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Bolsonaro, un produit de la crise démocratique initiée par la droite brésilienne

mardi 30 octobre 2018   |   Christophe Ventura
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FIGAROVOX/ENTRETIEN – Élu ce dimanche président du Brésil, Jair Bolsonaro n’est pas un populiste comme les autres. Selon Christophe Ventura, ce candidat a fait se rencontrer un ras-le-bol populaire généralisé, et de puissants intérêts économiques qui se sont ralliés à sa vision ultralibérale.

FIGAROVOX. – Jair Bolsonaro a été élu ce dimanche à plus de 55 % des voix. Comment expliquer cette victoire ?

Christophe VENTURA. – Les ressorts de cette élection ne sont pas neufs, car en réalité l’accession de Bolsonaro à la présidence du Brésil est la matérialisation et l’approfondissement d’une crise multiforme engagée depuis plusieurs années et dont il exprime une des réponses possibles.
Cette crise est d’abord économique et sociale. Depuis cinq ans, le Brésil vit une forte dégradation économique (dont deux années de récession en 2015 et 2016) qui est devenue sociale (chômage, précarisation généralisée, augmentation du coût de la vie, réduction des protections sociales, des services publics, des revenus par habitant, augmentation des inégalités, etc.). Les classes populaires et une partie importante des classes moyennes n’ont cessé, dans ce contexte, de voir leur condition d’existence, leur mobilité sociale, pour elles et leurs enfants, se détériorer. Cette dynamique déstabilisatrice et porteuse de la montée de tous les ressentiments intervient dans un pays où, selon l’ONG Oxfam, les 6 personnes les plus riches possèdent autant que les 100 millions les plus pauvres (pour une population d’environ 210 millions de personnes) !
Et dans un pays touché par de graves phénomènes de violences et de corruption structurelles. Il s’agit du deuxième facteur qui alimente la colère. Ici, Jair Bolsonaro , et plus largement les forces de droite et les médias, ont réussi à associer ces phénomènes en premier lieu au Parti des travailleurs (PT) et aux gouvernements de gauche qui ont dirigé le pays entre 2002 et 2016 pour les disqualifier, alors que, pour ce qui concerne la corruption, elle est le principe organisateur de tout le système politique brésilien depuis des décennies, ce que révèle dans la dernière période l’affaire « Lava Jato » (« Lavage Express »), qui a justement démarré en même temps que la crise économique et sociale . Plus épargnée par la justice, la droite est pourtant très largement concernée par ce scandale et la corruption en général. Et dans des proportions même plus importantes.
Le troisième facteur est la crise démocratique qui intervient dans ce contexte. L’élection de Jair Bolsonaro en est en fait un sous-produit et un nouveau développement, dont nous verrons les conséquences dans le futur. Tout a commencé avec la destitution controversée de Dilma Rousseff le 31 août 2016 (dont Jair Bolsonaro fut l’un des acteurs remarqués lorsqu’il vota en faveur de cette destitution en saluant la mémoire du militaire tortionnaire de Dilma Rousseff – ce moment fut son acte de naissance politique et médiatique…). Cette destitution a débouché sur la mise en place, pendant deux ans, d’un gouvernement de centre droit et de droite non élu – celui de Michel Temer – qui a administré une politique libérale rude pour la population et qui a terminé son « mandat » en étant le gouvernement le plus impopulaire de toute l’Amérique latine. C’est pendant cette séquence qu’est intervenu l’écartement – par voie judiciaire une nouvelle fois très controversée – de l’ancien président Lula pour cette présidentielle 2018, et son incarcération pour plus de douze ans pour corruption passive et blanchiment d’argent.

Ce sont les trois ingrédients de base qui constituent la « soupe primitive » dans laquelle a émergé le phénomène Bolsonaro. Ce dernier s’est appuyé et a capté l’énergie d’une vaste jacquerie politique et électorale de ces classes moyennes et d’une partie des classes populaires contre la représentation politique et l’État lui-même. Une jacquerie qui s’est exprimée dans le cadre d’une démocratie dysfonctionnelle et maltraitée, décrédibilisée et incapable de résoudre les problèmes concrets du moment. C’est ce processus, enclenché en 2016, qui a engendré la possibilité pour des personnalités comme Jair Bolsonaro, transgressives et radicalisées, de monter en puissance et de s’imposer en mettant en scène leur extériorité à ce système… quand bien même ils en étaient acteurs, marginal jusque-là dans son cas. Bolsonaro est en effet député depuis les années 1990. Il faut garder une chose en tête : Boslonaro est à ce stade, plus qu’un vote d’adhésion, le réceptacle d’un vote contre la gauche et le système politique en général.

