L’échec du gouvernement Syriza, qui a été conduit à accepter un nouveau plan brutal de mesures néolibérales et de mise sous tutelle de la Grèce, a entrainé le développement d’un débat stratégique intense dans la gauche de transformation sociale en Europe. Ce débat est indispensable car c’est la possibilité même d’une alternative en Europe au néolibéralisme qui est aujourd’hui posée. Il est d’autant plus nécessaire que d’autres expériences politiques sont en cours (comme au Portugal) ou peuvent se dérouler (comme en Espagne). Mais pour que ce débat ait un sens, encore faut-il qu’il soit mené de bonne foi, que les arguments se répondent et que la posture politique ne l’emporte pas sur la discussion de fond. Tel n’est hélas pas le cas du texte de Morvan Burel et Frédéric Viale qui s’en prennent au livre d’Attac et de la Fondation Copernic Que faire de l’Europe ? [1] dont le rédacteur de ces lignes a été un des auteurs.
Retour sur l’histoire
Burel et Viale reviennent sur l’histoire de la construction européenne. Ils reprennent la thèse qui affirme la nature intrinsèquement libérale de l’Europe. On aurait pu s’attendre à ce qu’ils répondent au premier chapitre du livre Que faire de l’Europe ?, chapitre qui montre concrètement que la construction européenne n’a pas été linéaire, qu’elle est faite de ruptures autant que de continuités : que loin d’être dans la continuité, l’Acte Unique de 1986 constitue le moment fondateur du passage au néolibéralisme et que ce moment a été précédé par l’adoption de politiques néolibérales dans la plupart des pays européens, en France le tournant de la rigueur ayant lieu en 1983. Ce n’est donc pas la construction européenne qui a forcé les États à adopter des politiques néolibérales, mais les gouvernements nationaux qui, ayant réussi à imposer chez eux ce type de politiques, l’ont transposé dans les traités européens successifs.
On peut se poser la question de savoir pourquoi les auteurs tiennent tant à une histoire manifestement fausse. A priori en effet, peu importe de savoir à quel moment a eu lieu le tournant libéral pour expliquer que l’Europe actuelle est un carcan pour les peuples. En fait, cette insistance à essentialiser la construction européenne n’a qu’une fonction : elle leur permet d’évacuer toute discussion sur les combats possibles à ce niveau. La bataille politique à l’échelle européenne est ainsi d’emblée écartée.
Le paradoxe est qu’ils devraient, dans leur logique, faire de même pour le niveau national puisque celui-ci est qualifié dans une charge féroce de « système absolutiste » et qu’ils analysent à juste titre que « les abandons successifs de souveraineté à l’UE néolibérale ont été consentis, construits et voulus par des gouvernements nationaux ». On se demande donc pourquoi le combat politique reste possible au niveau national et serait impossible au niveau européen.
L’erreur d’analyse sur le succès du FN
Pour les auteurs, le « refus d’entamer un débat sur la nature démocratique de l’UE a laissé aux seules organisations d’extrême droite le champ de la critique structurelle sur le sujet. Cela constitue une des raisons majeures de l’adhésion de plus en plus massive des classes populaires et ouvrières à ces formations. En effet, ce sont ces populations qui ont le plus subi les méfaits des politiques ultralibérales menées dans le cadre de l’UE. »
Passons sur ce soi-disant refus du débat, alors même que ce dernier fait rage depuis des années sur le sujet pour aller à l’essentiel. La montée de l’extrême droite est ainsi renvoyée principalement aux carences de la gauche radicale sur le terrain européen. Or toutes les études socio-politiques sur le FN convergent pour indiquer que la xénophobie et notamment le rejet des immigrés est à la racine du vote FN, les autres raisons – parmi lesquelles la question de l’Europe et de l’euro – arrivant très loin derrière. C’est l’immigration, prise comme bouc émissaire de la désintégration sociale, qui surdétermine la façon dont les électeurs du FN abordent les questions sociales et économiques. Essayer de concurrencer le FN sur la question européenne n’aura donc strictement aucun effet, si ce n’est celui de légitimer encore plus ses thèses sur les autres sujets.
Quelle stratégie de rupture avec le néolibéralisme ?
Le désaccord avec Burel et Viale ne porte pas sur l’analyse de l’Union européenne. Celle-ci est un carcan pour les peuples. Le livre d’Attac et de la Fondation Copernic Que faire de l’Europe ? développe longuement cet aspect et il regrettable que nos contempteurs n’aient pas l’honnêteté minimale de le reconnaître. De même, le désaccord ne porte pas non plus sur l’analyse du cadre national puisqu’ils reconnaissent enfin, comme on l’a vu, que celui-ci est parfaitement antidémocratique, ce qui est par ailleurs bien indiqué dans le livre Que faire de l’Europe ?. Le désaccord ne porte pas enfin sur le fait de savoir s’il faut, ou pas, rompre avec l’UE. Aucune politique progressiste ne pourra réellement se développer sans une crise politique majeure en Europe qui remette fondamentalement en cause les traités européens.
