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S’interroger sur l’avenir de l’euro n’est plus politiquement incorrect

jeudi 8 août 2013   |   Frédéric Lebaron
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Illustrant la crise de la croyance économique [1], le débat fait rage parmi les économistes et intellectuels de gauche français sur l’avenir de la zone euro et la pertinence d’une stratégie nationale de sortie de la monnaie unique [2]. Après la conversion à cette dernière stratégie d’économistes renommés – le dernier en date étant Frédéric Lordon [3] –, plusieurs ripostes, parfois suivies de nouvelles controverses [4], ont défendu la possibilité d’un « autre euro » que celui qui semble désormais uniquement associé aux politiques d’austérité sans fin. Aucun courant politique n’échappe à la remise en cause des cadres de pensée établis, mais il faut admettre que la gauche de l’espace politique et intellectuel est tout particulièrement sujette à l’intensification des tensions idéologiques et doctrinales autour de l’avenir de l’Union européenne (UE) et de l’euro [5].

Il est vrai que la poursuite des politiques d’austérité contribue à une dégradation sans précédent du soutien à la construction européenne et à l’euro qui en est l’expression la plus avancée. Dans l’Eurobaromètre 79.3 qui vient de paraître (les données ayant été recueillies au printemps 2013 [6]), la confiance dans les principales institutions de l’UE continue de baisser en Europe et en France : la Banque centrale européenne (BCE), par exemple, ne recueille plus qu’une opinion favorable de 34 % des citoyens de l’UE interrogés, contre un jugement négatif de 51% (en augmentation de 2 points). C’est là une performance encore plus mauvaise que celle de la Commission européenne (36 % contre 47 %). En France, la chute est plus brutale : 30 % seulement des citoyens français interrogés font encore confiance ou plutôt confiance à la BCE contre 52 % qui ne lui font pas ou plutôt pas confiance (en progression de 8 points) !

Le soutien à l’Union économique et monétaire (UEM), avec une monnaie unique, reste encore majoritaire dans l’UE selon l’Eurobaromètre, mais il s’érode lui aussi avec 51 % de « pour », soit une baisse de deux points. En France, la chute est de 7 points, mais les « pour » sont encore 62 %, loin devant les « contre » (33 %), ce qui semble attester de la permanence d’un attachement concret à l’euro.

Même les indicateurs, assez stables, de qualité de vie, chers à l’économie du bonheur, font les frais de la dynamique en cours. La proportion d’enquêtés « satisfaits de la vie qu’ils mènent » diminue à l’échelle de l’UE (à 75 %, moins un point) et plus nettement encore en France, qui part de plus haut, n’en déplaise aux « déclinistes » : 83 %, en baisse de trois points. Du côté des pays où l’insatisfaction est majoritaire, si la chute est enrayée en Grèce, elle s’accélère à Chypre, en Espagne, en Bulgarie, en Pologne…

D’autres enquêtes d’opinion confirment la dégradation de la confiance dans l’Europe en France, particulièrement prononcée chez les salariés des classes populaires [7]. Cette dynamique de défiance est manifestement l’une des plus immédiatement palpables des conséquences des politiques d’austérité menées à l’échelle européenne et appliquées, avec des variations dans les modalités, par les différents gouvernements nationaux.

Il est dès lors peu surprenant que s’intensifie le débat politique et économique sur la pertinence du choix de l’UEM fait en 1992 lors du référendum sur le traité de Maastricht. Selon une enquête de l’IFOP, 64 % des Français interrogés en septembre 2012 indiquaient déjà qu’ils voteraient désormais « non » à celui-ci si un nouveau référendum avait lieu. Les dynamiques négatives se sont encore accentuées depuis. L’Europe traverse donc une profonde crise de légitimité qui s’exprime de façons diverses dans les différents contextes nationaux : création d’un parti anti-euro en Allemagne, « effet Grillo » en Italie, montée des eurosceptiques dans les sondages dans de nombreux pays, dont le Royaume-Uni et la France, reconfigurations des espaces politiques dans les pays les plus directement touchés par la crise, mouvements sociaux en Bulgarie et dans divers autres pays, etc.

