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Devant l’échec des autres politiques

Faut-il légaliser les drogues ?

mercredi 31 mars 2010   |   Pierre Charasse
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Du 8 au 10 mars dernier s’est tenue, à Vienne (Autriche), la réunion annuelle de la Commission des Nations unies sur les stupéfiants. Les gouvernements du monde entier y ont déclaré, une fois encore, leur soutien à la lutte globale contre les drogues. Pourtant, le bilan de la “guerre contre les drogues” n’est pas brillant : le nombre de consommateurs continue de croître, et les violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité ou par les cartels entrainent, dans certains pays, des milliers de détentions et de morts. Au Mexique, par exemple, le déploiement de l’armée dans plusieurs Etats a provoqué, en trois ans, plus de 16.000 morts... La prohibition des stupéfiants, légitimée par les Nations unies, continue d’être le moteur de ces politiques répressives, plus moralistes que rationnelles. De plus en plus de spécialistes en viennent à penser que les lois anti-drogues sont plus dangereuses que les stupéfiants eux-mêmes. Que faire alors ? Faut-il changer radicalement de méthode ? Aller vers une légalisation des drogues ?

Du 8 au 10 mars dernier s’est tenue, à Vienne (Autriche), la réunion annuelle de la Commission des Nations unies sur les stupéfiants. Les gouvernements du monde entier y ont déclaré, une fois encore, leur soutien à la lutte globale contre les drogues. Pourtant, le bilan de la “guerre contre les drogues” n’est pas brillant : le nombre de consommateurs continue de croître, et les violations des droits de l’homme commises par les forces de sécurité ou par les cartels entrainent, dans certains pays, des milliers de détentions et de morts. Au Mexique, par exemple, le déploiement de l’armée dans plusieurs Etats a provoqué, en trois ans, plus de 16.000 morts... La prohibition des stupéfiants, légitimée par les Nations unies, continue d’être le moteur de ces politiques répressives, plus moralistes que rationnelles. De plus en plus de spécialistes en viennent à penser que les lois anti-drogues sont plus dangereuses que les stupéfiants eux-mêmes. Que faire alors ? Faut-il changer radicalement de méthode ? Aller vers une légalisation des drogues ?

Les rapports annuels des Nations Unies sont édifiants. Ils ne font apparaître aucune tendance globale à la baisse du trafic de stupéfiants (cannabis, cocaïne, héroïne, drogues de synthèse). La production et la consommation demeurent globalement stables ou en hausse. Depuis quelques années, les pays industrialisés sont devenus producteurs de drogues de synthèse (ecstasy, amphétamines) que l’on retrouve dans le monde entier. Le narcotrafic est soumis aux lois du marché, mais la prohibition fournit une "valeur ajoutée" importante. Et la transgression de l’interdit constitue un puissant stimulant de la consommation. L’état des lieux est accablant. Et c’est en toute logique que de nombreuses personnalités de toutes sensibilités demandent qu’un terme soit mis à ces politiques d’interdiction dont on voit bien qu’elles n’ont pas atteint leur objectif. Au contraire, elles font croître la violence, la corruption et l’injection d’argent d’origine illicite dans l’économie mondiale.
De nombreux experts - médecins, économistes, magistrats, policiers - font un constat identique. En Amérique latine, des anciens présidents - Ernesto Zedillo (Mexique), Fernando Henrique Cardoso (Brésil), Alejandro Toledo (Pérou), Carlos Gaviria (Colombie) -, ont lancé un appel pour changer complètement d’approche en légalisant la drogue. Ils posent une question : comment sortir du piège dans lequel la prohibition a enfermé la communauté internationale ?

