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Haïti, nouvelle « Taïwan des Caraïbes » ?

mardi 22 janvier 2013   |   Frédéric Thomas
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Près de trois ans après le séisme qui fit, le 12 janvier 2010, environ 220 000 victimes, on ne parle plus guère d’Haïti. Sauf, « comme d’habitude », au gré des nouvelles tempêtes et autres désastres qui ravagent l’île. Le dernier en date, l’ouragan « Sandy », a détruit, fin 2012, 70% des récoltes du pays et causé le déplacement de plus de 200 000 personnes, générant ainsi la crainte d’une nouvelle crise alimentaire.

Le gouvernement a décrété l’état d’urgence et sollicité l’assistance humanitaire internationale.

Haïti serait-elle toujours condamnée au cycle des catastrophes naturelles, des urgences et des appels à l’aide ?


Trois ans après le séisme, où en est-on ?

La difficulté pour tirer un bilan de la reconstruction tient au manque de transparence, aux manipulations des chiffres et aux calculs faussés. Ainsi, les 10 milliards de dollars annoncés le 31 mars 2010 lors la « Conférence internationale des donateurs pour un nouvel avenir en Haïti »mêlent en réalité financements déjà budgétés et aides nouvelles, prêts et dons, promesses et engagements effectifs.

Un seul exemple : lors de sa visite éclair à Port-au-Prince le 17 février 2010, Nicolas Sarkozy avait promis une aide financière de la France de 326 millions d’euros. Mais dans cette somme, 40 millions étaient comptabilisés au titre des aides déjà budgétées en 2010 et 2011, et 56 millions représentaient la part française de la dette haïtienneannulée.

Il y aurait encore plus à dire sur la manière dont cet argent a été utilisé. Les gaspillages, les doublons et autres ratés se combinent à la transformation de la reconstruction en un immense marché dans lequel chaque pays essaie de positionner ses propres entreprises.

Lorsque des critiques s’expriment, elles traitent surtout de la question des lenteurs de la reconstruction et non du chemin qu’elle prend. Les liens (ou convergences) entre la prétendue politique minimaliste des organisations et acteurs humanitaires (« politique du moindre mal, (...) politique minimale de la vie [qui] consiste à entretenir les corps » [1]) et les choix macroéconomiques ne sont guère interrogés.


« Caracol », un parc industriel « symbole de la nouvelle Haïti  » ?

Ouvert en grandes pompes le 22 octobre 2012 en présence de Bill et Hillary Clinton – le premier en tant qu’envoyé spécial des Nations unises pour Haïti, la seconde comme secrétaire d’État américaine –, de l’ancien président haïtien René Préval et de l’actuel, Michel Martelly, le parc industriel de Caracol ( ville située dans la région nord du pays), est, avec ses 250 hectares, présenté comme le plus grand espace industriel des Caraïbes.

Il constitue, selon Michel Martelly, « un modèle de coopération internationale et un symbole de la nouvelle Haïti qui bouge ». Et il est vrai que, contrairement au manque général de coordination entre ONG, institutions internationales et autorités publiques, qui a caractérisé tout le processus de reconstruction, Caracol est un exemple de collaboration.

Bénéficiant d’une aide financière de 124 millions de dollars, ce projet constitue le plus important investissement des États-Unis pour la reconstruction. Les productions à venir issues de ce site bénéficieront d’un accès libre – sans taxes – au marché états-unien.

Le gouvernement haïtien a, pour sa part, offert le terrain et accordé une exemption d’impôts à la multinationale sud-coréenne du textile Sae-A . C’est ici que cette dernière va ouvrir une nouvelle usine.

Le slogan « Symbole de la nouvelle Haïti » - choisi par le président Martelly lui-même - cache mal le recyclage d’une même politique poursuivie depuis trente ans dans le pays dont le véritable objectif est de le convertir en « Taïwan des Caraïbes ». Sae-A, dont le chiffre d’affaires annuel est de 1,1 milliards de dollars, produit des vêtements pour de nombreuses entreprises nord-américaines dont Walmart, Target ou Gap.

Si l’entreprise a annoncé la création de 20 000 emplois dans les six années à venir, l’ambition du gouvernement haïtien et de ses partenaires internationaux est d’en créer 65 000. Mais ce pari ressemble à s’y méprendre à celui de l’ancien président Jean-Claude Duvalier, dit « Bébé doc », qui souhaitait implanter en Haïti des usines de production de vêtements de sport à destination des États-Unis.

La logique, simple, est toujours la même : tirer profit des « avantages comparatifs  » du pays et s’appuyer sur une division « rationnelle » du travail. Pour les promoteurs de ces politiques, Haïti ne saurait avoir d’avenir dans l’agriculture du fait de son voisinage avec le plus grand producteur agricole mondial que constituent les États-Unis. En revanche, le réservoir de main-d’œuvre disponible dans l’île, peu qualifiée et à faible coût, constituerait son atout. D’où l’implantation de zones franches – « maquiladoras » –, censées offrir des milliers d’emplois et produisant essentiellement pour l’exportation (dont une grande part pour les États-Unis).


