L’année 2009 pourrait faire date dans l’histoire contemporaine. Une série de facteurs et d’événements vont, en effet, s’entrelacer pour donner naissance à une situation mondiale imprévisible car porteuse de grandes instabilités économiques, sociales et politiques pour l’ensemble des sociétés de la planète.
Les premiers effets violents et massifs de la plus profonde crise économique et sociale que le capitalisme ait traversée depuis 1929 (et dont le souffle dévastateur portera jusqu’en Chine) vont se conjuguer avec les conséquences des premiers choix politiques, économiques et militaires de la nouvelle administration Obama (dont la composition indique déjà les désillusions à venir) et celles des périls engendrés par la nouvelle et dramatique montée des violences au Proche-Orient et en Asie du Sud (Afghanistan, Pakistan, Inde) [1].
La toile de fond de ce tableau mondial sera l’accélération de la crise environnementale et énergétique. Celle-ci va accroitre les rivalités pour l’appropriation des ressources et permettre, dans le même temps, la promotion, par les Etats-Unis et l’Union européenne d’un nouveau paradigme trompeur : le « capitalisme vert » [2]. Sous sa bannière, les « élites » économiques et politiques tenteront de sauver la légitimité et la crédibilité du système. Ce processus semble s’accompagner du développement de nouvelles alliances idéologiques entre néolibéraux en déroute consentant à limiter (momentanément ?) certains aspects parmi les plus fondamentalistes du libéralisme - l’autorégulation des marchés - pour en sauver le cœur, et des néo-keynésiens autour de la non remise en cause du productivisme.
Les organisateurs de la rencontre annuelle du Forum de Davos, qui se tiendra du 28 janvier au 1er février, ne s’y sont donc pas trompés.
Positiver ! Les « global leaders » n’auront qu’un seul message : « nous bâtissons dès aujourd’hui l’après crise ». Traduit en slogan idéologique, "Pour façonner le monde d’après la crise" (Shaping the Post-Crisis World) [3], ce message politique vise à endormir les opinions publiques et à valoriser les « acquis » et les perspectives d’une mondialisation temporairement détournée de sa trajectoire bienfaitrice et harmonieuse par quelques profiteurs qui s’en sont écartés, et cela par l’adoption de nouvelles mesures de transparence et de renforcement du FMI, etc. comme le prétend l’illégitime G 20 ou comme l’ont affirmé les travaux du colloque international « Nouveau monde, nouveau capitalisme – Ethique, développement, régulation - » organisé le 8 janvier à Paris à la demande du président Nicolas Sarkozy et de l’ancien premier ministre Tony Blair. [4]
Dans ce contexte, qu’attendre de la huitième édition du Forum social mondial (FSM) de Belem (27 janvier - 1er février) ? Ce alors que le « mouvement des mouvements », après avoir contribué à affaiblir l’hégémonie idéologique du néolibéralisme entre 1999 et 2005, affronte en effet trois difficultés :
- en son sein, les courants de pensée, au-delà de leur fond critique commun et de la richesse de leur diversité, sont traversés par des contradictions et vont se confronter au nouveau consensus idéologique capitaliste en cours de formation.
- un blocage lié à sa capacité à penser son rapport avec la sphère politique (dans sa dimension relative aux partis, institutions, gouvernements et Etats) [5].
- sa stagnation, en termes de visibilité et d’aptitude, notamment en Europe dans le cadre du Forum social européen (FSE), à construire des dynamiques de mobilisations sociales. [6]
Le FSM de Belem accompagne la fin d’un cycle historique (2001-2008) qui a vu, sous l’impulsion du funeste 11 septembre, la mondialisation néolibérale affirmer son caractère impérialiste et hégémonique avant d’entrer en crise de manière significative, puis systémique à partir d’octobre 2008 sous l’effet des dynamiques internes et prédatrices du régime d’accumulation capitaliste.
