Eduardo Galeano : « Il était un de ces feux qu’il est difficile d’éteindre »
Le président vénézuélien Hugo Chavez a dit de lui qu’il était « l’homme dont nous avions besoin, le leader, celui qui a réveillé le peuple » [1]. L’ancien président argentin, Nestor Kirschner, a laissé derrière lui un peuple qui se souvient de son combat pour relever l’économie du pays après une crise économique dévastatrice (1998-2002), de ses efforts pour la justice et de son goût immodéré pour la démocratie dans un pays où les plaies ne sont décidément pas encore suturées.
Les hommages sont unanimes. Une grande partie des présidents d’Amérique latine et des Caraïbes saluent en lui le courage et l’opiniâtreté dont il a fait preuve en tant que Secrétaire général de l’Unasur dans sa volonté d’unifier les pays de la région. Populaire, il l’est pour avoir reconstruit l’Argentine de l’après crise sans doute, mais peut-être aussi pour avoir redonner confiance aux argentins dans le pouvoir politique.
La sortie de la crise
Le 25 mai 2003, Nestor Kirchner devient Président de la République d’Argentine. Le pays est alors au bord du chaos politique et économique. La crise (1999-2001) a conduit des milliers d’argentins à descendre dans la rue et crier « Qu’ils s’en aillent tous ! ». Les représentants politiques avaient perdu à leurs yeux toute crédibilité à cause de la corruption qui avait régné jusque-là et l’incurie des gouvernements successifs pour toute politique sociale. Rompant avec un bipartisme traditionnel entre péronistes (PJ) et radicaux (UCR), les élections du 18 mai 2003 auraient dû voir deux péronistes s’affronter mais le désistement de Carlos Menem au second tour a fait de N. Kirchner le premier président élu avec si peu de voix (22% des électeurs). Très peu connu du peuple, il lui restait le plus délicat, gagner sa confiance.
Sa politique en matière économique, d’inspiration néo-keynésienne, a suivi dans ses grandes lignes celle qui a été établie par le ministre de l’économie, Roberto Lavagna, sous la présidence de Duhalde (2002-2003), en maintenant la dévaluation de la monnaie par une participation active de la Banque centrale et en impulsant, grâce aux exportations, une croissance économique qui a ramené le PIB à près de 10% en 2006.
Il parvint également à renégocier la dette publique, par des bons indexés sur l’inflation et l’indice de croissance en l’échelonnant sur 42 ans. Le chômage et la pauvreté ont subi dans les années qui suivirent une diminution notable. Lorsque fin 2005, le ministre de l’économie laisse sa place à Felisa Mileci, jusque-là présidente de la Banque « Nación », un plan de restrictions des exportations de viande et de contrôles des prix a permis d’éviter des conséquences inflationnistes désastreuses.
Une des réussites majeures de son mandat, dans le sillon de l’élan donnée par le Brésil, fut de rembourser en partie sa dette à hauteur de 9 milliards 810 millions de dollars, s’extrayant de cette façon à l’influence et aux impératifs du FMI. Les critiques de sa politique économique déplorent souvent son refus de diminuer les salaires, d’augmenter le prix des céréales destinées à l’exportation, seule condition, selon eux, pour pérenniser le remboursement de la dette et pour ne pas en créer de nouvelles. Le fait est que la dévaluation a permis un taux de change favorable aux exportations et à la diminution des importations, ce qui a permis de financer sa politique sociale
De même le juge Balthazar Garzón a déclaré : « La mort de Kirchner représente une grande perte pour l ’Argentine et toute l’Amérique latine, en tant que figure politique, il traduisait la stabilité et la sécurité dans l’action du gouvernement, il a impulsé la lutte pour les droits humains dans tout le continent. » [2]
Le combat contre l’impunité
« Décrocher ces portraits marque un positionnement clair du pays tout entier, la volonté d’en finir avec cette période lamentable de notre pays ».
Ainsi s’exprimait Nestor Kirchner, lorsque, le 24 mars 2004, il ordonna de décrocher deux portraits de l’Ecole militaire située à El Palomar (nord-ouest de Buenos Aires), ceux de Jorge Videla et de Roberto Bignone, anciens résidents de facto et anciens directeurs de l’école militaire. En finir, donc, mais sans rien oublier.
« Cela signifiait beaucoup pour le mouvement des droits de l’homme, ce fut le premier président à nous écouter et à rendre possible la transformation des politiques de mémoire en politiques d’Etat, le premier à donner un écho à nos revendications » se souvient Veronica Castelli, militante de H.I.J.O.S, un collectif des enfants de « disparus » sous la dictature.
La période sombre de la dictature argentine (1976-1983), a marqué au fer rouge un peuple qui a vu « disparaître » 30 000 des siens (Los desaparecidos). Le 24 mars 1976, la junte militaire composée des commandants en chef des trois forces armées, Jorge Videla (armée de terre), Héctor Agosti (Armée de l’air) et Emilio Massera (Marine), organisent un coup d’Etat contre la présidente de l’Argentine Isabel Perón et nomment Videla président. Une opération militaire régionale est alors engagée, « l’opération Condor » ou « guerre sale » devait permettre de pourchasser les guérillas et les mouvements politiques d’opposition qu’ils soient maoïstes, trotskistes ou marxistes. Il s’agissait d’une opération de grand envergure, transfrontalière, puisque à cette époque des régimes dictatoriaux sévissaient au Paraguay au Brésil , en Bolivie, au Chili, en Uruguay et en Argentine.