Pour les forces situées à gauche de la social-démocratie et des Verts, la critique de la construction européenne constitue un fonds commun depuis longtemps, comme l’illustra la mobilisation unitaire contre le Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005. Certaines organisations font de la sortie de l’euro et de la rupture avec l’UE [8] un préalable à toute politique de gauche. Oskar Lafontaine évolue vers cette position. A l’opposé, les forces du Front de gauche, en premier lieu le PCF, maintiennent le cap d’une réorientation de la construction européenne « au service des peuples », ce qui supposerait déjà des ruptures institutionnelles lourdes, notamment s’agissant de la BCE.

La virulence du débat économique est d’autant plus forte que ses conclusions peuvent engager des révisions stratégiques et tactiques importantes. S’ajoute à ce contexte la propension de la gauche intellectuelle et politique à se structurer durablement autour d’oppositions binaires et d’identités revendiquées (internationalisme/souverainisme, « autre euro »/sortie de l’euro, etc.) et sa tendance de longue date à privilégier la recherche de cohérence doctrinale et théorique sur le pragmatisme politique et économique [9].

Car ce débat souffre avant tout d’un défaut : si, de part et d’autre, ses protagonistes s’accusent d’irréalisme politique pour en venir rapidement à l’examen des coûts et bénéfices économiques et sociaux d’une sortie de l’euro de tel ou tel pays (évolution du commerce extérieur, politiques monétaire et budgétaire redevenues souveraines, etc.), les uns et les autres restent muets sur les scénarii politiques probables d’une « sortie » nationale, ou a fortiori, d’un démantèlement concerté de la monnaie unique. Se projetant dans le cerveau d’un décideur national abstrait – et, forcément, de gauche –, ils n’évoquent pas de façon approfondie les conditions politiques dans lesquelles se joue désormais l’avenir de la zone euro et de l’UE [10].

L’un des phénomènes rendant le plus évidemment possible un démantèlement de la zone euro est le succès massif d’une remise en cause « de droite » de la construction européenne lors des prochains scrutins européens et nationaux. Dans cette hypothèse, ce sont les partis eurosceptiques de droite qui tireraient le plus nettement bénéfice de la crise de confiance actuelle. Ils laisseraient loin derrière eux les forces de la « gauche de gauche », et imposeraient une approche exclusivement « non-coopérative » de l’avenir européen, avec pour horizon la généralisation de stratégies nationales mercantilistes, sur le modèle allemand. En France, le niveau atteint par le Front national (FN) dans les scrutins partiels et les sondages d’opinion, aussi discutables que soient ceux-ci en l’absence de campagne électorale, ne laisse guère de doutes sur sa capacité à capitaliser fortement sur la crise, notamment dans les classes populaires. Or, le FN maintient pour l’instant une stratégie politico-économique axée sur la sortie de la France de la zone euro.

A l’échelle européenne, la situation est certes plus ambiguë, mais les dynamiques de gauche les plus prononcées – en Grèce, au Portugal et en Espagne – ne s’accompagnent pas à ce jour d’une stratégie de sortie de l’euro, mais plutôt d’un projet de reconstruction des formes de la solidarité européenne autour d’un nouvel internationalisme et de nouveaux rapports entre nations souveraines [11]. Lors des prochaines élections européennes, une dynamique politique de la « gauche de gauche » peut sans doute émerger de la convergence entre les principales forces qui la composent : le Front de gauche et Die Linke pour l’Europe du Nord (l’une et l’autre situées actuellement autour de 9 % dans les sondages préélectoraux) ; Syriza en Grèce, le Bloc de gauche au Portugal, Izquierda Unida en Espagne, potentiellement en forte progression, pour l’Europe du Sud. Mais, faute d’implantation électorale solide dans les pays de l’Est, et malgré un renouveau des mouvements sociaux, cette « autre gauche » devra compter au Parlement européen avec de très fortes dynamiques politiques eurosceptiques de droite : autour du FN, de l’UKIP en Grande-Bretagne, de la droite et extrême-droite italienne (sans même parler des « grillinistes »), de l’extrême-droite grecque, de la myriade des différents partis « nationalistes » et « populistes » est-européens…

