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Rafael Correa : « Et c’est comme si, en Equateur, rien ne se passait ! »

vendredi 10 octobre 2025   |   Maurice Lemoine

Manifestations, routes bloquées dans les provinces de Cañar, Chimborazo, Imbabura, Orellana et Pichincha, interventions violentes de la police et des forces armées… La colère gronde en Equateur. En supprimant les subventions au diesel et en faisant grimper son prix de 56 %, le président Daniel Noboa, le 12 septembre, a déclenché la crise. Dénonçant une attaque directe contre les communautés les plus vulnérables, la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (Conaie) a appelé à une « grève nationale indéfinie ». Dès le 16 septembre, Noboa avait invoqué de «  graves troubles internes  » pour déclarer l’état d’urgence dans sept provinces, pour une durée de 60 jours.

Depuis, les protestations ont pris de l’ampleur, la situation s’est tendue. La répression a fait sa première victime, Efraín Fuerez, tué par « trois impacts de balles » tirées par les forces de l’ordre, dans la localité de Puyo, au sud de la capitale. Dans la ville de Cotacachi, à une centaine de kilomètres de Quito, au terme d’affrontements violents, 12 soldats ont été blessés et 17 autres retenus plusieurs jours – certains étant molestés – par des manifestants, à Imbabura (nord du pays).

Face à la contestation, Noboa a choisi la politique du pire : « Ils ne vont pas détruire tout ce que nous avons construit, a-t-il lancé à propos de eux qui bloquent la circulation. Ils seront dénoncés pour terrorisme et iront trente ans en prison. » Au nom de la loi et de l’ordre ? On se permettra un sourire. La semaine précédente, ce même Noboa avait convoqué… une manifestation contre la Cour constitutionnelle, accusée elle aussi de ne pas le laisser gouverner.

Dans un pays secoué par une triple crise, sécuritaire, économique et sociale, l’élection présidentielle de 2025 n’a rien arrangé. Au contraire. Le résultat n’en a pas été reconnu par Luisa González, candidate « battue » de la Révolution citoyenne (RC), parti de l’ex-président de gauche, aujourd’hui en exil, Rafael Correa (2007-2017). D’innombrables rumeurs courent, selon lesquelles le scrutin aurait été truqué. Avec de sérieuses raisons de douter. Si, lors du premier tour, le 9 février, le président sortant Noboa (Alliance démocratique nationale ; ADN) l’emporta avec 44,17 % des suffrages, ce ne fut qu’en devançant de très peu Luisa González (43,97 %). Une infime différence de 16 746 voix ! Durant l’entre deux tours, le mouvement indigène (5,26 % des voix) et de petits partis centristes se rallièrent à González. C’est néanmoins Noboa qui progressa de… 11 % et remporta le second tour, le 13 avril, avec 55,63 %. González demeura bloquée sur son score initial (44 %). Un résultat statistiquement inexplicable – la candidate de gauche perdant même des voix dans des localités où, au premier tour, elle l’avait emporté. D’où, le 24 mai, le refus du groupe parlementaire de la RC d’assister à la prise de possession du chef de l’Etat : « Nous ne validons pas une investiture née d’une fraude », fit savoir le « correisme », bien que la tricherie évoquée ne fut en rien prouvée (on lira ci-dessous l’analyse de Rafael Correa, puis les arguments politiques et techniques sur lesquels la gauche fait reposer ses allégations) [1].

Daniel Noboa demeure donc au pouvoir. Deux traits fondamentaux le caractérisent, qu’on se gardera d’oublier : né à Miami, il a la double nationalité américano-équatorienne ; sa famille constitue le groupe oligarchique économiquement le plus puissant du pays. Sa vision du monde et sa politique dépendent à l’évidence, et pour beaucoup, de ces deux déterminants.

Comme il l‘a fait durant son court premier mandat [2] avec l’aide de la procureure générale Diana Salazar, qui lui fut totalement inféodée, Noboa poursuit la persécution du « correisme » entamée depuis le retour de la droite au pouvoir en 2017. Dans un pays gangréné par le narcotrafic et la violence, où il a décrété l’existence d’un « conflit armé interne » et imposé un « état d’exception » quasi permanent, sa « main dure » n’a obtenu que de piètres résultats. Le premier semestre 2025 a enregistré 4 557 assassinats (47 % de plus que pour la même période en 2024).

Pour autant, l’insécurité ambiante offre au chef de l’Etat l’alibi idéal pour imposer des lois dangereuses pour la démocratie et l‘état de droit. Votée en juin, la Loi du renseignement permet ainsi l’accès aux informations privées de n’importe quel citoyen et l’interception de documents physiques ou digitaux sans autorisation judiciaire. L’usage présumé du logiciel israélien Pegasus pour espionner les opposants a entraîné l’ouverture d’une enquête par l’Assemblée.

Ce nouvel échec de Luisa González, déjà défaite par Noboa en 2023, n’a pas été sans conséquences pour la Révolution citoyenne. Quelques-uns, parmi ses cadres, et non des moindres – les maires Aquiles Alvarez (Guayaquil) et Pabel Muñoz (Quito), les préfets Marcela Aguiñaga (Guayas), Paola Pabón (Pichincha), Cristóbal Lloret (Azuay) et Leonardo Orlando (Manabí) – ont, malgré les consignes, accepté d’emblée la victoire de Noboa. Sans grande reconnaissance au demeurant : un certain nombre d’entre eux sont poursuivis par la justice (Aquiles Alvarez et Pabel Muñoz en particulier) dans des conditions sujettes à caution. Si la RC demeure le plus important parti du pays, il n’a pu faire élire que 67 députés sur 137. Trois défections dans ses rangs, ajoutées à la trahison de six (sur neuf) députés du mouvement indigène Pachakutik, permettent à Noboa de contrôler l’Assemblée. Et, dès lors, de se croire tout permis.

Le président voyage beaucoup aux frais de l’’Etat. Du 22 juin au 7 juillet, une « tournée internationale » lui a permis de multiplier rencontres diplomatiques et économiques en Chine, en Espagne, en Italie, mais aussi de prendre quelques jours pour… « affaires personnelles » [3]. Immédiatement après son élection, il avait déjà réglé des « affaires personnelles » en effectuant un séjour de six jours aux Etats-Unis. Ce n’était jamais que la dixième fois qu’il se rendait chez l’Oncle Sam depuis son arrivée au pouvoir en novembre 2023.

