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Chronique - novembre 2008

Impact global

mercredi 29 octobre 2008   |   Ignacio Ramonet
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On redoutait une crise du système, et nous voilà plongés dans la pire des crises systémiques. Car l’apocalypse des finances n‘est pas terminée. La crise se transforme maintenant en récession globale. Et tout indique que l’on va droit vers une nouvelle Grande Dépression.

Aussi spectaculaires soient-ils, les plans de sauvetage adoptés en Europe et aux Etats-Unis ne parviennent pas à stopper le glissement vers l’abîme. Henry Paulson, Secrétaire d’Etat américain au Trésor, l’a lui-même admis : « Malgré l’importance de notre intervention, d’autres institutions financières vont faire faillite [1]. »

Dans une récente étude sur les crises économiques des trente dernières années [2], le Fonds Monétaire International (FMI) confirme que celles qui naissent à partir des secteurs immobilier et bancaire sont particulièrement « intenses, longues, profondes et nuisibles pour l’économie réelle. »

Les effets s’étendent déjà sur les cinq continents : la Bourse de Reykjavik a perdu 94 % de sa valeur, Moscou et Bucarest 72 %, Shanghai 69%, Athènes 50%. Depuis le début de l’année, la capitalisation des grandes places boursières (Tokyo, Francfort, Paris, Londres, New York) a fondu de moitié. Environ 25 000 milliards de dollars sont partis en fumée… En quelques semaines, le real brésilien a perdu 30% de sa valeur ; le zloty polonais 22% ; la roupie indienne 10% ; le peso mexicain 14%. Et les monnaies de l’Indonésie, des Philippines ou de la République Tchèque ont subi des baisses semblables.

Les pertes liées aux crédits immobiliers pourris (subprime) sont estimés à plus de mille milliards d’euros. Pour tenter de sauver leur système financier, les autorités américaines ont déjà déboursé plus de 1.500 milliards d’euros (un montant supérieur à ce qu’elles ont consacré, depuis 2001, aux guerres d’Afghanistan et d’Irak). Mais les grandes banques du monde auraient encore besoin de centaines de milliards d’euros…Ce qui les conduit à continuer de restreindre le crédit aux entreprises et aux familles. Avec les conséquences très négatives que cela entraîne pour l’activité économique.

Les pays développés, dont ceux de l’Union européenne, qui ont eu recours à l’innovation financière pour garantir de très hautes rentabilités aux investisseurs, sont ceux qui encaissent les coups les plus durs. Le FMI estime que l’économie de ces pays connaîtra la plus faible croissance depuis 27 ans. Le monde s’achemine vers son pire cauchemar économique et social depuis 1929.

Cette crise met fin à l’ère du néolibéralisme fondé sur les thèses monétaristes de Milton Friedman qui ont dominé le champ capitaliste pendant trente ans. Et qui ont également fasciné la social-démocratie internationale. Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale américaine, a admis que la crise actuelle remettait en cause la supériorité d’un système, celui du "marché libre", auquel il avait toujours cru [3].

L’effondrement soudain du dogme néolibéral laisse aussi la plupart des responsables politiques désemparés. Le spectacle pathétique de dirigeants multipliant, d’un bout à l’autre de la planète, les réunions et les plans de sauvetage donne une idée de leur affolement et leur détresse.

La classe politique américaine porte la principale responsabilité. Parce que, au nom de croyances idéologiques, elle a autorisé les banques à travailler dans des conditions de liberté absolue. La doctrine du marché infaillible s’est autodétruite. En revanche, le modèle des pays qui ont maintenu un certain type de contrôle des changes – Chine, Venezuela par exemple – est désormais revendiqué. Et même si l’impact de la crise se fera sentir sur toute la planète, les économies n’ayant pas adhéré à la dérégulation ultralibérale s’en sortiront mieux. Il faut souligner, pour l’Amérique latine, l’intérêt de mécanismes comme l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA), la Banque du Sud, ou l’idée d’une banque de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), récemment proposée par le président vénézuelien, Hugo Chávez.

Nous vivons un moment historique. Sous nos yeux s’effondre non seulement un modèle d ‘économie mais également un style de gouvernement. Ce qui modifie le leadership de l’Amérique dans le monde. En particulier, son hégémonie économique. Ses finances dépendent de la poursuite de fortes rentrées de capital étranger. Et les pays d’où provient cet argent - Chine, Russie, pétromonarchies du Golfe – pourraient désormais peser sur sa destinée.