La fragilisation politique accrue des institutions européennes qui pourrait résulter des élections de 2014 résulterait ainsi d’un double mouvement : une poussée notable de la critique de droite de l’UE, et une poussée modérée de la critique de gauche. Si l’une et l’autre contribuent à remettre en cause l’hégémonie de l’alliance PSE-PPE-Centre-Verts – ultra-majoritaire à ce jour à l’échelle européenne et dans les différents pays – leur convergence semble ne pouvoir être que négative, comme elle l’a été, faut-il le rappeler lors du référendum sur le TCE en 2005. Un Parlement européen sans majorité centrale forte et plus instable et incertain que jamais pourrait ainsi compléter l’arrivée dans plusieurs pays de gouvernements à faible assise institutionnelle, comme l’illustre aujourd’hui le cas italien.

Dans ce contexte politique, une force de gauche critique, même très renforcée, devrait chercher des alliances. Celles-ci semblent, pour l’instant, essentiellement envisageables – aussi bien à l’échelle nationale qu’européenne – au sein de la gauche des Verts et de la gauche de la social-démocratie, ainsi que chez les militants et élus de plus en plus déroutés par les évolutions austéritaires de leurs partis. Des courants qui se définissent comme « fédéralistes » et ne sont pas prêts à entériner à court terme une stratégie de démantèlement de la zone euro, a fortiori de l’UE, si du moins ces stratégies ne s’accompagnent pas d’un renouveau de la solidarité internationale à l’échelle européenne.

Faute de pouvoir et de vouloir penser une improbable alliance – européenne ou nationale – pour la sortie de l’euro (qui supposerait sans doute un accord a minima entre des eurosceptiques devenus globalement majoritaires), les programmes politico-économiques les mieux huilés ont dès lors toutes les chances de se contenter de fournir des matières à controverses doctrinales et stratégiques. Et de rester finalement assez peu en prise sur les réalités politiques, en l’absence de moyens pour les mettre en œuvre. Du moins jusqu’à ce que les prochains craquements de la zone euro modifient à nouveau l’agenda politique…




[1Frédéric Lebaron, La Crise de la croyance économique, Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2010.

[2Lire Bernard Cassen, « La gauche de gauche va-t-elle enfin sortir du conformisme ? » : http://www.medelu.org/La-gauche-de-gauche-va-t-elle

[3Frédéric Lordon, « Sortir de l’euro ? », Le Monde diplomatique, août 2013 : http://www.monde-diplomatique.fr/2013/08/LORDON/49561 . Lire également son dialogue avec Emmanuel Todd : « Les intellectuels vont devoir parler au peuple » : http://www.marianne.net/Lordon-Todd-Les-intellectuels-vont-devoir-parler-au-peuple

[4Jacques Sapir a défendu cette stratégie dans un débat avec Jean-Luc Mélenchon, qui a réaffirmé la posture « pragmatique » du Front de gauche : http://russeurope.hypotheses.org/1425 . Il a également éreinté les économistes du PCF, autour de Paul Boccara, qui défendent un « autre euro » : http://russeurope.hypotheses.org/1381. Le texte des économistes du PCF est accessible sur : http://www.humanite.fr/contre-l-austerite-en-europe-luttons-pour-un-autre-543688

[5Du côté des défenseurs d’une stratégie plus pragmatique, Thomas Coutrot et Benjamin Coriat : http://www.marianne.net/les-eco-att/Crise-europeenne-un-retour-vers-le-futur-est-il-vraiment-indispensable

[8En France, le M’PEP et le POI.

[9Cette tendance est moins forte au sein de l’espace néolibéral, même si, en Europe, les « dogmatiques » ou « fondamentalistes de marché » sont toujours puissants.

[10A la différence des acteurs politiques, qui y sont plus directement confrontés.

[11Voir l’ouvrage de Céline Meneses, L’Autre Gauche en Europe, Bruno Leprince, Paris, 2013.



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