Pour une riposte républicaine aux attentats du vendredi 13 novembre 2015
Article publié en version papier en décembre 2015 dans le numéro « Pour un nouvel indépendantisme. Débat sur la défense nationale ouvert par Jean-Luc Mélenchon » des Cahiers de la Revue défense nationale (http://fr.calameo.com/books/00055811503daa1631a37).
Les attaques qui ont visé Paris le vendredi 13 novembre appellent une réponse politique dictée par les principes de la République, menacés autant par certaines réactions postérieures aux attentats que par Daech lui-même. Au plan intérieur, la condition intellectuelle de la sauvegarde de ces principes est d’en finir avec la fausse opposition entre « sécurité » et « liberté », unique horizon de dirigeants qui n’ont à proposer que des mesures liberticides face au terrorisme. Au plan extérieur, toute fuite en avant dans la « guerre au terrorisme » serait une catastrophe. Dans les deux cas, il ne resterait plus grand chose de « nos valeurs », ou plutôt des principes politiques de la République française. Daech obtiendrait ainsi une victoire indirecte.
Au contraire, le succès de la lutte contre cette organisation terroriste implique trois axes : une résistance idéologique nous prémunissant contre les pièges tendus par l’adversaire ; une politique de sécurité intérieure remettant le renseignement humain appuyé sur des enquêtes judiciaires au cœur de notre stratégie ; une action à l’échelle internationale, dont l’efficacité suppose une révision du système d’alliances de la France au Moyen Orient, et la mobilisation de moyens dépassant le cadre militaire.
Ne pas tomber dans le piège de Daech
Une riposte universaliste : ne pas céder au piège identitaire
La première condition d’une lutte efficace contre Daech est de contrecarrer l’objectif de ces attaques : provoquer un climat de guerre civile en créant une division entre musulmans et non-musulmans analogue à celle que les djihadistes essaient d’exacerber ailleurs entre « vrais musulmans » et musulmans « hérétiques » [2]. Daech ne cherche pas tant à s’attaquer aux « valeurs européennes » qu’à tous ceux qui le combattent et ne se reconnaissent pas dans ses fantasmes d’un islam fondamentaliste qui n’a jamais existé.
Que les attentats aient lieux contre des quartiers chiites à Beyrouth ou Bagdad (44 et 17 morts dans des attentats les jeudi 12 et vendredi 13 novembre), un avion de ligne russe (224 morts le 31 octobre), ou au cœur de Paris, la logique est la même : terroriser pour provoquer une (multi)polarisation identitaire dans les pays concernés en vue d’augmenter les vocations djihadistes. Daech ne doit pas parvenir à nous diviser.
Aucun amalgame n’est acceptable entre ces criminels et une partie de nos concitoyens. Les agressions contre des lieux de cultes et des français musulmans, qui se sont multipliée après le 13 novembre, ne sont pas « seulement » des actes racistes interdits par la loi. Ce sont, plus que jamais, autant d’actes antipatriotiques qui doivent être dénoncés comme tels.
La République n’a pas besoin d’état d’exception permanent pour se défendre
La réponse doit être basée sur les principes de la République, qui garantissent l’unité du peuple français dans sa diversité, et admettent que la sécurité collective est plus forte quand les libertés fondamentales de chacun sont garanties. Toute forme de fuite en avant « sécuritaire » sera contre-productive. La problématique éculée d’une idéologie dominante dissertant sur la « portion de liberté que l’on doit échanger contre une dose de sécurité » [3] agit comme une diversion. Les lois introduisant un état d’exception permanent sont inefficaces pour lutter contre le terrorisme. Nous refusons d’échanger « une part de liberté contre rien » ou, pire encore, contre moins de sûreté face à l’arbitraire.
Les premières annonces du Président de la République relèvent d’un bricolage peu rassurant. La France a produit 16 Lois « anti-terroristes » depuis 1986 ! Qu’à cela ne tienne, François Hollande a fait de l’annonce de la prolongation pour trois mois de l’Etat d’urgence, et de l’appel à le constitutionnaliser le cœur de ses propositions.
Le Président a également ressorti la fameuse déchéance de la nationalité pour les binationaux. A part donner crédit aux amalgames et aux dérives identitaires, on ne voit pas ce que pourra apporter une loi… qui existe déjà [4].
La « guerre au terrorisme » est un non-sens stratégique
Sans énumérer l’ensemble des annonces du gouvernement, force est de constater une surenchère propre à la « guerre au terrorisme ». Même si la stricte expression n’a pas été employée, le discours prononcé par François Hollande le lendemain du 13 novembre était étrangement analogue à celui de George Bush juste après le 11 septembre [5].
On sait pourtant que la « guerre au terrorisme » est une absurdité stratégique qui renforcera toujours l’ennemi qu’elle prétend circonscrire. Pour en rester au niveau symbolique, ce vocable amène à conférer aux combattants terroristes le statut de soldats. Si Daech a bien en pratique une forme d’armée, c’est servir ses objectifs que de transformer ces criminels en soldats et, indirectement, cette organisation en Etat.
S’accommoder de la notion de « guerre au terrorisme » ne pourra que s’accompagner d’un brouillage entre le miliaire et le policier. La distinction républicaine des missions est claire, et n’est pas en cause dans les attentats : la sécurité intérieure relève des techniques de police et de justice. L’opération Sentinelle, qui consomme dans le cadre du plan Vigipirate 7000 soldats (en fait 11000 pré-positionnés), ne sert qu’à rassurer mais pas à prévenir, et normalise l’idée néfaste d’une intervention permanente de l’armée sur le territoire national.
