Et si le pays qui pose le plus de problèmes à la zone euro n’était pas la Grèce, mais l’Allemagne ? Cette question pourra paraître inconvenante à Berlin où l’on considère que, en plus de la Grèce, ce seraient l’Espagne, le Portugal et bientôt l’Italie – le « Club Med » comme on les désigne avec condescendance - qui mettraient en péril la monnaie unique européenne.
Mais on peut inverser la perspective et pointer la responsabilité historique de l’Allemagne dans la crise profonde qui affecte aujourd’hui la zone euro. Imposer, par le traité de Maastricht (1992), une politique monétaire identique à des économies nationales profondément dissemblables constituait un défi au simple bon sens [1]. De plus, le chancelier Helmut Kohl exigea que cette politique soit celle de la Bundesbank, transposée à l’échelle européenne et mise en œuvre par la Banque centrale européenne (BCE) : euro fort, phobie de l’inflation et des déficits publics.
Il y avait un prix à payer, exigé par le patronat allemand, lui-même relayé par les gouvernements successifs, afin de maintenir la compétitivité du « site Allemagne » : augmentation de l’âge de la retraite, diminution des indemnités de chômage, dégradation de la protection sociale, compression des salaires. Ainsi, de 2000 à 2008, le coût salarial unitaire en Allemagne a baissé en moyenne annuelle de 1,4 %, alors qu’il augmentait de 0,8 % en France et de 0,7 % au Royaume-Uni.
Aujourd’hui, l’Allemagne est un pays où la demande intérieure est plus faible que chez ses partenaires et qui dégage un énorme excédent commercial (80 milliards d’euros en 2009). Le gouvernement d’Angela Merkel est maintenant pris dans un dilemme : ou bien, pour tenter de sauver la zone euro - et en contradiction avec ses principes - il contribue au renflouement des finances de la Grèce (et ultérieurement de celles de l’Espagne et du Portugal), et il cesse alors d’invoquer le respect des critères de Maastricht et du pacte de stabilité en termes d’endettement et de déficit publics ; ou bien, avec l’aide de la Commission et de la BCE, il impose à ces pays ses propres politiques de rigueur, avec comme conséquence, chez eux, une chute supplémentaire de la consommation et de l’investissement… et donc des importations de produits allemands. Or environ la moitié des excédents commerciaux de l’Allemagne proviennent des exportations vers le reste de la zone euro [2].
Si l’euro n’existait pas, les pays du « Club Med », et sans doute d’autres, auraient procédé à des dévaluations compétitives de leur monnaie par rapport au mark (comme celle de la livre sterling qui a perdu 30 % de sa valeur par rapport à l’euro en quelques années). Mais l’euro existe et interdit ces ajustements… Dans ces conditions, des scénarios qui auraient été considérés comme fantaisistes il y a peu de temps sont désormais théoriquement envisageables.
Le premier est l’explosion de la zone euro : soit par la sortie des pays du « Club Med », voire d’autres de situation comparable, qui pourraient éventuellement reconstituer entre eux une nouvelle zone monétaire ; soit par la sortie de… l’Allemagne. Le deuxième scénario serait un changement radical de la politique menée à Berlin : poursuite des plans de relance, augmentation des salaires et priorité à la demande intérieure au détriment des exportations. Le Financial Times résume parfaitement la philosophie de cet éventuel virage : « L’Allemagne doit devenir moins allemande si elle veut que la zone euro le devienne davantage » [3].