Reconduction des mêmes politiques

Pourtant, de tels projets n’ont jamais tenu leurs promesses. L’expérience montre que les emplois créés ont toujours été précaires et en quantité bien inférieure à ceux prévus. De plus, ils se sont toujours accompagnés d’un non respect des droits du travail. Les agriculteurs, acculés à quitter leurs terres pour travailler dans ces usines, n’ont plus été en mesure de produire leur propre nourriture et se sont retrouvés dans l’incapacité de l’acheter avec leurs nouveaux salaires de misère. De plus, l’ouverture du marché a conduit Haïti - un pays qui était auto-suffisant sur le plan alimentaire jusqu’au début de la décennie 1980 - à devenir largement dépendante des produits importés.

Le cas du riz, produit alimentaire de base, est emblématique. Haïti est devenue le quatrième plus grand importateur mondial de riz états-unien. En 2008, le pays a ainsi importé 82% de sa consommation !

En mars 2010, Bill Clinton a fait preuve d’autocritique en reconnaissant que «  cela n’a pas marché ». Et d’ajouter : « C’était une erreur » [2]. Pourtant, cela n’a entraîné aucun changement de politique et le même type de « solutions  » est toujours mis en avant.

« L’heure n’est plus à l’assistanat, mais à l’investissement durable. Je réitère, mesdames, messieurs, qu’Haïti est ouverte aux affaires de manière irréversible, "Haiti is open for business". Et ceci n’est plus un slogan, il s’agit d’une politique bien réfléchie » a ainsi réaffirmé le président Martelly lors de l’ouverture officielle de Caracol.

Pourtant, le projet pose de nombreux problèmes : le choix de terres agricoles fertiles pour implanter la zone franche - et, en conséquence, l’expulsion des familles paysannes -, les lourds risques environnementaux et l’intervention de Sae-A, connue pour son mépris des droits des travailleurs. Actuellement, l’entreprise paierait moins que le salaire minimum – 300 gourdes par jour (un peu plus que 5 euros) – aux quelques centaines d’employés travaillant déjà à Caracol. Ceci est un problème crucial. En effet, la compagnie conditionne clairement sa présence et ses investissements au maintien de salaires « compétitifs » et à l’absence d’« obstacles » à son management.

Dans un tout récent rapport, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) notait que les expériences de zones franches « n’ont engendré aucun effet durable sur le développement » [3].

Pourtant, le dogme libéral constitue le ciment de la reconstruction du pays. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 a donc servi de catalyseur au projet Caracol, qui existait depuis plusieurs années déjà.


L’horizon de la reconstruction

La combinaison entre la politique toujours plus minimaliste de milliers d’ONG internationales présentes en Haïti et celle, maximaliste, du libéralisme de l’État et de la « communauté internationale », constitue-elle une division du travail réaliste ?

Dans son même rapport, la FIDH affirmait, à propos de la reconstruction : « Au total, on constate que très peu de solutions durables ont été apportées (...). Non seulement les réalisations sont très insuffisantes par rapport aux besoins, mais les solutions apportées sont provisoires et précaires et elles repoussent les problèmes dans l’espace et dans le temps plutôt que d’apporter des réponses durables » [4]. Le choléra, la malnutrition et l’analphabétisme sévissent alors qu’il n’y a ni politique d’éducation, ni politique de santé, ni politique agricole dignes de ce nom.

Jusqu’à quel point la « politique du moins pire » de l’humanitaire fonctionne-t-elle « à côté » de la pire politique du libéralisme ? Les prix alimentaires ne cessent de grimper en Haïti et l’appel à l’aide alimentaire internationale est permanent.

Pourtant, dans le même temps, une zone fertile et productive est de nouveau sacrifiée sur l’autel de la création d’un parc industriel et d’une zone franche. Aucune chance n’est laissée aux paysans haïtiens si le pays doit importer Ad vitam æternam des produits alimentaires subventionnés.

Haïti est ouverte aux affaires, de la même manière qu’elle est ouverte à l’humanitaire qui se substitue aux politiques publiques et sociales.

Lénine affirmait que l’Union soviétique socialiste, « c’est le pouvoir des soviets plus l’électrification ». Pour le paraphraser, nous pouvons dire que l’aide internationale à Haïti « c’est 10 000 ONG plus le parc industriel de Caracol ».

Les deux éléments composent l’horizon néolibéral du pays. Il ne s’agit donc pas de deux options distinctes ou d’une vision contradictoire, mais d’un nouvel alliage qui s’agglomère à partir des mêmes paramètres de catastrophe naturelle, de crise et d’urgence pour gérer de manière faussement apolitique une population réduite au statut de victime.





[1 « L’école des dilemmes », entretien avec Rony Brauman (Médecins sans frontières). Réalisé par Michel Feher et Philippe Mangeot dans la revue Vacarme, n°34, 2006 (http://www.vacarme.org/article486.html ).

[3 Haïti : la sécurité humaine en danger, rapport de la FIDH ( http://www.fidh.org/IMG/pdf/haiti_fr.pdf ), page 20.

[4 Ibid, page 12.



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