Or, c’est précisément contre cette mondialisation et son modèle néolibéral, ensemble de politiques symbolisé et parfois imposé par les institutions multilatérales (la Banque mondiale, le FMI et l’OMC), appliqué par tous les gouvernements et idéologiquement dominant au sein des « élites », des acteurs de marchés, des institutions bancaires et financières et des médias, que s’est bâti le mouvement altermondialiste et son propre consensus. Le néolibéralisme a permis l’identification d’un adversaire commun et homogène. Il est aujourd’hui en crise ouverte dans une mondialisation capitaliste qui entame un processus de « de-néolibéralisation ». La fin du « laisser-faire », le retour de la puissance publique et de l’Etat, de la notion de régulation, le développement des nationalisations sectorielles et l’arrivée de premières mesures de protections douanières sont les premiers signes de ce processus.
Ainsi, le mouvement altermondialiste est aujourd’hui confronté à une nouvelle situation où les conditions objectives dans lesquelles il a émergé, puis affirmé ses alliances, ont fondamentalement changé. Cette situation l’ébranle et risque de révéler différentes contradictions en son sein, tant du point de vue des analyses de la mondialisation, que des alternatives et des stratégies à lui opposer. Il est toujours plus aisé et mobilisateur de lutter contre un sujet hégémonique qui incarne la cohérence d’un modèle que contre un système en crise qui créé de nombreuses contradictions en son sein, ces dernières ranimant également celles de ses contestataires….
Sur le plan des lectures de la mondialisation et des scénarios à lui opposer, plusieurs courants animent actuellement le mouvement altermondialiste. L’affaiblissement idéologique du néolibéralisme et son remplacement progressif par des formes de libéralisme régulé valorisées par les perspectives du nouveau mythe positif du « capitalisme vert » vont mécaniquement intensifier les débats entre ces courants. Ainsi, au-delà d’une orientation commune qui cherche à affirmer et combiner les principes d’un « accès universel et soutenable aux bien communs de l’humanité » et « la garantie (…) des droits économiques, sociaux, humains, culturels et environnementaux » [7] pour tous, le chercheur François Polet [8] identifie cinq écoles de pensée - qui peuvent converger et s’affronter - s’affirmant dans les débats altermondialistes face à la domination du capital mondial. Ils prônent :
- la construction d’une démocratie mondiale,
- le développement du régionalisme,
- le développement de la coopération et de la solidarité entre des nations souveraines,
- la relocalisation du politique et de l’économie,
- la « démondialisation ».
L’identification de ces courants permet de commencer à réfléchir à la question de savoir d’où le débat, désormais inévitable, sur le rapport de l’altermondialisme au « capitalisme d’après le néolibéralisme » va se construire. D’épineuses questions sont d’ores et déjà posées. Parmi celles-ci : quel rôle pour l’Etat ? Que penser de la mise en place d’un New Deal productiviste à l’échelle mondiale qui pourrait momentanément améliorer la situation d’une partie du salariat industriel dans les pays du centre du capitalisme ? Et de la proposition de développer des alternatives au libre-échange par la mise en place d’un protectionnisme solidaire et altruiste ?
S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions sur l’ensemble des questionnements évoqués, il semble néanmoins qu’un relâchement des alliances entre différentes composantes de l’altermondialisme est à redouter. Du moins, avec certains secteurs syndicaux et d’ONG qui s’étaient jusqu’à présent partiellement engagés dans cette mouvance pour lutter contre la forme fondamentaliste du libéralisme incarnée par le néolibéralisme. Ces derniers considèreront désormais que certaines évolutions au sein des institutions internationales et des courants intellectuels dominants réformateurs pourront répondre à certaines attentes. De ce point de vue, l’émergence d’un nouveau compromis en cours d’élaboration entre élites dominantes et certaines représentations du salariat - qui va se construire dans le cadre des fondamentaux du système, c’est-à-dire de l’économie de marché mondialisée - va accélérer les contradictions idéologiques au sein des composantes du mouvement altermondialiste et affecter le développement quantitatif et qualificatif de ses alliances.
