelle. C’était, pour le président du Gouvernement provisoire, une façon de réaffirmer la place centrale de la France dans la politique européenne et de prendre ses distances avec des alliés, Etats-Unis et Grande-Bretagne, quelque peu réticents. Pour de Gaulle, les intérêts géopolitiques l’emportèrent sur les différences idéologiques.

Le deuxième moment crucial, ce fut l’Osptpolitik du chancelier social-démocrate ouest-allemand, Willy Brandt, suite à son arrivée au pouvoir en 1969. Cette politique entraîna une nouvelle détente diplomatique avec l’Union soviétique (ainsi que l’ouverture des voies de communications avec l’Allemagne de l’Est).

Le troisième moment crucial fut le grand débat de la fin des années 1970 et des années 1980 sur la construction d’un gazoduc entre l’Union soviétique et l’Europe occidentale, projet qui bénéficia du soutien de l’Allemagne, de la France et même de la Grande-Bretagne de Mme Thatcher.

Le quatrième moment crucial, enfin, fut la proclamation par le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev en 1987 de la nécessité de construire une « maison commune européenne ».

Ce qu’il y de commun à ces quatre épisodes, c’est qu’ils furent tous considérés par les Etats-Unis au mieux comme des propositions douteuses et au pire comme des initiatives susceptibles de saper les intérêts américains dans le monde.

Après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie de Boris Elstine enterra toutes ces idées et donna la priorité au développement de relations étroites avec l’Amérique. Les régimes post-communistes d’Europe centrale et orientale furent tous soulagés de voir s’estomper les signes d’une relation plus étroite entre l’Europe occidentale et la Russie.

Quand Vladimir Poutine a succédé à Elstine, la politique russe a, pourtant, repris le fil de sa quête de relations plus étroites avec l’Europe occidentale, en particulier avec la France et l’Allemagne. Cette politique a semblé se concrétiser en février 2003 quand les trois pays ont travaillé main dans la main pour mettre en échec la tentative des Américains et des Britanniques d’obtenir l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies à leur imminente invasion de l’Irak. Cette fois-ci, cette collaboration fut assez clairement identifiée par les Etats-Unis comme un acte hostile à leurs intérêts mondiaux.

Depuis, échappant un peu à l’attention du reste du monde, ces relations n’ont cessé de progresser, malgré une hostilité américaine persistante et une peur et une opposition générale des gouvernements des pays d’Europe centrale et orientale, jadis satellites de l’URSS.

Poutine continue d’utiliser le mécanisme des exportations de gaz naturel russe, l’un des plus gros atouts de son pays, comme mode de consolidation de ces liens. La discussion depuis les années 1990 a porté sur le tracé de nouveaux pipelines reliant Russie et Asie centrale à l’Europe occidentale.

Les Russes en ont favorisé deux, le Nord Stream et le South Stream. Le premier reliera la Russie à l’Allemagne en passant par la mer Baltique, évitant ainsi l’Ukraine, la Biélorussie, la Pologne et les pays baltes.

Le South Stream, lui, ira de la Russie à la Bulgarie via la mer Noire, puis de là, se scindera en deux branches, l’une allant vers le nord-ouest via la Serbie, la Hongrie et la Slovénie jusqu’en Autriche, et l’autre partant vers le sud-ouest via la Grèce et l’Adriatique pour aboutir en Italie.

Les Etats-Unis font la promotion d’un troisième projet du nom de Nabucco qui cherche à éviter la Russie pour évacuer le gaz turkmène. Il est prévu qu’il traverse la mer Caspienne pour ressortir en Azerbaïdjan, poursuive son chemin par la Géorgie, la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, pour arriver en Autriche et de là terminer son parcours en Allemagne et en République tchèque. Mais comme les réserves gazières du Turkménistan sont limitées, les approvisionnements en gaz devraient en fin de compte provenir de Russie, ce qui diminue l’utilité géopolitique de Nabucco.

Quoi qu’il en soit, en se rendant à Paris fin novembre pour conclure un accord avec les Français visant à mener à bien conjointement Nord Stream et South Stream, Poutine a réalisé un « coup de maître », pour reprendre l’expression du journal Le Monde. Pour le président de GDF-Suez, Gérard Mestrallet, personnage clé de cette affaire, « la Russie est un partenaire incontournable, pour l’avenir et pour l’Europe ». Nicolas Sarkozy a appelé de ses vœux un « espace de sécurité commune » entre l’Europe et la Russie. C’est le même Sarkozy que Washington aime à saluer comme le président français le plus pro-américain depuis 1945. Une fois encore, les intérêts géopolitiques l’emportent sur les divergences idéologiques.

A contre-cœur et malgré leurs craintes, les pays d’Europe centrale et orientale devront probablement s’y résoudre. Mais la réalité géopolitique, c’est que les Etats-Unis ne peuvent pas grand chose pour ralentir la grande alliance qui vient.

 


 

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Ces commentaires, édités deux fois le mois, sont censés être des réflexions sur le monde contemporain, à partir non des manchettes du jour mais de la longue durée.]





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