Au XIXe siècle, le commerce de l’opium, encouragé par le Royaume-Uni et la France, était fort lucratif. C’est en son nom que furent lancées, entre 1839 et 1860, les « guerres de l’opium » contre la Chine. Tout change au début du XXe siècle sous la pression des mouvements prohibitionnistes aux Etats-Unis. Ceux-ci persuadent, dès 1906, le président Theodore Roosevelt de lancer une croisade contre les drogues et d’imposer un nouvel ordre moral. L’objectif affiché était de « protéger les races non-civilisées  » contre les dangers des drogues (dont l’alcool). Les Etats-Unis convoquent à Shanghai, en 1909, la première Conférence internationale. Elle jette les bases des stratégies mondiales prohibitionnistes, sans tenir compte de l’extrême complexité d’un phénomène aussi vieux que l’humanité, lié à des pratiques religieuses, spirituelles ou curatives. Quant à la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis, elle va durer quatorze ans (de 1919 à 1933), et se solder par un échec retentissant.
Durant tout le XXe siècle, les Conférences internationales se sont succédées, produisant des normes chaque fois plus dures. L’ONU s’est dotée de mécanismes pour en superviser la mise en œuvre : l’Organisation des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC) ; la Commission des stupéfiants, dans le cadre de l’ECOSOC (Conseil économique et social des Nations unies) ; et l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS). Washington a réussi à imposer une prohibition générale et universelle, ajoutant, depuis une vingtaine d’année, des raisons de sécurité aux postures moralistes.

Après le 11 septembre 2001, les pays occidentaux ont fait un amalgame entre trafic de drogue, crime organisé et terrorisme, rajoutant de la confusion à un problème déjà complexe. Tous les Etats durent ratifier les Conventions internationales et les transposer dans leur droit interne. Un régime uniformisé s’applique ainsi dans tous les pays. Il permet la coopération internationale et l’entraide judiciaire contre les trafiquants.

Mais, derrière ce consensus, se cachent de profonds désaccords et une confrontation Nord-Sud. Accusés d’être les pourvoyeurs mondiaux de substances interdites, les pays du Sud ont réagi et réussi à imposer une approche un peu plus équilibrée entre pays producteurs et nations consommatrices, au nom d’une « responsabilité partagée ». Cela n’a pas suffi pour rendre l’arsenal juridique international plus efficace. Le Rapport de la Commission des stupéfiants de décembre 2009 confirme l’impossibilité de contrôler la circulation et l’usage des stupéfiants par des mesures répressives.

Après la Convention de 1988, on avait cru pouvoir attaquer le problème par le biais de la finance : frapper les trafiquants au portefeuille. Vingt ans après, on peut affirmer que les mécanismes anti-blanchiment inventés par le Groupe d’action financière (GAFI) ont fait long feu et n’empêchent pas l’injection massive de capitaux d’origine illicite dans l’économie légale, notamment via les paradis fiscaux. Une raison simple à cet échec : dans le contexte de la mondialisation économique, les mesures anti-blanchiment imposées par les pays occidentaux sont conçues délibérément pour ne pas freiner la libre circulation des capitaux. Or il est pratiquement impossible de faire la différence entre capitaux licites et illicites, sauf à établir des contrôles que les impératifs de la dérégulation interdisent… Priorité donc à la finance, la sécurité publique passe après. De nombreux policiers et juges ont jeté l’éponge.

On arrivera toujours à saisir quelques quantités de drogue, à mettre en prison du menu fretin, mais globalement ces « succès » sont insignifiants par rapport à l’envergure d’un phénomène qui a su jouer à merveille des possibilités offertes par la mondialisation. En 2009 et 2010, le magazine américain Forbes a placé un chef de cartel mexicain (Joaquín « El Chapo » Guzmán, officiellement en fuite depuis 2001), dans la liste des plus grandes fortunes du monde. Dans de nombreux pays, l’argent de la drogue est devenu une composante fondamentale du PIB (Produit intérieur brut). Devant un tel bilan, la légalisation des drogues semble être la seule voie réaliste.