En fait la divergence porte sur deux points. Le premier est de savoir si cette analyse de l’UE rend tout combat dans ce cadre inutile, voire contreproductif. Alors même que l’exemple de la Grèce a montré combien l’isolement du pays en Europe a été fatal pour le gouvernement Tsipras, Burel et Viale abandonnent toute perspective de bataille à l’échelle européenne, stigmatisée comme recherche vaine d’une « démocratisation de l’Union européenne ».
Plus globalement, ils ne voient pas en quoi le cadre européen est stratégiquement important. Il l’est pourtant pour quatre raisons. Premièrement, nous sommes passés d’un capitalisme organisé à l’échelle nationale à un capitalisme global. Dans ce cadre, les marges de manœuvres au niveau national n’ont certes pas disparu, mais elles se sont réduites, ce d’autant plus que les économies européennes sont aujourd’hui fortement intégrées. Face à la puissance du capital globalisé, il faut un espace politique et économique qui puisse faire contrepoids. La deuxième raison renvoie à la montée de la xénophobie et des tensions nationalistes, nourries en partie par les thérapies néolibérales. Croire que la réponse à cela serait l’éclatement de l’Union européenne, c’est une absurdité. Cela nous mène au troisième point, à savoir le dumping fiscal et social, que l’éclatement de l’Europe ne résoudrait en rien. Enfin, la quatrième raison tient au rapport de forces dans les négociations internationales, face à des pays comme la Chine. Pour peser dans les négociations, il faut inévitablement un acteur de taille continentale. L’horizon d’une Europe refondée reste donc une perspective stratégique.
La seconde divergence porte la rupture avec l’ordre néolibéral. Pour Burel et Viale, « En sortir (de l’UE) est un préalable nécessaire à toute action progressiste, ou tout simplement respectueux des volontés populaires ». Ce qu’ils oublient, ou plutôt refusent de voir, c’est que si les peuples sont très critiques vis-à-vis de l’Europe, ils ne sont pas pour autant favorables, dans la plupart des pays, à une sortie de l’Union européenne ou même de la zone euro. Les sondages valent ce qu’ils valent, mais celui réalisé en France le 7 juillet 2015, soit quelques jours après le référendum grec, par Odoxa pour le Parisien Aujourd’hui en France indique que 67 % des personnes interrogées sont opposées à une sortie de la France de la zone euro (82 % des sympathisants de gauche). Or, le même sondage indique que seulement 24 % des personnes interrogées pensent que les politiques d’austérité sont le seul moyen de sortir de la crise économique… Est-ce que l’on construit une majorité politique sur la sortie de l’euro ou sur le refus de l’austérité ? La question se posait exactement de la même façon en Grèce en janvier 2015 ou l’énorme majorité des grecs était favorable à rester dans l’euro. Si Syriza avait eu le projet de sortir de l’euro, les élections n’auraient probablement jamais été gagnées.
Au-delà même des conséquences économiques d’une sortie de l’euro que Burel et Viale balaient d’un revers de main sur le mode « l’intendance suivra », la question est politique. Une rupture avec le néolibéralisme ne fera pas d’emblée au niveau européen. Elle commencera à l’échelle nationale et, comme l’exemple grec l’a montré, un gouvernement de gauche voulant mener une politique alternative sera soumis à des pressions considérables de la part des institutions et des gouvernements européens. Or, pour résister à ces pressions, pour construire un rapport de forces, il faut à un moment donné prendre des mesures unilatérales de rupture, ce que le gouvernement grec n’a jamais fait.
Le tournant a d’ailleurs eu lieu très tôt après les élections du 25 janvier, lorsque la BCE a refusé d’accepter des titres grecs en garantis pour le refinancement des banques, ce qui revenait à étrangler financièrement le pays. Face à cette situation, le gouvernement grec est resté passif. Le moment aurait été pourtant idéal pour mettre en place une monnaie complémentaire qui aurait permis de financer les services publics, payer les retraites et relancer en interne l’économie. La peur d’être entrainé dans une logique de sortie de l’euro l’a emporté. Or la menace d’une sortie aurait pu être utilisée par le gouvernement grec, parce que même si la BCE pensait pouvoir maîtriser une sortie de la Grèce, d’un point de vue politique ça signifiait que l’irréversibilité de l’euro était remise en cause. La zone euro en aurait alors payé un prix élevé. Au lieu de cela, de moyen de pression potentiel pour la Grèce, le Grexit s’est transformé en moyen de pression sur la Grèce et le gouvernement a été contraint d’abandonner une à une toutes les lignes rouges qu’il avait fixées. Même si les conditions de l’affrontement seraient différentes dans le cas d’un pays ayant un poids politique et économique plus important, l’exemple grec nous enseigne que pour rompre avec les politiques néolibérales, il faut prendre des mesures unilatérales de rupture et accepter le risque d’une expulsion de la zone euro.
La sortie de la zone euro, et a fortiori de l’UE, ne peut donc être un objectif. Si on ne peut l’exclure a priori, elle pourrait résulter de la conjoncture et d’une bataille politique dans un bras de fer pour une refondation de l’Union européenne ; mais elle n’est pas un projet politique a priori.