On précisera ici qu’entre « affaires personnelles » et gouvernement du pays, Noboa réussit à organiser une harmonieuse cohabitation. Depuis de très longues années, tous les Equatoriens le savent, l’entreprise familiale de Daniel, Exportadora Bananera Noboa, joue à cache-cache avec le fisc. En mars 2025, sa dette envers le Service des impôts (SRI) – capital, intérêts et amendes – atteignait 94,6 millions de dollars. Approuvée en juin, la Loi organique sur l’intégrité publique met en place les mécanismes d’une amnistie fiscale. Déjà votée en 2023, une loi similaire interdisait expressément aux entreprises liées à des proches du président, du vice-président, des ministres ou des députés d’en bénéficier. En 2025, tour de passe-passe, cette restriction disparaît. En septembre, la Cour constitutionnelle déclare ce texte inconstitutionnel pour vices de procédure et autres billevesées. Toutefois, l’arrêt ne sera publié au Registre officiel que le 3 octobre. Ce laps de temps de moins de sept mois sera suffisant à Exportadora Noboa pour faire en sorte que, réduite de 96,4 %, sa dette soit totalement effacée, « conformément à la loi » [4].

Noboa n’est hélas pas toujours aussi efficace. Retourné aux Etats-Unis en avril 2025 pour rencontrer son allié Donald Trump et tenter de négocier les taxes de 10 % soudainement imposées par « le roi du monde » à certains produits équatoriens, il n’obtiendra aucun résultat. Sa réunion à Buenos Aires, le 21 août, avec le président « libertarien » sera beaucoup plus satisfaisante. Javier Milei avec sa tronçonneuse, Noboa avec une machette poseront ensemble fièrement pour une photo au cynisme et au crétinisme assumés.


Lorsqu’il est au pays, Noboa malmène la société à coups de méthodes expéditives et d’opinions tranchées. Pour imposer plus facilement son agenda néolibéral, il multiplie les propositions de lois rebaptisées populairement « trole » – des textes qui traitent de plusieurs sujets à la fois, bien que cette pratique soit interdite par la Constitution. Des lois mal rédigées, en décalage avec le droit. A tel point que la Cour constitutionnelle se met à à rechigner. La voici qui accepte des recours déposés par l’opposition – dont ceux qui remettent en cause plusieurs articles de la déclaration de « conflit armé interne » permettant au chef de l’Etat de prendre des mesures économiques au nom de la « sécurité nationale ».

Noboa a une obsession : en finir avec la Constitution de 2008 – dite Constitution de Montecristi. Particulièrement progressiste, assise sur la pluri-nationalité et le « Sumak Kawsay » ou « Buen Vivir » (Vivre bien), celle-ci a été approuvée par le peuple au début de la présidence de Correa. Pour en finir avec ces concepts qui lui donnent des boutons, Noboa veut, par référendum, convoquer une Assemblée constituante. Censée muscler l’appareil répressif contre le narcotrafic et le crime organisé, le nouveau texte fondamental devra en priorité absolue permettre le retour de bases militaires étrangères – lire américaines – sur le territoire national, installations proscrites, au nom de la souveraineté nationale, depuis Correa.

Noboa a plein d’autres obsessions : ré-autoriser l’ouverture de casinos (eux aussi proscrits sous Correa) dans les hôtels, supprimer le Conseil de participation citoyenne et de contrôle social (CPCCS), organe élu de sept membres qui nomme les différentes autorités de l’Etat (comme le procureur général), réduire drastiquement la taille de l’Assemblée. La Cour constitutionnelle s’oppose à introduire ces propositions, et une douzaine d’autres, dans une Consultation populaire. Les deux dernières, pour ne citer qu’elles, rompraient l’équilibre des pouvoirs.

La réponse ne se fait pas attendre.

Le 5 août, le président fait savoir que, lors de cette consultation à laquelle il tient comme à la prunelle de ses yeux, figurera la possibilité pour l’Assemblée nationale d’entamer un procès politique contre les juges de la Cour constitutionnelle. Sous réserve de rassembler 77 voix (la majorité plus une voix), les députés pourront les destituer. Histoire d’enfoncer le clou, le chef de l’Etat convoque une manifestation devant le siège de la Cour : « Nous allons protester de manière pacifique le 12 août ; nous ne pouvons pas permettre que neuf personnes qui font les importantes mettent à bas les lois qui peuvent assurer notre sécurité. Ce jour, je marcherai avec les gens et nous leur ferons sentir le pouvoir du peuple. »

L’attaque contre les institutions ne va pas s’arrêter là. Le 19 septembre, Noboa convoque l’Assemblée constituante (décret 148) dont les membres seront élus en novembre durant un référendum. Ce faisant, Noboa oublie juste de passer par l’examen juridique obligatoire de la Cour constitutionnelle. Pas plus regardant que lui, le Conseil national électoral (CNE) entame immédiatement le processus devant mener à la consultation. Décision temporaire, mais néanmoins hautement symbolique : la Cour constitutionnelle suspend le décret présidentiel et bloque le processus. Accusée par le chef de l’Etat et plusieurs de ses ministres de faire le jeu de… « la délinquance organisée », la Cour se voit dans l’obligation de répliquer qu’elle n’est pas « l’ennemie du peuple [mais] gardienne de ses droits ». Elle devra rajouter qu’elle « rejette toute forme d’intimidation » lorsque la police occupera ses locaux et en expulsera juges et fonctionnaires, sous prétexte d’une alerte à la bombe qui se révélera non fondée.

Voici comment la confrontation semble se résoudre (sous réserve que la contestation en cours ne bouscule pas ces perspectives) : Noboa ayant persisté et présenté un nouveau décret, la Cour a finalement accepté deux questions sur les quinze qui lui ont été soumises par le chef de l‘Etat en douze mois : celle visant à la possibilité d’accueillir des bases militaires étrangères et une autre visant à limiter le financement public des partis politiques (les laissant à la merci de donateurs plus ou moins généreux ; qu’on devine au profit de qui !). Le 4 octobre, la Cour rajoutera une troisième question, précédemment refusée, sur une possible réduction du nombre des députés, qui passeraient de 151 à 73. Pourquoi un tel revirement ? Personne n’est censé le savoir, à part ceux qui sont dans le secret.

Le même jour que ce référendum, le 16 novembre, la Consultation populaire permettra aux citoyens d’approuver ou non la convocation d’une Assemblée constituante.