Vous semblez faire de cette élection une forme de « dégagisme » à la brésilienne. N’est-ce pas aussi une véritable révolution conservatrice, face aux dérives des gouvernements de gauche qui ont précédé ?

Oui, il y a aussi de cela bien sûr. Je parlerais toutefois à cette étape plutôt de restauration que de révolution conservatrice. En réalité, Bolsonaro a réussi à faire se rencontrer en une seule et même candidature deux formes de mécontentement : le ras-le-bol populaire, et d’autre part le souhait des principales forces économiques du pays de démanteler ce qui avait été auparavant consenti. Il n’est pas le candidat de premier choix des pouvoirs économiques et financiers brésiliens, mais ceux-ci ont fini par se détourner de leurs candidats initiaux, issus du gouvernement Temer – Henrique Meirelles et Geraldo Alkmin – voyant que ceux-ci n’avaient plus aucune chance de l’emporter. Ici, il faut s’interroger sur cet effondrement du centre droit et de la droite traditionnels qui sont sortis laminés de deux ans au pouvoir et de l’élection. Jair Bolsonaro est un phénomène dont ces forces sont largement responsables mais qui leur a totalement échappé et qui les a siphonnées.

Que veulent désormais les élites économiques et financières ? Elles attendent de Bolsonaro qu’il réduise à néant les réformes menées par la gauche et qu’il limite l’étendue de l’action des pouvoirs publics, considérée comme un frein à l’expansion économique des grandes firmes brésiliennes. La gauche avait également mis en place quelques réglementations – largement insuffisantes pour les défenseurs de l’environnement et de l’agriculture paysanne – pour préserver l’environnement face aux géants de l’agrobusiness, notamment de la filière bovine et les producteurs de soja. Ces puissants lobbies – directement représenté au Congrès et dans le gouvernement – ont obtenu de Bolsonaro, leur champion, de nombreuses promesses en leur faveur. »

N’est-ce pas paradoxal, alors que vous disiez que Bolsonaro était également porté par une poussée populaire ?

Non justement, et c’est toute la force des populismes dits de droite, sous l’étiquette desquels nous pourrions ranger la candidature de Jair Bolsonaro. Il s’agit de reprendre à son compte une souffrance sociale et démocratique populaire, une demande de protection, en lui proposant une réponse conservatrice sur le plan sociétal et des mœurs (réhabiliter la famille contre les droits des « minorités », etc.), l’identification de boucs émissaires qui seraient les responsables du malheur ( la classe politique, la bureaucratie, l’État, la corruption, les assistés, ceux qui ont obtenu des droits qui coûtent cher – « que vous payez » – et qui ne rapportent rien, etc.), et un rêve de sécurité et de bonheur privé dont l’initiative privée, la baisse des impôts, « l’État minimal » et la culture du « self made man » seraient les vecteurs. C’est ce qui vaut d’ailleurs à Jair Bolsonaro l’appui massif des chrétiens évangéliques, conservateurs et ultralibéraux : l’alchimie du « bolsonarisme ».

Il est clair que la gauche doit s’interroger sur les conditions qui ont pu permettre cela et explorer la part qui lui revient.
Dans ce contexte, Bolsonaro a plus à voir avec un Donald Trump ou un Rodrigo Duterte aux Philippines, avec qui il partage la promesse d’un nettoyage militarisé de la délinquance, ainsi que la proposition d’armer les citoyens pour leur permettre de défendre leurs propriétés.

N’en a-t-on pas, cependant, une vision biaisée, depuis la France où les médias ne tarissent pas de critiques à son endroit ?

La presse française traite les élections au Brésil avec les mêmes lunettes que toutes les autres « vagues populistes », passant à côté du phénomène plus profond qui est à l’œuvre au Brésil, ou ailleurs. On se trompe si l’on décrit Bolsonaro comme un fou, qui serait arrivé par hasard au pouvoir, si on « psychologise » le sujet et cet homme : en réalité, il incarne une vraie rationalité, un projet parfaitement cohérent et des acteurs puissants qui l’ont choisi. Des forces plus importantes que lui agissent par son truchement.

À présent qu’il est élu, Jair Bolsonaro a devant lui d’importants chantiers, sur lesquels il a fait des promesses ambitieuses. Comment va-t-il s’y prendre ?