Mais comment faire pour démanteler l’appareil répressif international, et par quoi le remplacer ? L’entreprise paraît titanesque. Le lieu naturel de discussion pour ouvrir ce débat est la Commission des stupéfiants de l’ONU. Elle a tenu sa session annuelle à Vienne du 8 au 12 mars dernier. Les pays et les ONG (Organisations non gouvernementales) qui souhaitent réformer le régime actuel prohibitionniste sont intervenus en brisant un tabou. Mais les pays occidentaux, sous la pression des Etats-Unis, restent sourds à ces appels et s’accrochent à des politiques dont ils savent qu’elles ont échoué. 

Mais le chemin à parcourir reste long. Des Etas doivent s’organiser pour construire une coalition (« like minded  » dans le jargon onusien) afin de proposer une autre approche, ni dogmatique ni moraliste, fondée sur des données scientifiques. Une majorité d’Etats pourrait se dessiner pour demander un moratoire aux Conventions en vigueur, et lancer une Conférence de révision pour privilégier des politiques de santé publique à l’adresse des toxicomanes.

Un point essentiel de la discussion serait la révision des listes absurdes de substances prohibées. Elles comprennent des plantes naturelles (cannabis, coca, pavot, etc.) qui ne sont pas plus dangereuses, à l’état naturel, que la vigne ou le tabac. Des millions de paysans en Amérique latine, en Asie ou en Afrique, visés par la répression actuelle, cesseraient d’être considérés comme des délinquants. Des programmes de cultures de substitution, aidées par les Etats, pourraient être lancés avec le soutien de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). L’Organisation mondiale du commerce (OMC) devrait accepter que, dans des contextes particuliers, des subventions agricoles soient indispensables pour permettre à des familles rurales de revenir à des cultures traditionnelles non compétitives.

Le cas de l’Afghanistan est révélateur. Malgré la présence des forces de l’OTAN, ce pays a retrouvé sa place de premier producteur mondial d’opium avec une production stabilisée à 7 000 tonnes par an (alors que les talibans avaient complètement éradiqué le pavot en 2 000). Faute d’un prix garanti, les cultures de substitution ont échoué. Cela a incité les paysans à produire à nouveau du pavot à opium pour un marché international rémunérateur soutenu par une demande stable.

La légalisation pourrait provoquer, dans un premier temps, un regain de curiosité à l’égard de ce qui a été longtemps interdit. Mais la consommation devrait ensuite chuter et se stabiliser. Il n’est pas question de sous-estimer la dangerosité de certaines substances, mais le seul moyen d’en contrer les effets est de les traiter, préventivement, sur le plan médical. Les toxicomanes, comme les alcooliques (mais bien moins nombreux qu’eux), sont des malades, pas des délinquants. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) aurait un rôle essentiel à jouer pour conseiller les pays dans l’élaboration de nouvelles politiques financées par les économies réalisées sur les budgets des appareils répressifs. Compte tenu du poids de la narco-économie dans certaines régions et de son effondrement probable, des mesures d’accompagnement devraient être étudiées pour atténuer les effets économiques et sociaux de la légalisation. Des secteurs comme l’immobilier, le luxe, le tourisme dépendent des flux d’argent blanchi. Des milliers d’emplois sont en jeu dans l’économie légale et dans l’agriculture. Chaque pays devra mettre en place un régime adapté pour faire face à ces conséquences.

Le premier pas sera le plus difficile. Une fois le tabou brisé, le bon sens l’emportera. Si le consensus est suffisamment large pour porter le débat à l’ONU, en moins de cinq ans la mécanique intergouvernementale adoptera un nouveau régime international des drogues. Le principal obstacle viendra de Washington. Pourtant, plusieurs Etats américains - dont la Californie - ont déjà décidé de dépénaliser la consommation de cannabis. Ce qui met le Mexique frontalier en porte-à-faux : est-il juste d’aligner des dizaines de cadavres tous les jours (entre vingt et cinquante, plus qu’en Irak ou Afghanistan) au nom d’un combat qui n’est plus mené aux Etats-Unis ? Si un signal vient de Washington, l’Union européenne, qui a une politique erratique et incohérente, et de nombreux pays du monde suivront le mouvement.





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