A propos de cette dernière, beaucoup se disent préoccupés. La dite Assemblée est arbitrairement annoncée comme composée de 80 membres – 24 élus au niveau national, 50 pour les provinces et 6 de l’extérieur. Dans cette configuration très réduite, 13 provinces (sur 24) ne disposeront chacune que d’un élu, ce qui favorisera la seule représentation de l’un ou l’autre des deux partis dominants, ADN et RC, au détriment des formations minoritaires, d’office éliminées.

C’est dans ce contexte déjà tendu que, à la mi-septembre, sur proposition du chef de l’Etat, 78 députés sur 151 votent la suppression des subventions au diésel. De 1,80 dollar le galon (3,8 litres), le carburant passe à 2,80 dollars. Objectif affiché : entraver sa contrebande vers les pays frontaliers (Colombie et Pérou), où son prix est plus élevé, mais aussi au profit du narcotrafic et de l’activité minière illégale ; réduire le déficit fiscal en économisant 1,1 milliard de dollars. Réaction immédiate du corps social : « Quand le diésel augmente, tout augmente ! » De fait, les camions et semi-remorques, les transports publics et collectifs, les tracteurs agricoles, les embarcations et les générateurs électriques des contrées isolées dépendent de lui. En 2019, pressé par le Fonds monétaire international (FMI), le gouvernement de Lenín Moreno a déjà pris une telle mesure : sous les coups de boutoir de manifestations populaires pourtant durement réprimées (11 morts, 1 500 blessés, 1 200 détenus), il a finalement dû reculer. Guillermo Lasso dut en faire autant après deux semaines de bras de fer (6 morts, 500 blessés) en 2022.

Bien que le pouvoir annonce des « bons compensatoires » pour quelques secteurs professionnels particulièrement affectés, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Soudain debout contre le néolibéralisme, la Conaie, qui représente environ un million des 17,7 millions d’habitants [5], convoque une grève nationale illimitée.

Pyromane ou pompier, le mouvement indigène, jadis si fort et cohérent ? Sans doute aucun, les deux. Depuis le début des années 2000, il a été « travaillé » de l’intérieur par une multitude d’organisations non gouvernementales (ONG). Un nombre non négligeable de ces dernières étaient, jusqu’à récemment, financées par l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID) [6]. Dans le cadre de cette collaboration « désintéressée », de nombreux cadres, dirigeants et représentants très peu progressistes sont apparus. Certains occupent une place de choix au sein d’une « élite » bourgeoise indigène et dans l’espace politique pratiquant un « anti-correisme » forcené.

Au nom d’un « anti-extractivisme » parfois légitime, parfois purement dogmatique, les relations du monde autochtone avec Rafael Correa d’abord, puis avec son courant depuis, ont été particulièrement conflictuelles. Lors de l’élection présidentielle de 2021, l’appel au « vote nul idéologique » de Pachakutik (PK), le bras politique de la Conaie arrivé troisième au premier tour en la personne de l’ « écolo réactionnaire » Yaku Pérez (19,80 % des voix), a permis au banquier néolibéral Guillermo Lasso de l’emporter sur Andrés Arauz, candidat de la RC [7]. En 2023, les affrontements internes entre sa faction droitière et son courant de gauche, emmené par le dirigeant quechua Leonidas Iza, ont empêché PK de présenter un candidat. Après l’élimination de Yaku Pérez, devenu apôtre d’une « troisième voie » (4 % des suffrages !) qu’il avait appuyé, le mouvement n’a donné aucune consigne de vote pour le second tour. Arrivée en tête du premier avec 33,5 % des voix devant Noboa (23,5 %), Luisa González en fit les frais, la « sierra » indigènes votant pour le magnat bananier.

Cette année 2025 a vu une inflexion, sous l’influence de Leonidas Iza. Anticapitaliste, meneur charismatique des grandes manifestations de 2019, puis de 2022, Iza a été élu à la tête de la Conaie en 2021. Candidat à la « présidentielle 2025 » – ce qu’il ne put faire en 2023 du fait des déchirements au sein de PK –, il a obtenu 5,29 % des voix. Un score modeste, mais susceptible de faire basculer le second tour du 13 avril, tout le monde en fut conscient. En vue de cette échéance et au terme de cinq heures de débat, Iza réussit à arracher le mot d’ordre « Pas une voix pour la droite fasciste de Daniel Noboa ». Précisant qu’il ne s’agissait pas « d’un chèque en blanc », Iza et le leader de PK, Guillermo Churuchumbi, appelèrent sans équivoque à voter Luisa González. Toutefois, en la personne (entre autres) de Fernando Guamán, président du Mouvement indigène de Chimborazo, la faction droitière du mouvement autochtone nia qu’il y ait eu un consensus : « La décision de soutenir Luisa González n’a pas l‘appui des bases, c’est une décision personnelle de Leonidas Iza et Guillermo Churuchumbi, qui ont utilisé les noms de la Conaie et de Pachakutik. »

Depuis le surprenant résultat du scrutin, malaisé à analyser et générateur de suspicion, le mouvement indigène a continué à multiplier les contradictions. Au terme de son VIIIe Congrès, le 20 juillet, la Conaie a désavoué Iza et porté à sa tête Marlon Vargas, ex-président de la Confédération des nationalités indigènes d’Amazonie (Confeniae), avec pour thème quasi obsessionnel l’ « anti-extractivisme ». « Nous ne sommes les représentants d’aucun parti politique, affirma Vargas en prédicateur du « ni-ni », nous sommes les représentants des territoires et c’est ce qu’il faut revendiquer pour l’unité de la plus grand organisation de l’Equateur. » Interrogé sur les relations avec le président Noboa, il répondit : « Nous sommes amants du dialogue, nous sommes des gens qui discutons pour résoudre les problèmes. Nous devons apprendre à dialoguer, d’abord entre nous, pour le faire ensuite avec le gouvernement. »

En matière de dialogue interne, l’affaire a démarré de façon très particulière : le 12 septembre, six des neuf députés de Pachakutik ont voté en faveur de l’initiative de Noboa – la suppression des subventions au diésel ! Quelques heures auparavant, la Conaie avait dénoncé la mesure, justement qualifiée de « paquet néolibéral ». Toujours dirigée par Guillermo Churuchumbi, PK prononça donc l’expulsion des six renégats avant que la Conaie de Marlon Vargas, désavouant ce qui est supposé être son bras politique, ne revienne sur cette décision. Ce serait à la « justice indigène » des régions d’origine des députés de trancher la question. Là-dessus, Vargas annonça le déclenchement d’une grève nationale contre Noboa, le représentant du néolibéralisme. Courant dont, par leurs incohérences, depuis 2017, la Conaie et PK ont favorisé l’arrivée au pouvoir et donc les politiques antipopulaires. Quitte à passer ensuite, dans un traditionnel mouvement de balancier, de la collaboration à la contestation.