En 2006, la Chine et le Proche-Orient ont financé, à parts égales, 86% du déficit des grands pays industrialisés. Et on estime que, en 2013, l’excédent chinois de devises pourrait être plus important que la totalité des déficits cumulés des pays développés occidentaux. Ce qui accorde à Pékin un rôle décisif dans le maintien de la stabilité du système financier international. Qu’exigera la Chine en contrepartie ? Des concessions sur des dossiers comme ceux de Taiwan ou du Tibet ?

L’histoire nous apprend que le déclin économique annonce toujours le début de la décadence des empires [4]. Désormais affaiblie, l’économie des Etats-Unis pourra-t-elle continuer d’assumer les coûts astronomiques de la guerre d’Irak ? On se souvient que le coût astronomique du conflit du Vietnam avait conduit le président Richard Nixon à laisser filer l’inflation et à mettre fin à la parité dollar-or ce qui entraîna la fin des Accords de Bretton-Woods.

La guerre d’Irak, en raison de son énorme coût, a déjà provoqué un transfert de richesse des Etats-Unis vers d’autres puissances. L’influence des fonds souverains et de la Chine a été renforcé. La crise actuelle accentue ce mouvement, et confirme un rééquilibrage fondamental : le centre de gravité du monde se déplace vers l’Asie.

Avec des conséquences en cascade, comme en signale l’essayiste britannique John N. Gray : « Si les Etats-Unis se retirent d’Irak, l’Iran apparaîtra comme le vainqueur régional. Comment réagira alors l’Arabie Saoudite ? Y aura-t-il plus ou moins de probabilités d’une action militaire pour empêcher que l’Iran se dote d’armes nucléaires ? [5] » La guerre en Géorgie, en août dernier, a montré que la Russie pouvait redessiner la carte du Caucase du sud, sans que Washington ait les moyens de s’y opposer.

Paniqués par le choc de la crise, de nombreux gouvernements néolibéraux jettent par-dessus bord leurs convictions idéologiques et sont prêts à adopter des mesures qu’ils auraient eux-mêmes qualifié d’hérétiques il y a peu. Certains exigent soudain la suppression des paradis fiscaux. La plupart redécouvrent Keynes et annoncent des augmentations importantes de la dépense publique. Reniant sa funeste doctrine, le FMI lui-même réclame maintenant des interventions publiques plus massives.

Le modèle de capitalisme définit, pour leur plus grand profit, par les Etats développés est mort. Et il serait indécent que ces mêmes Etats, présents au sein du G20, « refondent » un nouveau système économique pour préserver, une fois encore, leurs intérêts et leur domination du monde. Certes, à Washington, le 15 novembre prochain, il y aura aussi des Etats du Sud comme la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil, Argentine et le Mexique. C’est heureux. Mais c’est loin d’être suffisant.

La crise est un grand malheur, mais, tel un effet de levier, elle peut fournir aussi une occasion historique de faire naître un monde nouveau. Une planète définitivement prémunie contre d’autres cracks boursiers et d’autres catastrophes financières. C’est pourquoi le G20 n’est pas suffisant. Des Etats démocratiques qui conduisent actuellement de grandes réformes en faveur du progrès social – comme, par exemple, le Venezuela, la Bolivie et l’Equateur - doivent être présents.

Mais une telle réunion « refondatrice » n’a pas de sens si les citoyens n’y sont pas représentés. Le puissant mouvement social qui - depuis la création d’Attac (1998), la bataille de Seattle (1999) et le lancement de Forum Social Mondial (2001) - s’est levé sur l’ensemble de la planète y a son mot à dire. Principales victimes de la crise, les citoyens - par le biais de leurs associations, ONG et syndicats -, ont des solutions concrètes à proposer. Pour construire vraiment un monde meilleur.




[1Dépêche Europa Press, 9 octobre 2008.

[2Rapport 2008 sur les Perspectives de l’économie mondiale

[3 Le Monde, Paris, 25 octobre 2008.

[4Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, Paris, 1989.

[5 El País, Madrid, 11 octobre 2008.



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