Il est difficile de répondre à cette question pour le moment, mais le programme de Bolsonaro esquisse toutefois les pistes de ce que va être son action dans les prochains mois. Il considère, comme je l’ai dit, que l’État est trop lourd, et va probablement s’efforcer de réduire la bureaucratie partout où c’est possible, limitant ainsi l’intervention de l’État dans de nombreux domaines. Avec son futur ministre de l’économie Paulo Guedes, il promet la privatisation de 150 entreprises publiques, de résorber le déficit budgétaire de l’État dès 2019, de raboter le système de retraite, etc. Le tout en baissant les impôts.

Face à la violence, les recettes qu’il propose sont déjà connues mais il tend à les radicaliser : il s’agit de militariser la lutte contre les trafics et la délinquance, de protéger judiciairement les policiers qui tueraient dans le cadre de leur action, et de permettre aux citoyens qui le souhaitent de posséder une arme. Dans un premier temps, cette politique aura sans doute une certaine efficacité et il pourra se targuer, statistiques à l’appui, d’avoir éliminé ici ou là tel chef, tel gang. Mais ensuite, comme le montre hélas l’expérience mexicaine, les mafias et les gangs se réorganiseront et se réarmeront plus lourdement et l’hyper-violence explosera à nouveau, délocalisée dans d’autres endroits, avec de nouveaux chefs, de nouvelles méthodes et de nouveaux réseaux plus sophistiqués : le résultat d’une telle politique est connu d’avance.
Mais cette politique pourra aussi favoriser d’autres dérives : la criminalisation des oppositions sociales dans un pays où beaucoup de militants sociaux et populaires meurent déjà, notamment parmi les paysans sans terre.
Toutefois Bolsonaro accède au pouvoir dans un système politique plus fragmenté et complexe que jamais. Il n’y a pas moins de trente partis représentés au Congrès, et le PT, auquel appartient Fernando Haddad qui était au second tour contre Bolsonaro, reste le parti le plus représenté. Le nouveau président va donc s’allier avec d’autres partis, notamment le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) et le Mouvement démocratique du Brésil (MDB)… ces deux partis qui ont gouverné depuis 2016 sous Michel Temer. Comme ses prédécesseurs, il va devoir jouer dans ce système d’alliances qu’on appelle le « présidentialisme de coalition ».

Par ailleurs, Bolsonaro va devoir composer avec une société où 45 % des électeurs sont a priori contre lui, et face à un mouvement populaire qui lui est très hostile et qui a réuni des millions de manifestants dans les rues pour « défendre la démocratie ». Que va devenir cette opposition qui a beaucoup grossi ces dernières semaines ?
Il faudra aussi surveiller les rapports que Bolsonaro va concrètement entretenir avec les marchés et les différents lobbies qui l’ont soutenu, en partie pour sa proximité avec l’ancien banquier Paulo Guedes. Du reste, l’armée est en réalité divisée sur son cas et sur son projet.
Il y a beaucoup de variables dans l’équation Bolsonaro et nous vivons une époque de grandes « fluidités chaotiques » dans toutes les sociétés, ce qui est la marque de la crise de la mondialisation. Tous les scénarios politiques peuvent osciller rapidement, changer de direction. Rappelons-nous d’ailleurs qu’il y a encore quelques semaines à peine, Lula était donné large vainqueur de cette élection s’il avait pu se présenter.
Enfin, Jair Boslonaro va se retrouver face à un problème : ses solutions vont-elles résoudre les problèmes qu’il promet de régler ?

Faut-il enfin s’attendre à ce que le positionnement géopolitique du Brésil change à la suite de cette élection ?

Oui. Le Brésil de Bolsonaro va chercher à se réaligner du côté des États-Unis. C’est son orientation. Il promet à ces derniers de contenir la montée en puissance de la Chine dans la région, ce qui est la question stratégique numéro 1 pour Washington. Mais la Chine est désormais le premier partenaire commercial du Brésil, les choses ne seront pas simples.
Le Brésil, ce sont aussi beaucoup de ressources naturelles et énergétiques qui intéressent Washington.
Paul Guedes a déjà indiqué que la diplomatie « Sud/Sud » – qui a été la marque de la diplomatie économique des années 2000 – serait abandonnée et que le Mercosur ne sera plus la priorité du Brésil, qui jouera désormais à fond la carte des accords commerciaux bilatéraux les plus avantageux pour lui. Là aussi, la résonance avec la stratégie de Donald Trump est certaine.

 

Entretien publié le 29 octobre 2018 dans le Figarovox





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