Retour à la contestation, donc. En période de crise, les décisions collectives de type horizontal recréent les solidarités, surtout en secteur rural, entre paysans, travailleurs formels et informels, communautés indigènes et métisses [8]. Le mode va-t-en-guerre adopté par Noboa provoquant par ailleurs l’escalade, pneus brûlés, barrages, jets de pierre paralysent en partie le pays. A la Conaie se sont joints nombre d’organisations sociales – Union générale des travailleurs (UGR), Confédération équatorienne des organisations syndicales libres (CEOSL), Unité populaire (UP), Inion nationale des éducateurs (UNE), Fédération des étudiants universitaires (FEUE), etc. Au nom de la Révolution citoyenne, Luisa González appuie les protestations.

Bien que, pour l’heure, la capitale n’ait pas été touchée par d’importantes perturbations, Noboa a « provisoirement » quitté Quito pour gouverner depuis la ville de Latacunga. Une installation en plein fief indigène vécue comme une provocation. La vice-présidente María José Pinto s’est elle installée dans la ville d’Otavalo pour y exercer ses fonctions. Sous de multiples formes, la répression s’abat. Sur ordre de l’Etat et sans mandat judiciaire (ce que permet la récente loi de Transparence sociale), les institutions bancaires ont bloqué les comptes de plusieurs dirigeants régionaux et locaux de la Conaie, dont Marlon Vargas. D’après le chef de l’Etat, des rapports des services de renseignements lient les manifestants aux activités minières illégales, au crime organisé et à ce qui va devenir un grand classique depuis les obsessions anti-bolivariennes de Donald Trump, aux « narcoterroristes » vénézuéliens du Train d’Aragua (dirigés, si l’on en croit les délires de Washington, par Nicolás Maduro !) [9].

Outre le retour des subsides au diésel, le mouvement social réclame désormais la réduction de 15 % à 12 % du taux de la TVA et une hausse des investissements publics dans l’éducation et la santé. Alors que la Conaie parle de « prendre Quito », Noboa, le 4 octobre, a ajouté dix provinces aux deux, Imbabura et Carchi, déjà soumises à l’état d’urgence [10]. La mesure, pendant soixante jours et 24 heures sur 24, suspend la liberté de réunion. Incapable de résister à son désir de provocation, Noboa a cru judicieux de voyager, en caravane, dans une zone andine particulièrement conflictuelle du sud du pays. Comme il était prévisible, son convoi, intercepté par environ 500 manifestants à proximité de Cañar, a été gratifié d’une pluie de pierres et de bâtons. Le gouvernement a déposé plainte pour « tentative de meurtre » et le conflit entre dans une phase dangereuse, personne n’entendant céder.

Pour le reste, la vie suit son cours selon un schéma bien rôdé. Le 2 octobre, le Conseil national électoral a annoncé que le mouvement Révolution citoyenne ne pourra pas participer à la campagne précédant le référendum et la consultation populaire du 16 novembre prochain. La RC, nul n’en sera surpris, avait l’intention d’y prôner le « non ».

Rafael Correa (photo Maurice Lemoine)

« Ils nous ont volé l’élection »

Entretien avec Rafael Correa réalisé le 13 septembre, à l’occasion de sa visite à la Fête de l’Humanité, quelques jours avant le début des manifestations qui secouent son pays.

Le second tour de l’élection présidentielle, le 13 avril dernier, a donné un résultat tellement anormal que Luisa González a refusé de reconnaître la victoire de Daniel Noboa. Pourtant, au sein de la « communauté internationale », la situation n‘a provoqué ni questionnement ni émoi particulier…

Rafael Correa. Ils nous ont volé l’élection. La fraude n‘a pas uniquement eu lieu le jour du scrutin, elle avait commencé avant. Par exemple, Noboa a disqualifié son principal adversaire de droite, Jan Topic *, en l’empêchant de se présenter. Ce candidat présent, il n‘est pas sûr que Noboa aurait été présent au second tour. Il a destitué illégalement sa vice-présidente Veronica Abad ** et n’a pas demandé un congé sans solde pour mener sa campagne, comme l’exige la loi. Il a utilisé les ressources de l’Etat, distribué des bons économiques. Ses ministres ont fait campagne pour lui ***. Les autorités électorales se sont comportées comme ses employés. Malgré cela, on l’a battu. Mais ils nous ont volé. Ils n’ont pas permis d’ouvrir une seule urne à des fins de vérification.

* Propriétaire d’entreprises de sécurité, Topic s’est vu disqualifier par le Tribunal contentieux électoral pour supposément entretenir des liens avec des firmes publiques, une pratique interdite par le Code démocratique du CNE).

** Colistière de Noboa, Veronica Abad avait été élue – et non nommée – vice-présidente en 2023.

*** La loi électorale interdit aux fonctionnaires publics – ministres, députés, maires, etc. – de faire campagne pour quelque candidat que ce soit. Le 21 septembre, le maire RC de Guayaquil, Aquiles Alvarez, a dû se conformer à l’ordre du Tribunal électoral contentieux de présenter des excuses publiques pour avoir incité à voter pour Luisa González lors des élections présidentielles de 2025.


Vous avez développé une thèse tout à fait étonnante, celle d’un transfert de l’encre d’un candidat à l’autre lors du pliage du bulletin de vote.

Rafael Correa. C’est vérifié ! Lorsqu’on a entendu les résultats, on a tout de suite dit « mathématiquement ce n’est pas possible ». Pas avec onze points d’avance ! On a su qu’ils avaient triché. C’est pour ça que Luisa n’a pas reconnu le résultat. Mais on ne savait pas comment ils avaient procédé. Seulement, deux jours après le scrutin, l’Organisation des Etats américains [OEA] a sorti son rapport préliminaire. A la page 13, on a pu lire que sa Mission avait constaté des problèmes parce que l’encre s’était parfois transférée d’un candidat à l’autre lors du pliage, en raison de la symétrie du bulletin. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça n’existe pas une chose comme ça ! On s’est renseignés auprès de l’OEA. Elle a confirmé : jamais une telle observation n’a existé. Mais l’OEA ne nous est pas favorable. « C’est un petit détail », a-t-elle tenté de minimiser.

