Le 1er juillet 2018, Andrés Manuel López Obrador, connu sous ses initiales AMLO, a été élu président du Mexique avec une très large avance. Il a obtenu 53% des suffrages. Les scores de ses rivaux les plus proches sont de 22% pour Ricardo Anaya [1] (du PAN) [Parti d’action nationale, conservateur] et de 16% pour José Antonio Meade (du PRI) [Parti révolutionnaire institutionnel, centriste, auquel appartient le président sortant Enrique Peña Nieto]. De surcroît, la coalition [Juntos Haremos Historia, Ensemble, nous ferons l’histoire] qu’il a constituée autour de son parti, MORENA [Mouvement de régénération nationale [2]], a remporté la majorité des sièges à l’assemblée législative.
Sa victoire a été comparée à celles de Lula au Brésil et de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne. Mais Lula était assez loin d’avoir obtenu la majorité absolue des voix et sa large coalition de partis comptait des formations politiques réactionnaires. Quant à Corbyn [3], il continue de se battre pour garder le contrôle du parti travailliste britannique et, même s’il y parvient, il fait face à une élection difficile.
AMLO, en comparaison, a remporté la victoire avec probablement la marge la plus large que puisse avoir un candidat dans une élection multipartite relativement honnête. Il n’aura pas de difficultés à rester au pouvoir durant le mandat unique de six ans qu’autorise la constitution mexicaine.
Alors pourquoi seulement deux hourras ? Une rapide rétrospective de l’histoire du Mexique permet d’éclairer mes réserves. Ce qu’on appelle la Révolution mexicaine de 1910 a renversé un régime oppressif et très antidémocratique, raison pour laquelle on la considère comme le début de l’État moderne au Mexique. Elle n’eut néanmoins pas pour résultat d’instaurer une paix et une stabilité relatives. Bien au contraire ! Les deux décennies qui suivirent virent de constants affrontements violents entre différents groupes armés, dont aucun n’arrivait à prendre le dessus.
Cependant, après l’assassinat d’un des principaux candidats à la présidence [4], un arrangement de fait permit d’apporter un certain degré de stabilité et de réduire fortement la violence. Le parti qui garantit cette relative stabilité fut le Parti révolutionnaire institutionnel ou PRI, nom qu’il a fini par prendre après en avoir changé plusieurs fois [Parti de la Révolution mexicaine, puis Parti national révolutionnaire].
Le système développé par le PRI était fondé sur l’obligation inscrite dans la Constitution mexicaine d’une élection présidentielle tous les six ans le 1er juillet. Le président sortant ne pouvant pas effectuer de second mandat (la constitution prévoyant un mandat unique), son successeur a été choisi dans une négociation en coulisses parmi les dirigeants du PRI. L’élection en tant que telle était en fait une pure formalité. A l’exception d’une période politiquement dominée par la gauche de 1936 à 1942, le système du PRI reposant sur des élections arrangées aboutit à des gouvernements issus d’élites fortement corrompues et qui n’avaient pas grand chose à offrir aux couches sociales du bas de l’échelle, qui représentaient entre le tiers et la moitié de la population.
Le système du PRI a fini par soulever un fort mécontentement populaire, et a conduit à l’émergence d’un adversaire principal à la fin du XXe siècle, le Parti d’action nationale (PAN, parti démocrate-chrétien]. Le PAN s’est construit en s’appuyant sur une base catholique qui réagissait aux programmes fortement anticléricaux du Mexique et du PRI.
Le PAN a remporté les élections en 2000, mettant ainsi fin à la monopolisation de la présidence par le PRI. Parallèlement au PRI et au PAN a également vu le jour un parti social-démocrate, le Parti de la révolution démocratique (PRD). Le Mexique était alors devenu un pays d’élections multipartites. Est-ce que cela faisait une grande différence ? Pas vraiment.
AMLO a été candidat à la présidentielle sous l’étiquette du PRD en 2012 mais la fraude électorale lui a volé sa majorité. Il s’est vaillamment battu contre le « faux » gagnant, mais avec peu de soutien de la part du PRD. AMLO a alors construit son combat pour le pouvoir sur un rejet des trois principaux partis.
Pourquoi n’a-t-il pas été de nouveau victime de fraude électorale en 2018 ? Le gouvernement du PRI, qui a exercé le pouvoir de 2012 à 2018, a réprimé l’opposition avec une violence extrême. Ils ont abattu des étudiants qui manifestaient [5], ce qui a conduit à des soulèvements de grande ampleur émanant de la base, qui ont empêché le PRI de truquer les résultats une nouvelle fois.
AMLO a mis en avant un programme véritablement de gauche [6]. Il a fait campagne sur une plate-forme proposant une réelle augmentation de la redistribution des richesses en direction de la très importante catégorie des pauvres. Il a appelé à la fin de la pratique dite des pensiones (retraites) qui permettait de verser des sommes colossales aux anciens présidents. AMLO a proposé à l’inverse de verser des « retraites » aux plus démunis. C’est en cela que son programme était semblable à celui de Lula avec sa Bolsa familia (allocations familiales) et son dispositif Hambre cero (Faim zéro). La différence avec Lula, c’est qu’AMLO ne peut pas être expulsé du pouvoir, comme l’a été Lula.
AMLO a intitulé sa proposition nini (ni ni). Elle est destinée à ceux qui ne sont ni étudiants ni salariés, et qui constituent une très importante fraction des jeunes. Il propose de leur verser une allocation qui leur permettra de survivre pendant qu’ils acquièrent, grâce à des programmes mis en place par l’État, les qualifications qui les aideront à trouver un emploi.
La gauche latino-américaine a salué l’élection d’AMLO à la présidence, voyant dans sa victoire la possibilité de rallumer ce qu’on a appelé la « vague rose » en Amérique latine, qui a connu de nombreux revers au cours de la dernière décennie. Les Etats-Unis sont eux clairement inquiets et mécontents de cette victoire. Trump est déjà en train d’essayer de récupérer AMLO.
Moi aussi, je salue la victoire d’AMLO. Mais je suis inquiet du fait que, contrairement à Lula, il n’a pas montré un très grand enthousiasme pour devenir un leader de toute l’Amérique latine et pas seulement du Mexique.
Finalement, comme tous les dirigeants populaires qui se sont battus avec acharnement et avec succès pour arriver au pouvoir, je me demande dans quelle mesure il réfléchit aux limites d’être une figure charismatique. Une trop grande confiance en soi a signé la chute de plus d’un dirigeant populiste. Et AMLO n’a pas non plus montré dans le passé une grande tolérance envers ceux qui, dans son camp, ont questionné la modération d’une partie de son action.
Alors, deux hourras, oui – hauts et forts, avec l’espoir que tout ira pour le mieux.
Traduction et notes : Mireille Azzoug
Illustration : https://lopezobrador.org.mx
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