Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 272, 1er janvier 2010

Inquiétudes américaines : après l’Allemagne, au tour du Japon ?

samedi 9 janvier 2010   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

La stratégie géopolitique des Etats-Unis après 1945 reposait sur un roc qui paraissait solide : le contrôle exercé sur les deux ennemis vaincus de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon. Pendant longtemps, les deux pays furent gouvernés par un parti conservateur, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) en Allemagne, le Parti libéral-démocrate (PLD) au Japon. Les deux partis poursuivirent une politique d’alliance étroite avec les Etats-Unis et apportèrent fidèlement leur soutien à ses prises de position géopolitiques.

La désagrégation de ce soutien en béton armé s’observa d’abord en Allemagne. D’une part, la CDU dut faire face à l’alternance en 1969. Elle laissa les clefs du pouvoir au Parti social-démocrate du chancelier Willy Brandt, lequel visait, par son Ostpolitik, une forme de détente avec l’Union soviétique. Les liens germano-américains continuèrent lentement de s’affaiblir. Jusqu’à l’importante rupture de 2003 lorsque l’Allemagne s’allia à la France et à la Russie pour faire échec au projet étatsunien de résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, laquelle aurait eu pour effet d’avaliser l’invasion américaine de l’Irak.

Pendant longtemps, rien de tel ne s’est produit au Japon. Jusqu’au 31 août 2009, date à laquelle le Parti démocrate du Japon (PDJ) dirigé par Yukio Hatoyama a balayé le PLD du pouvoir sur la base d’un programme dans lequel figurait le réexamen de la relation « servile » du Japon avec les Etats-Unis. Hatoyama avait publié un article en 1996 dans lequel il décrivait le traité de sécurité américano-japonais comme une « relique de la guerre froide » et invitait le Japon à se sevrer d’une « dépendance excessive » avec les Etats-Unis.

Une question conflictuelle qui a longtemps troublé les relations américano-nipponnes a été celle de la présence de bases militaires étatsuniennes à Okinawa et des conditions régissant cette présence. Afin d’atténuer la discorde, les Etats-Unis négociaient avec le précédent gouvernement libéral-démocrate un nouvel accord prévoyant le transfert d’un certain nombre de soldats (mais pas tous) de l’île d’Okinawa vers celle de Guam ainsi que le déplacement de la base militaire déjà existante vers un endroit plus éloigné de l’île. Malgré cela, Hatoyama a, semble-t-il, voulu le départ de l’ensemble des troupes américaines. C’était la position exprimée haut et fort du Parti social-démocrate, l’un des partenaires de coalition du PDJ.

Une complication supplémentaire s’y est ajoutée avec la révélation, juste au même moment, d’un accord secret entre le Japon et les Etats-Unis. A partir de 1945, ces derniers ont occupé l’île d’Okinawa et y ont exercé un contrôle absolu. Ils avaient alors accepté de « rétrocéder » l’île aux Japonais en 1972 tout en pouvant y maintenir une base. Il y avait toutefois un problème. Les Etats-Unis y entreposaient des armes nucléaires. Or, le Japon avait pour ligne politique officielle d’observer « trois principes non-nucléaires » : ne pas posséder, ne pas fabriquer et ne pas permettre l’entrée de telles armes sur le territoire japonais. Ces principes auraient dû, vraisemblablement, aussi s’appliquer à cette base américaine. Le président Nixon et le Premier ministre japonais Eisaku Sato ont, néanmoins, signé en 1969 un accord qui permettait aux Américains de réintroduire des armes nucléaires à Okinawa en cas d’« urgence ». Comme il s’agissait là d’une violation directe de la politique officielle du Japon, cet accord fut gardé secret et très peu de Japonais eurent connaissance de son existence.

De surcroît, après avoir pris ses fonctions, Hatoyama a jeté de l’huile sur le feu en appelant publiquement à la création d’une Communauté est-asiatique qui comprendrait la Chine, la Corée du Sud et le Japon, mais pas les Etats-Unis.

La réaction initiale des Etats-Unis à tous ces événements a consisté à considérer les prises de position de Hatoyama comme des manifestations rhétoriques d’un gouvernement « populiste et inexpérimenté » qu’il ne fallait pas prendre trop au sérieux. Mais comme Hatoyama a continué de tergiverser sur la proposition de nouvel accord sur Okinawa, le gouvernement américain s’est montré de plus en plus méfiant à son égard et a commencé à s’inquiéter des implications à long terme de ce qui est apparu comme un tournant dans la stratégie géopolitique de ce pays. Fin décembre, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton a convoqué l’ambassadeur du Japon pour lui dire sans ménagement que les Etats-Unis ne bougeraient pas sur les termes de la proposition de nouvel accord sur la base militaire. Le Washington Post raconte que les Etats-Unis sont désormais « fâchés » avec Hatoyama et qu’ils trouvent la position japonaise peut-être plus « problématique » qu’ils ne l’avaient d’abord pensé.

Certes, les deux grands quotidiens japonais, le Asahi Shimbun et le Yumiuri Shimbun, ont publié le mois dernier des éditoriaux et des tribunes mettant en garde contre une rupture avec les Etats-Unis. Mais c’est ce que firent aussi en Allemagne les journaux conservateurs lorsque le pays s’écarta de l’alignement total sur les Etats-Unis. Reste que Hatoyama se trouve mis sous pression politique chez lui pour ralentir le rythme de sa prise de distance d’avec les Etats-Unis. D’où le fait qu’il tergiverse. Mais tergiverser n’est pas la même chose que de restaurer des liens étroits avec un pays qui ne se faisait jusqu’alors aucune inquiétude quant à la loyauté, « solide comme un roc », de son allié.

On pense actuellement que le gouvernement conservateur en place en Corée du Sud partage cette opinion des Etats-Unis sur le Japon. La prise de distance de la Corée du Sud vis-à-vis des Etats-Unis a pourtant débuté il y a fort longtemps et initialement sous la direction du parti conservateur, le même qui est aujourd’hui de nouveau aux affaires. En 2003, le gouvernement sud-coréen avait reconnu avoir enrichi en secret de l’uranium et du plutonium pendant vingt ans. Il était allé bien plus loin dans le processus de fabrication d’armes nucléaires, en violation de l’Accord de sauvegarde, que tout ce dont on accuse l’Iran. Tout ceci ne fut jamais évoqué au Conseil de sécurité des Nations unies par l’Agence internationale de l’énergie atomique ; cela révèle en revanche un certain degré d’autonomie dans la dépendance aux Etats-Unis.

Si l’on combine ce qui se passe au Japon et en Corée du Sud avec l’affirmation géopolitique croissante de la Chine, il paraît assez probable que la prochaine décennie enregistrera des développements considérables vers la création de la Communauté est-asiatique proposée par Hatoyama.

Avec l’Allemagne (et la France) qui se rapproche de la Russie, le Japon (et la Corée du Sud) qui fait de même avec la Chine, les Etats-Unis ne peuvent aujourd’hui plus du tout compter sur les deux solides rocs sur lesquels ils avaient bâti leur stratégie géopolitique de puissance (autrefois) hégémonique du système-monde.

 

Immanuel Wallerstein

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