Un petit détail ? On a contacté un laboratoire criminologique, ici, en Europe. Et on a découvert que, pour le second tour, un nouveau type de stylo a été introduit, avec une encre spéciale qui se transfert. Au second tour, avec deux candidats, le bulletin de vote est symétrique. Quand on le plie, la case de Noboa se retrouve juste sous la case de Luisa. D’un côté, un réactif repousse l’encre quatre ou cinq secondes après le pliage. Elle se reporte et imprime sur l‘autre côté. Dans la case Luisa, la marque disparaît. Cela ne doit rien à notre imagination, c’est enregistré. On a déposé plainte. L’entreprise impliquée a reconnu que, pour le second tour, elle a introduit une nouvelle sorte d’encre. Et en imaginant qu’on se trompe, c’est très facile : ouvrez les boîtes qui contiennent les bulletins et examinons-les. Ce serait tout à fait légal, mais ils ne veulent pas, ils savent qu’ils ont triché.

Ultérieurement, on a fait six sondages post-électoraux – « pour qui voteriez-vous aujourd’hui, si… ». Tous ont placé en tête Luisa.

Comment expliquer qu’une dénonciation aussi étonnante n’ait pas provoqué davantage de réactions ?

Rafael Correa. C’est l’hypocrisie mondiale. Si cela arrivait au Venezuela, cela provoquerait immédiatement un scandale, ça ne serait pas accepté. Mais dans notre cas, ça affecte la gauche, donc… Ce n’est même pas de l’acceptation, c’est de l’indifférence. Celle-ci a été terrible. Pourquoi ne pas exiger une vérification, pour le bien de la démocratie, pour le bien de tous et même pour le bien du gouvernement ? Ce serait si facile d’examiner les bulletins de vote.

Il n’en demeure pas moins que, pour la troisième fois – Guillermo Lasso, 2021 ; Noboa, 2023 et 2025 – la Révolution citoyenne a perdu l’élection. Quelles conclusions en tirer ?

Rafael Correa. Quand j’écoute les analystes dire que notre projet est le seul projet de gauche qui n‘a pas récupéré le pouvoir… – la Bolivie l’a récupéré *, le Honduras l’a récupéré ** – c’est comme si, en Equateur, rien ne s’était passé. Or, on vit en dictature. Il n’y a plus d’Etat de droit, tout est contrôlé par les élites : le gouvernement, le Congrès, les autorités électorales et judiciaires, les médias, l’armée… Ils nous ont piqué notre parti politique. Pour l’élection 2021, on a dû participer avec un parti qui n‘était pas le nôtre, les gens ne savaient pas où on était***. En 2023, on venait de récupérer un parti [Mouvement Révolution Citoyenne], mais les gens ignoraient quel était ce parti.

On analyse le cas équatorien comme celui de n’importe quel pays démocratique, la France, l’Allemagne ou même le Brésil… En Equateur, tout a été détruit, tout a été confisqué par l‘élite. Nous avons été persécutés. C’est le pays qui a souffert de la plus forte utilisation du « lawfare »**** contre le progressisme. Je suis le principal dirigeant d’opposition et je ne peux pas rentrer dans mon pays. L’ex-vice-président Jorge Glas est emprisonné. Beaucoup de militants sont en exil. Il n’y a plus d’Etat de droit plus de démocratie. Et c’est comme si rien ne se passait !

* Après le coup d’Etat de novembre 2019 contre Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme (MAS) a récupéré le pouvoir, en la personne de Luis Arce, après avoir remporté l’élection de novembre 2020.

** En juin 2009, un coup d’Etat a renversé le président de centre gauche Manuel Zelaya. Après 14 années de régime autoritaire, son épouse Xiomara Castro (Liberté et Refondation ; Libre) a été élue présidente de la République, le 28 novembre 2021.

*** Après deux tentatives infructueuses pour fonder un nouveau parti, la Révolution citoyenne a réussi à créer l’alliance électorale Union pour l’Espérance (UNES) en fusionnant deux partis reconnus par le Conseil national électoral (CNE) : Force compromis social (FCS) et Centre démocratique (CD).

**** Utilisation du système judiciaire pour éliminer un adversaire politique.


Le « lawfare » est traditionnellement utilisé contre des dirigeants de gauche. Sa dénonciation ne va-t-elle pas devenir plus compliquée dans la mesure où des individus comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro prétendent à présent en être victimes ?

Rafael Correa. Quand c’est contre eux, Álvaro Uribe ou Bolsonaro prétendent que c’est du « lawfare »  ; quand c’est contre nous c’est la Justice ! Tout cela est ridicule Quand ils ont mis Lula en prison, c’était soi-disant parce qu’il avait reçu un appartement [de la multinationale brésilienne] Odebrecht. Sans aucun élément le confirmant, le juge Sergio Moro a condamné Lula. Aucune preuve non plus pour la destitution de Dilma Rousseff. En ce qui me concerne, c’est un cas de pots-de-vin sans pots-de-vin ! C’est juste un « show », je n’ai rien à voir avec ça. Pour me condamner [à huit ans de prison], ils ont invoqué mon « influence psychique ». J’aurais poussé mes ministres, les secrétaires d’Etat, etc., à recevoir des pots-de-vin. C’est ridicule. Avec un argument comme ça, tu peux condamner le Pape ! Pour nous accuser et me faire condamner, ils ont semé des fichiers informatiques dans des ordinateurs d’assistants. C’est aussi simple que ça. L’examen des ordinateurs monte que ça a été implanté en 2018. C’est ça le « lawfare » contre la gauche. En revanche il y a des preuves qu’Uribe a acheté des témoins *. Bolsonaro, il y a des preuves de sa tentative de coup d’Etat.

Il faut en tout cas remarquer une chose : la droite défend la droite. Trump a dit : « Bolsonaro est victime d’une persécution. » Nous, qui nous a défendu ? Pourquoi ne proteste-t-on pas au niveau international ? Quel gouvernement européen de gauche a élevé la voix ?

* L’ex-président colombien Álvaro Uribe (202-2010) a été condamné à huit ans de prison, le 1er août 2025, pour avoir tenté de faire pression sur des témoins afin d’éviter d’être associé aux paramilitaires d’extrême droite ayant mené une guerre sanglante contre le mouvement populaire.