Celles avec les acteurs de la sphère politique posent particulièrement problème car elles renvoient aux perspectives stratégiques de ce mouvement en tant que tel. Jusqu’à présent, par culture politique et attachement légitime au principe d’autonomie, le processus du Forum s’est construit comme une sorte de confédération des luttes sectorielles sans articulation, ou avec une très faible articulation, avec les dynamiques directement politiques qui ont émergé au cours de la décennie, notamment en Amérique latine. Cette région est la seule au monde où des gouvernements démocratiques développant des politiques de rupture avec le modèle néolibéral ont été élus dans le cadre de la construction d’alliances aux formes inédites avec les mouvements sociaux. Le positionnement des Forums a abouti à une perte de vitesse pour le processus analysée par Emir Sader : « Les Forums se trouvèrent confrontés à de nouveaux dilemmes : quelle attitude adopter face à ces gouvernements qui en vinrent à constituer l’élément avancé de la lutte contre le néolibéralisme et pour la construction d’alternatives à ce modèle ? Ils n’y étaient pas préparés car ils s’étaient organisés pour la phase de résistance antérieure, et avaient limité leur action à une prétendue « société civile » excluant la sphère politique et, avec elle, les partis, les gouvernements et la stratégie. Dans ce cadre, les Forums commencèrent à tourner à vide en cessant d’être les pôles majeurs de la lutte anti-libérale, fonction transférée aux gouvernements pratiquant de plus ou moins grandes ruptures avec ce modèle. » [9]
Comment, dans la période qui s’ouvre, permettre, en lien avec le processus des Forums sociaux, la constitution de « lignes d’action plus avancées » [10] pour des composantes du mouvement altermondialiste, des forces politiques et des actions de gouvernement menant un combat commun ?
C’est tout le sens de la démarche consistant à promouvoir des initiatives de type post-altermondialiste. Le blocage du mouvement altermondialiste face à la question de sa relation avec la sphère du politique, des pouvoirs et des institutions lui est – et lui sera – préjudiciable à court et moyen terme alors que partout, dans le brouillard de la disparition du communisme soviétique et de la décomposition de la social-démocratie se reconstituent, peu à peu, de nouvelles forces politiques qui gouverneront, demain, aux niveaux local, régional, ou national, dans de plus en plus de pays et que se battent, en Amérique latine, « maillon le plus fragile de la chaîne libérale » [11], des gouvernements progressistes.
Certes, l’hétérogénéité des acteurs qui participent au FSM et la pratique d’un fonctionnement d’ « horizontalité » ne lui permettent pas – et ne lui permettront pas - de se convertir, en tant que tel, en un acteur politique collectif. Pour autant, cette réalité doit-elle l’empêcher d’évoluer dans son rapport au réel et de contribuer à des convergences entre les acteurs sociaux, politiques et, sous des formes à déterminer, institutionnels comme les gouvernements ?
Le rapport du Forum social avec les acteurs politiques et gouvernementaux oscille entre hypocrisie et dogmatisme. Il doit évoluer pour répondre à la nouvelle donne et ne pas s’enfermer dans un conservatisme stérile. Ainsi, la mise en place, dans le cadre d’un fonctionnement à géométrie variable d’initiatives de type post-altermondialiste à partir du développement de « plateformes postnéolibérales » (pour reprendre la formulation proposée par Emir Sader) pourrait constituer un pas en avant pour le mouvement.
Il s’agirait d’organiser ces plateformes, réunissant dans le respect de l’indépendance de chacun, mouvements sociaux / forces politiques / représentation de gouvernements (dont il conviendrait de déterminer la nature et le statut), autour de la construction d’une « nouvelle architecture financière mondiale [12] ,(…), de processus de paix justes dans les épicentres de la « guerre sans limites » - Irak, Afghanistan, Palestine, Colombie –, (d’) avancées vers la mise en place d’entreprises publiques alternatives, (d)es voies de la lutte pour un monde multipolaire ».
Des forums internationaux de bilan et d’action sur ces thématiques et revendications économiques, sociales, démocratiques et écologiques portées par des composantes du mouvement altermondialiste et organisés avec les acteurs politiques et gouvernementaux progressistes pourraient, en lien avec le processus du FSM, être envisagés dans un second temps.
Le FSM a prévu l’organisation d’une « Journée des alliances » le 1er février. Pourquoi ne pas ouvrir un débat collectif autour des ces perspectives stratégiques ? Ces nouveaux espaces permettraient de développer une relation dialectique entre les mouvements et les acteurs institutionnels, et de provoquer une réflexion dynamique et pratique autour des questions clés qui se sont posées, à chaque période de l’histoire, à tous les mouvements d’émancipation : le pouvoir, sa conquête et sa transformation, la démocratie et sa construction politique, sociale et économique, etc.