Le modus operandi se composait de quatre étapes : surveillance, échange d’informations, enlèvement et disparitions forcées dans l’objectif avoué d’un vaste plan de restructuration du pays connu sous le nom de Processus de réorganisation nationale. Les méthodes employées allaient de la torture systématique et illimitée à l’appropriation d’enfants des opposants et valut à Videla le nom de « Voleurs de bébés », en passant par la création de 500 centres clandestins de détention, de torture et d’extermination (CCDTE)
Après le retour à la démocratie en 1983, Le président Alfonsín travaille à la restauration de l’Etat de droit et crée la Commission nationale sur la disparition de personnes (Conadep) qui rend un rapport circonstancié et accablant intitulé « Nunca Más ». Cinq commandants dont Videla, Massera et Agosti, furent jugés et condamnés à la réclusion à perpétuité dans le procès historique de la Junte en 1985, avant que la justice ne fasse une étrange marche arrière.
Entre 1986 et 1987, le président Alfonsín, soumis à une forte pression de l’armée et à des dissensions internes au sein de son parti, fait adopter deux lois connues sous le nom de « point final » et « devoir d’obéissance ». La première raccourcit la durée de prescriptions des crimes et l’autre disculpe un certains nombre de militaires en limitant hiérarchiquement leur responsabilité. Un certain nombre de décrets sont signés par son successeur Carlos Meném qui amnistie Videla et quelques autres entre 1989 et 1990.
Ce n’est qu’à partir de 2003, après l’élection de Nestor Kirchner, que la justice reprend son cours. A la présidence, il n’a pas hésité à revenir sur les lois d’amnistie pour que la vérité voit le jour et que justice soit faite aux victimes tombées, disparus des années de plomb de la dictature argentine. Cependant, le chemin de la justice en Argentine est semé d’obstacles car la disparition des victimes a une double utilité selon la Commission nationale sur la disparition des victimes : « elle permet certes la destruction des preuves physiques, mais au-delà de cela, elle plonge la famille des disparus dans une attente, dans l’espoir que le disparu sera libéré et laisse ainsi tout le temps nécessaire aux responsables de détruire la documentation qui devait exister pour chacun des cas » [3].
Malgré de récentes avancées du point de vue de la justice internationale telles que l’obligation de dénoncer et d’enquêter sur tout cas de disparition prévu par l’art.1.1 de la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées de l’ONU et ratifiée par l’Argentine en 2007 et la loi constitutionnelle argentine n°24.231 qui évite de recourir à la présomption de décès, la disparition des preuves, l’émiettement, les pressions multiples ralentissent les procédures engagées sous la présidence de Kirchner.
En 2007, un jugement confirmé par la Cour d’appel deux ans plus tard fait annuler la grâce accordée à Videla. Il sera donc jugé pour la torture et le meurtre de 32 prisonniers politiques à Cordoba (centre de l’Argentine), détenu avec 30 autres responsables des crimes commis sous la dictature.
« J’assume l’entière responsabilité des actes commis par l’armée pendant cette guerre interne en dégageant de toutes responsabilités ceux qui étaient mes subordonnés et n’ont fait que suivre mes ordres » [4], a déclaré l’ancien dictateur, âgé de 84 ans, le 5 juillet dernier, lors d’une audience au tribunal de Córdoba.
L’association des « Mères de la place de Mai », qui se battent depuis près de 30 ans pour retrouver leurs enfants disparus ont cessé leurs marches de la résistance le 26 janvier 2006. Sa présidente, Bonafini, déclarant en référence à la politique de Nestor Kirchner : « désormais, il n’y a plus d’ennemi au gouvernement » [5]. Depuis lors, plus de 50 responsables militaires ont pu être jugés et des poursuites sont engagées à l’encontre de 500 autres.
Le président Kirchner rappelait à qui voulait l’entendre « qu’il n’était pas venu à la « Casa rosada » [6] pour laisser ses idéaux à la porte [7]. Force est de constater qu’à bien des égards, et en particulier sur la question des droits de l’homme, ses décisions politiques venaient le confirmer.
Elue en 2007 avec 45% des voix, Cristina Kirchner, son épouse, a dû affronter dès le début de son mandat, de mars à juillet 2008, une importante grève agricole -« El conflicto del campo » - en réaction à la décision du gouvernement d’augmenter la taxe sur les exportations de soja et de tournesol. Elle écouta la voix du peuple et retira le projet. Elle mit en place des mesures phares telles que le calcul des retraites par répartition. Elle mit donc fin aux mesures d’ajustement structurel imposées par le FMI sous la présidence de Menem : la capitalisation des retraites. Elle a ainsi a fait montre d’une volonté de rupture avec l’ordre néolibéral des années 90 qui fit du pays son triste laboratoire et l’a conduit au marasme politique économique et social de 2001. Par ses politiques, elle s’inscrit en droite ligne du virage progressiste initié par son prédécesseur. Il ne lui reste qu’à garder le souffle et raviver le charbon ardent de l’héritage kirchnerien.