La situation se tend en Equateur. Un conflit vient d’éclater entre le président Noboa et la Cour constitutionnelle ? Peut-on parler d’un moment d’inflexion ?

Rafael Correa. Peut-être, mais il ne faut pas se faire trop d’illusions. Cette Cour constitutionnelle s’est prêtée à tout. A la persécution contre nous. Elle a été complice de Noboa pour la fraude. Si les autorités électorales ne stoppaient pas tous les abus du président, la Cour constitutionnelle avait le pouvoir de le faire. Elle a tout permis. La destitution de la vice-présidente était tout à fait anticonstitutionnelle. Elle l’a laissée passer. Donc, maintenant… La loi que Noboa a fait approuver par sa majorité au Congrès était si grossière que la Cour a dû intervenir. Et comme l’autre est un capricieux et un enfant gâté, il attaque la Cour. Mais c’est très conjoncturel. Accidentel, assurément.

Comment analyser la politique de Noboa lorsqu’il prétend réintroduire des bases militaires étrangères en territoire équatorien ou annonce qu’il va confier certains aspects de la sécurité du pays à un aventurier, Erik Prince, ex-patron de la compagnie militaire privée Blackwater, impliquée dans des massacres en Irak ?

Rafael Correa. C’est la stratégie de la droite. Créer le chaos, semer la peur pour vendre ses solutions. J’ai laissé l’Equateur, en 2017, comme le deuxième pays le plus sûr d’Amérique latine ; l’an dernier, il était le deuxième plus violent du monde. Au lieu de revenir aux politiques qui ont réussi, non, il faut appeler à nouveau les Américains pour mettre une base à Manta, il faut armer la population… Des solutions qui ne vont pas résoudre le problème, mais qui sont bonnes pour le « business » et notre position de vassal des Etats-Unis.

La droite ne pourrait pas faire tout ça sans la complicité des médias. La manipulation est incroyable. Elle ne résiste pas à l’analyse, mais elle détruit la logique des gens.

Depuis la dernière élection présidentielle, on a vu apparaître des prises de distance et des dissensions au sein de la Révolution citoyenne. Comment envisagez-vous l’avenir du mouvement ?

Rafael Correa. Il y a toujours des gens qui lâchent et qui arrivent à passer des accords avec un gouvernement non démocratique, qui a volé les élections, qui a envahi l‘ambassade du Mexique et y a kidnappé un réfugié politique [Jorge Glas], ce qui est un crime, et en Equateur et à l’international. Un gouvernement comme ça, il faut le dénoncer. Mais il y a des gens qui se sont rapprochés. Ils ne sont pas révolutionnaires. Il vaut mieux qu’ils partent et cherchent un autre parti. En tout cas, malgré toutes les persécutions – je suis en exil, ils assassinent tous les jours ma réputation depuis huit ans et maintenant ils m’accusent d’être l’auteur intellectuel de l’assassinat de Villavicencio *, tous les jours une nouvelle stupidité –, et malgré tout cela, donc, on continue à être la principale force politique de l’Equateur. Cela signifie qu’on n’est pas si mauvais que ça. Et je crois, bien sûr, qu’on a un futur. Ce sera dur, ils ne vont pas laisser le pouvoir facilement, ils l’ont déjà prouvé, mais je crois qu’on vaincra.

* Anti-correiste virulent, Fernando Villavicencio était candidat à la présidence lorsqu’il a été assassiné, le 9 août 2023, pendant la campagne électorale.


(ML)


Le casse du siècle ?

Parmi les irrégularités commises par Daniel Noboa lors du second tour l’élection présidentielle figure son refus de demander un congé sans solde à l’Assemblée nationale pour faire campagne, comme l’exige l’article 93 de la Constitution.


Article 93 – « Les dignitaires qui optent pour la réélection immédiate au même poste doivent utiliser un congé sans solde dès le début de la campagne électorale. »

Le temps de cette campagne, le chef de l’Etat sortant aurait dû confier le pouvoir à la vice-présidente Veronica Abad.


Article 146. – « En cas d’absence temporaire de la Présidence de la République, celle-ci est remplacée par le Vice-Président. Est considérée comme absence temporaire la maladie ou tout autre cas de force majeure empêchant le Président d’exercer ses fonctions pendant une période maximale de trois mois, ou un congé accordé par l’Assemblée nationale. »

En lieu et place, Noboa a fait destituer sa vice-présidente, avec qui il avait de mauvaises relations, par le Tribunal du contentieux électoral pour… « violence politique de genre » à l’égard de la ministre des Affaires étrangères Gabriela Sommerfeld. Avant même cette décision, Noboa avait déclaré publiquement qu’Abad « avait déjà été démise de ses fonctions », et ce sans procédure valable, condamnation pénale ou fondement constitutionnel. Dépouillée d’un poste acquis par élection populaire et privée de ses droits politiques, Abad fut remplacée en dehors de toute procédure légale par la Secrétaire générale de l’Administration publique et du Cabinet de la Présidence de la République, Cynthia Natalie Gellibert Mora.


Désignation par décret de Cinthia Gellibert à la vice-présidence.

Après avoir analysé 32 élections présidentielles ayant eu lieu dans la région, le professeur Francisco Rodríguez, économiste spécialisé en affaires publiques et internationales à l’Université de Denver (Etats-Unis), montre qu’en moyenne le vainqueur recueille 54,8 % des voix des partis éliminés au premier tour. Dans le cas de Noboa, ce pourcentage a grimpé jusqu’à 110,4 %, soit plus du double. Une « aberration » a, entre autres, estimé, Rodríguez. Nulle part, jamais, une progression aussi spectaculaire n’a été constatée.


« Augmentation des voix en proportion des votes des tiers partis par élection »
La ligne horizontale en pointillés représente la moyenne de 54,8 % (hors Equateur 2025).

Des déclarations des principaux acteurs de la Révolution citoyenne impliqués dans le scrutin, reprises pour partie par la Mission internationale d’observation électorale progressiste (MOE-IP), dont le rapport final a été signé par Alma Dufour (députée française LFI, membre de la Commission des finances de l’Assemblée nationale) et Clara López (sénatrice colombienne du Pacte historique, ex-ministre du Travail sous la présidence de droite de Juan Manuel Santos), il ressort que l’hypothèse d’une fraude ne peut être écartée [11].

