Joaquin Almunia, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, a fini par dire tout haut ce que l’on dit tout bas depuis des mois à Bruxelles : après la Grèce, l’Espagne et le Portugal sont désormais désignés comme les pays les plus inquiétants de la zone euro. Mais ce qu’il oublie de préciser, c’est que la Commission, se comportant maintenant comme s’il n’y avait pas eu de crise, veut obliger ces pays à se conformer à un pacte de stabilité que l’Allemagne, la France et d’autres pays ont allégrement violé quand ils en ont eu besoin. En somme, en dépit de la crise, il s’agit de revenir à la politique de « stabilité » (sans croissance réelle) que Bruxelles impose à la zone euro sous la houlette de la Banque centrale européenne (BCE). Surréaliste ! Même le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), Dominique Strauss-Kahn, ne cesse de répéter qu’il est trop tôt pour retirer les incitations fiscales à la relance. La Commission, en fidèle adepte du libéralisme, fait semblant de ne pas entendre. On sauve les banques d’abord, mais on exige ensuite des Etats qu’ils fassent supporter les contraintes du pacte de stabilité par les populations. Et tout cela pour permettre à l’euro fort, version moderne du mark allemand, de continuer à favoriser les pays les plus développés de l’Union européenne (UE).
Les milieux financiers sont inquiets devant la situation de l’Espagne ; la Commission, qui les écoute, exige des « réformes », faisant ainsi écho aux revendications déjà anciennes du patronat espagnol sur la « flexibilisation » du marché du travail. Mais focaliser les problèmes de l’Espagne, comme ceux d’ailleurs des autres pays concernés, sur les « réformes » de politiques publiques permet en réalité d’occulter la vraie question de fond : les inégalités de développement. Existantes dès l’adhésion, en 1986, de l’Espagne à la Communauté économique européenne (CEE), sous-estimées au moment de l’entrée dans la zone euro, elles ont été reproduites et même approfondies par la politique de concurrence prônée par Bruxelles.
L’Europe n’a pas échappé au révélateur de la crise, laquelle a souligné, une fois de plus, l’importance de la relation structurelle entre le tissu productif et l’instrument monétaire. Si on laisse de côté les Etats-Unis, où la valeur de la monnaie est moins déterminée par la richesse du pays que par le « privilège » du dollar imposé au reste du monde dans les années 1970, on constate que la crise a révélé fondamentalement une chose : les pays qui ont le mieux résisté sont ceux dotés d’une véritable économie industrielle, au sein de laquelle la corrélation entre la monnaie et le système productif est consubstantielle. La Chine, puissance industrielle dotée d’une monnaie propre (faible) ; l’Inde et le Brésil, pays industriels dont les monnaies sont indexées sur le dollar faible ; l’Allemagne, puissance industrielle exportatrice, surtout à l’intérieur de la zone euro, et bénéficiant à fond de l’euro fort : autant de pays qui ont tenu le choc face à l’explosion du système financier. C’est aussi le cas de la France, protégée à la fois par la politique de prêts de ses banques, qui n’ont pas versé dans la démagogie hypothécaire et par sa tradition étatiste.
En revanche, les pays où la divergence entre la valeur de la monnaie et le système productif est grande ont subi des dommages redoutables : c’est le cas, entre autres, de l’Espagne où l’insertion dans la zone euro a joué pendant dix ans comme un leurre et n’a pas permis de combler les disparités structurelles avec les pays les plus avancés de la zone. S’y est développée (comme en Irlande) une économie spéculative de « casino » liée à l’immobilier, faisant vivre le pays au-dessus de ses moyens. L’Espagne s’est même désindustrialisée, et sa spécialisation dans le secteur des services n’a pas été un choix très heureux. Et, contrairement à ce qui était prévu, l’euro fort n’a pas fonctionné comme zone monétaire optimale ; il n’a pas comblé les retards des pays qui en avaient le plus besoin. L’objectif de convergence des économies européennes reste à atteindre…
Résultat : s’il est vrai que l’appartenance à la zone euro a permis de mieux faire face à la crise, il reste que cela n’a pas suffi et que les faiblesses de cette zone, liées à la grande inégalité de développement de ses membres, apparaissent désormais avec acuité. Certains se posent même la question du maintien de la Grèce dans l’euro, car les « fondamentaux » de ce pays, comme d’ailleurs ceux de l’Espagne et du Portugal, vont continuer à diverger avec le pacte de stabilité jusqu’à, au moins, 2013. Les trois contraintes du pacte (plafond de 3 % pour le déficit budgétaire et de 60 % pour la dette publique ; inflation inférieure à 1,5%) seront impossibles à respecter sans des restrictions budgétaires extrêmement dures et des réformes de structure importantes. L’horizon est plutôt un chômage de 15 %, une dette publique autour de 74 % et un déficit qui aura beaucoup de mal à baisser de 12,7 % en 2009 à 3 % en 2013.
Autrement dit, l’Espagne, mais aussi la Grèce (où les chiffres sont plus alarmants) et le Portugal doivent commencer à payer véritablement leur entrée dans la zone euro : les critères de convergence du traité de Maastricht fonctionnent désormais pour eux comme une véritable guillotine. Rien n’est prévu pour ce genre de situation : ni la possibilité de sortir de la zone euro, pour opérer une dévaluation compétitive et y revenir ensuite, ni des aménagements pour aider les pays en difficulté.
On peut cependant envisager au moins trois solutions. La première est symboliquement et politiquement dévastatrice pour le projet européen : c’est la sortie de l’euro. Elle semble, pour mille raisons, à exclure. La deuxième est la mise des pays concernés sous la tutelle de Bruxelles. C’est déjà le cas de la Grèce. Les « réformes » imposées sont connues : réduction des politiques publiques, dérégulation du marché du travail, réforme (nécessaire) du régime des retraites, etc. On souhaite bien du courage au gouvernement qui doit assumer ce placement sous tutelle ! La troisième solution est politique. Elle peut se conjuguer avec la précédente en rendant plus supportables les « réformes ». Elle consiste en une flexibilisation des critères de convergence, permettant aux pays concernés de jouer sur les déficits publics et l’endettement dans un cadre défini avec la Commission européenne, et pour une période déterminée. Elle peut se faire, sans changer la lettre des traités, sur une base réglementaire définie par consensus.
Cette flexibilisation a été de fait accordée à la France et à l’Allemagne en mars 2005 - à titre « exceptionnel et temporaire », pour engager des réformes étalées dans le temps ; elle a été reconduite pour tous au début de la crise. Elle est aujourd’hui plus que nécessaire pour l’Espagne et les autres pays en difficulté. Mais elle devrait devenir un droit aussi longtemps qu’un certain degré de convergence n’aura pas été atteint entre les économies impliquées dans l’euro. La solidarité européenne aurait ainsi un contenu réel.
L’Espagne, qui préside l’UE jusqu’en juin 2010, pourrait trouver des alliés de poids (France, Italie et d’autres encore) si elle avançait une proposition allant dans ce sens. On aurait alors l’amorce d’un gouvernement de la zone euro, qui pourrait enfin corriger socialement la politique monétariste de l’Union. Malheureusement, rien n’indique à ce jour que l’Espagne aujourd’hui, pas plus que la France hier, osera affronter le « non » allemand à un tel gouvernement économique européen. Il est donc écrit que Bruxelles et la BCE, en exerçant une dure pression sur l’Espagne, la Grèce et le Portugal, contribueront à faire payer la rigidité du pacte de stabilité par des populations déjà victimes de la crise.