La thèse évoquée par le « correisme » : les deux candidats apparaissent sur le même bulletin de vote, de façon absolument symétrique, comme il est courant lors des élections de second tour ; une fois son choix marqué à l’aide du stylo destiné à cet effet dans l’isoloir, l’électeur plie son bulletin avant de le glisser dans l’urne ; l’encre à séchage lent du stylo est susceptible de se transférer par contact si le papier est traité dans une zone spécifique pour accueillir ce transfert. Dès lors, après pliage, la marque déposée sur la case « Luisa González » se retrouve sur l’option « Daniel Noboa ». En n’impliquant ni intervention sur le système informatique ni manipulation du décompte des voix, un tel mécanisme ne nécessiterait que le contrôle des fournitures (bulletins de vote et stylos).


A l’appui de cette thèse : c’est l’Institut géographique militaire, dépendant du président-candidat Noboa (commandant en chef des Forces armées) qui a été officiellement responsable de l’impression des bulletins de vote et des documents électoraux. Il a sous-traité cette tâche à deux entreprises étrangères, Productive Business Solutions Costa Rica (siège social au Guatemala) et HT Systems S.A (Panamà).

Le cahier des charges du Conseil national électoral (CNE) stipule qu’un seul type de stylo à bille, de type BIC, avec une encre à base d’huile à séchage rapide, doit être utilisé dans l’isoloir. Le jour de ce second tour, fait inédit lors des élections précédentes, deux types de stylos ont été présents : un stylo de type BIC et un stylo de marque Inkreible, tous deux à encre à base d’eau à séchage lent. Conformément au cahier des charges, les deux types étaient gravés « CNE ». Or, les stylos Inkreible ne provenaient pas de fournisseurs du CNE. Chargée de l’assemblage des kits électoraux – comprenant bulletins de vote, stylos, urnes, procès-verbaux –, l’entreprise Montgar Cia Ltda a soumis au CNE des documents indiquant que les stylos seraient fournis par P&M (Puente & Montesinos Cia Ltda). Il se trouve que les étiquettes des stylos de la marque Inkreible désignent Importadora Regalado – un nom et un Registre unique des contribuables (RUC) [12] différents de ceux de P&M. L’anomalie n’a rien d’anodine : il y a là non seulement une rupture de contrat, mais également une violation de la loi.

Pour ce second tour de la présidentielle, un million des bulletins de vote ont été imprimés par l’imprimerie Mariscal, dans la paroisse de Pifo, en périphérie de Quito. Il n’est pas avéré que ces bulletins aient satisfait aux trois niveaux de sécurité requis par la loi. Ils pourraient avoir été traités au métabisulfite de sodium (ou à l’aide d’un autre produit chimique similaire) dans la case de gauche, où figurait la candidate Luisa Gonzalez. Un tel traitement empêcherait l’encre aqueuse d’adhérer et de sécher.

Aspect crucial favorisant une éventuelle opération de fraude, l’ensemble du processus s’est déroulé sous la supervision exclusive des autorités électorales et des Forces armées.

La sophistication et le caractère inédit d’une telle fraude supposée laissent a priori incrédule. Toutefois, la mention d’un incident de ce type figure bel et bien dans le Rapport préliminaire d’observation de l’Organisation des Etats américains (OEA).


« Lors de la clôture et du dépouillement des votes, tant à l’étranger que sur le territoire national, la Mission a constaté des problèmes parce que l’encre utilisée pour marquer les bulletins s’est transférée d’option politique à option politique lors du pliage, en raison de la symétrie du dessin. Cette situation a semé la confusion dans l’interprétation des votes et, dans certains cas, a conduit à leur annulation. »


La Révolution citoyenne a confié à l’Institut de criminologie des Canaries (ICAC), le plus important centre d’examen de documents d’Europe, régulièrement cité dans les publications scientifiques internationales, le soin de mener une expertise. Sans possibilité d’avoir accès aux bulletins de vote, mais disposant de stylos récupérés par les « correistes », l’ICAC a confirmé le caractère « hautement transférable » de l’encre des stylos de marque Inkreible. Pour le reste, le rapport d’expertise indépendant, sans en certifier l’existence, n’écarte pas la possibilité d’une manipulation.


« Le mécanisme hypothétique plausible, jusqu’à l’analyse des bulletins originaux, est la réduction induite par le papier traité :

1. Le cristal violet (CV) est déposé sur une face du papier contenant un réducteur, par exemple du métabisulfite de sodium imprégné sur une seule face.

(NDLR : le LCV – Leuco Crystal Violet –, également connu sous le nom de « violet de méthyle » est un réactif colorant largement utilisé dans les laboratoire et l’industrie, en particulier dans les domaines de la teinture et de la désinfection).

2. Le réducteur agit localement, transformant le cristal violet (CV* violet) en sa forme réduite (LCV, incolore).

3. Sur l’autre face, exempte de métabisulfite et où l’encre a été préalablement transférée par contact, elle n’est pas repoussée (réduite) et reste donc visible.
Cela ne peut se produire que si l’un des côtés du bulletin de vote où se trouvent les candidats est traité chimiquement pour avoir des propriétés repoussantes, la seule implication directe étant : si l’encre utilisée ne contenait pas de leucocristal violet et ne disparaît qu’au contact du papier, dans certaines conditions, cela suggère que ce doit être le papier qui a été prétraité sélectivement, et, d’autre part, conçu pour interagir avec une encre conventionnelle (comme CV) en provoquant sa disparition locale. »



La vérification de cette hypothèse à la description quelque peu aride pour le profane nécessiterait l’accès aux bulletins, ce qui n’a pas été possible compte tenu du refus des autorités électorales d’ouvrir une seule urne pendant et après le dépouillement.


Une demande de consultation de la liste électorale complète ; 36 demandes d’information ; douze réclamations ; un recours d’ « objection » ; un recours de « contestation » ; un recours « subjectif » ; un recours « aux fins de clarification et de prorogation ». Tous ont été rejetés, laissés sans réponse ou archivés.


Tels sont donc les éléments à prendre en compte et à considérer à leur juste place. Aux doutes qu’ils peuvent inspirer répond légitimement un minimum de prudence. Mais « en imaginant qu’on se trompe, c’est très facile, suggérait Correa lors de notre entretien : ouvrez les boîtes qui contiennent les bulletins et examinons-les. »

Deux poids, deux mesures

Le gouvernement équatorien de Daniel Noboa refuse d’ouvrir les urnes. Malgré les demandes répétées, le « régime » vénézuélien n’a pas présenté les procès verbaux du scrutin du 28 juillet 2024 que prétend avoir gagné Nicolás Maduro.
Dans le premier cas, toutes tendances confondues, à l’exception de la gauche (essentiellement « latina ») non inféodée à /ou non intimidée par / Washington, la « communauté internationale » ne bronche pas.
Dans le second cas, toutes tendances confondues, à l’exception de la même gauche rebelle et du monde non « occidental » – ce qui n’est tout de même pas rien ! –, les condamnations et même les sanctions fusent de toutes parts.
Comme il se doit, d’aucuns reprocheront à la droite (et à ses alliés implicites) de dénoncer Caracas et d’absoudre Quito ; à la gauche (non inféodée à Washington et à Bruxelles) de critiquer Noboa tout en fermant les yeux sur les turpitudes pourtant similaires de ses amis vénézuéliens – ce que les « révolutionnaires professionnels » européens et prudemment non-alignés qualifient de « campisme ».

Equateur – Venezuela : comparaison n’est pas raison.

En Equateur, respectueuse de la démocratie, jamais la Révolution citoyenne n’a, ces dernières années (2021, 2023), refusé d’admettre sa défaite lorsqu’elle a été battue. Jamais elle n’a cherché à frauder. Jamais elle n’a remis en cause l’état de droit. Vu les doutes qui entourent l’épisode si singulier de la dernière présidentielle, elle est donc parfaitement légitime à exiger une vérification des conditions dans lesquelles s’est déroulé le scrutin.

Au Venezuela, à qui les mesures coercitives unilatérales américaines, appuyées par l’opposition, ont coûté 228 milliards de dollars (jusqu’en 2024), ruinant l’économie du pays, les élections se sont déroulées dans des conditions également sujettes à caution. Mais pas pour les raisons généralement avancées. Le 17 octobre 2023, dans l‘île de La Barbade, l’opposition de droite radicale regroupée au sein de la Plateforme d’unité démocratique PUD, a signé un accord avec le gouvernement. Par cet accord, elle s’est engagée (tout comme le pouvoir) à ce que les élections, dont la présidentielle, se déroulent « dans le respect de l’autorité électorale, des acteurs politiques, de la Constitution et des lois du pays ». L’encre du document n’était pas encore sèche qu’elle revint sur sa parole en proclamant qu’elle ne reconnaîtrait pas les résultats annoncés par le Conseil national électoral (CNE) et qu’elle mettrait en place son propre décompte – qu’on nous cite un pays démocratique où cela serait permis ! C’est pourtant ce que fit la PUD le jour J, revendiquant le modeste score de 70 % en faveur de son candidat Edmundo González, alors que CNE légitime était lui-même victime d’une cyber-attaque (ultérieurement revendiquée et prouvée) le paralysant partiellement [13].

Saisi, le Tribunal suprême de justice (TSJ) convoqua les dix candidats. A l’exception d’Edmundo González, tous s’y présentèrent, avec leurs procès-verbaux et leurs preuves, y compris Maduro. Après enquête, le TSJ confirma la victoire de ce dernier, avec 51 % des voix. Sept candidats de droite plus ou moins modérés ont accepté le verdict [14]. Edmundo González et sa cheffe, l’ « ultra » María Corina Machado [15], hurlant à la fraude, Washington et ses vassaux exigèrent que soient présentés l’ensemble des procès-verbaux des bureaux de vote. Ni les uns ni les autres, ni même certains des pays « observateurs » lors des Accords de la Barbade – dont le Brésil de Luiz Inãcio Lula da Silva – n’ayant agi ou même simplement protesté contre les actions anti-démocratiques et déstabilisatrices de l’opposition vénézuélienne, le pouvoir, ulcéré par cette agression permanente et estimant n’être pas à la tête d’un pays sous tutelle, refusa de se soumettre aux diktats.

Maduro n’est donc pas Noboa – Noboa n’est donc pas Maduro.


Illustration : Martin Vasco / Cuenca, septembre 2025 / Wikimedia CC




[1Lire également « En Equateur, des élections contestables et contestées » (1er mai 2025) – https://www.medelu.org/En-Equateur-des-elections-contestables-et-contestees

[2Enlisé dans des affaires de corruption, Guillermo Lasso, élu en 2021, a préféré démissionner à mi-mandat tout en dissolvant le Parlement, plutôt que d’être destitué. Si Noboa lui a succédé en novembre 2023, ce n’était que pour terminer son mandat.

[3Durant son premier mandat de deux ans, Noboa avait effectué une tournée de quinze jours dans six pays : le Vatican, l’Espagne, les Emirats Arabes Unis, le Royaume-Uni et la France.

[5Selon le dernier recensement, les peuples autochtones représentent près de 8 % des 17 millions d’habitants. Leurs dirigeants affirment pour leur part que, d’après certaines études, ils représentent 25% de la population.

[6Lire « Dans les entrailles de l’USAID » (4 avril 2025) – https://www.medelu.org/Dans-les-entrailles-de-l-USAID

[7Lire « Le félon, le socialiste, le banquier et… » (22 mars 2021) – https://www.medelu.org/Le-felon-le-socialiste-le-banquier-et

[9« L’imagination très limitée d’un certain Donald T. » (12 septembre 2025) – https://www.medelu.org/L-imagination-tres-limitee-d-un-certain-Donald-T

[10Pichincha, Cotopaxi, Tungurahua, Chimborazo, Bolívar, Cañar, Azuay, Orellana, Sucumbíos et Pastaza s’ajoutent à Carchi et Imbabura.

[12Le Registre unique des contribuables (RUC) est le registre qui contient les données d’identification des activités économiques et d’autres informations pertinentes sur les personnes enregistrées.

[13Lire « En attendant Edmundo… » (3 février 2025) – https://www.medelu.org/En-attendant-Edmundo

[14Outre Edmundo González, Enrique Márquez (Centrado) a refusé de reconnaître le verdict du TSJ. Il a été détenu le 9 janvier 2025 pour des liens avec un fonctionnaire du FBI et pour avoir préparé une opération permettant à González de se proclamer chef de l’Etat, devant une Assemblée « bidon », dans une ambassade étrangère.

[15Sanctionnée de quinze ans d’inéligibilité pour corruption (présumée) et trahison (avérée) après avoir soutenu les sanctions américaines et réclamé une intervention militaire des USA dans son propre pays.



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