Pour une sécurité intérieure républicaine
Gardons-nous de donner des leçons : il n’y a pas de solution infaillible pour se prémunir des attaques de ce type. Les petites cellules clandestines autonomes dont Daech a théorisé l’emploi sont difficiles à détecter. Pour autant un débat doit être mené quant à nos moyens en matière de renseignements. Deux points doivent être questionnés : la priorité donnée à l’accroissement de la surveillance électronique, et la question des moyens, et plus précisément des moyens humains [6], que ce soit en matière de renseignement intérieur ou extérieur. Dans ce domaine aussi, si on veut assurer la sécurité des Français la première des décisions à prendre est d’en finir avec l’austérité et la baisse constante des dépenses publiques.
Renforcer le renseignement humain dans un cadre légal permettant l’action
Il faut réaffirmer, contre les dispositifs promus dans la dernière Loi sur le renseignement, la supériorité en matière de détection des entreprises terroristes du renseignement humain de proximité sur la surveillance globale. Ces débats existent depuis 20 ans et le choix des Etats-Unis de recourir à la surveillance électronique de masse en suivant les milliards de signaux émis via l’usage des nouvelles technologies. Cette pratique est inefficace. Des cerveaux formés durant la guerre froide ont plaqué l’écoute de signaux mécaniques (moteurs de sous-marins) sur ceux d’êtres humains ayant une intentionnalité politique, polymorphe et adaptative. Donc qui peuvent aussi brouiller les signaux, ou tout simplement ne pas en émettre [7].
Il faut au contraire resserrer la surveillance autour des seules personnes réellement susceptibles de passer à l’acte, et se donner les moyens de ne jamais la desserrer. Le profil des criminels du vendredi 13 auraient dû relever d’une filature quasi permanente si les moyens humains l’avaient rendue possible. Les propos, publiés le 30 septembre, du juge Marc Trévidic, directeur du pôle antiterroriste de 2005 à 2015, se passent ici de commentaire : « Nous, les juges, les policiers de la DGSI, les hommes de terrain, nous sommes complètement débordés. […] Les experts judiciaires de la DGSI sont débordés. Nous n’avons pas les moyens humains pour recueillir des preuves, neutraliser des terroristes. […] A la faveur des évènements du 7 janvier dernier […] le pouvoir a décidé d’une loi donnant tout pouvoir au renseignement hors contrôle judiciaire. Il oublie une chose élémentaire : En France, ce sont les juges qui décident où non d’arrêter les gens, de les mettre en garde à vue, de les placer en détention. Tout ce qui se décide sur la base de renseignements purs, hors contrôle d’un juge, n’a aucune valeur légale. Et le danger lorsque le renseignement tourne en roue libre, c’est qu’on intervienne trop tardivement… » [8]. Cet extrait est bien plus éclairant que les imputations en culpabilité contre le « chiffrement informatique », sur fond d’accusations envers Edward Snowden… [9], ou les papotages sur les « fiches S » qui ont tourné en boucle depuis le 13 novembre.
La nécessité est bien non pas d’amasser sans discernement le plus de données possibles, mais de rebâtir une capacité à récolter des renseignements pertinents et surtout à les exploiter en les analysant. Pour cela « il faut des gens compétents, connaissant la culture, l’histoire, la géographie du pays concerné » [10]. La lutte doit donc se mener aussi sur le terrain de la connaissance. La réduction des moyens de l’Etat a, là comme ailleurs, des effets délétères.
Ne pas confondre « déradicalisation » et suspicion envers l’Islam
Le plus grave danger du point de vue de la sécurité intérieure étant les djihadistes revenus de Syrie ou dans une moindre mesure d’Irak, un autre pan essentiel suppose de tarir le recrutement de Daech à la source. Là encore les premières annonces ont présenté le problème par le petit bout de la lorgnette en promettant « l’expulsion des imams radicaux ». Or des mesures en ce sens sont déjà appliquées depuis les années 1990. Surtout, les promoteurs de cette annonce médiatique semblent oublier que la grande majorité des jeunes radicalisés l’ont été en dehors des mosquées.
Le profil des terroristes indique que sur le long terme, il faut tarir le recrutement par des mesures socio-économiques et éducatives, faire sortir du ghetto les jeunes qui s’identifient au djihadisme d’abord pour des raisons identitaires et sociales [11]. La religion n’est dans l’écrasante majorité des cas qu’un vernis. A court terme, une autre mesure salutaire pourrait être, plutôt que d’ériger Daech en monstre nébuleux et fascinant pour certains, de faire témoigner à la télévision, ou dans les banlieues, au besoin à visage couvert, les « déçu(e)s du djihadisme » qui sont rentré(e)s de Syrie avant l’heure. Certains se voyant déjà en aventuriers soldats seraient peut-être moins motivés s’ils savaient que ce qui les attend en arrivant est un lavage de cerveau sectaire accompagnés de soumissions physiques (viols et privations) en vue de devenir des machines.
Eliminer Daech via une autre politique internationale
L’enfermement de la France dans des alliances coupables
François Hollande, comme son prédécesseur, s’est enfermé dans l’atlantisme [12] et les alliances avec les pays du Golfe. Alors même que les Etats-Unis, via l’invasion de l’Irak en 2003, et l’Arabie Saoudite, le Qatar et le Koweït portent une lourde responsabilité dans la montée en puissance de Daech. La France a tout misé sur la croyance mêlée d’affairisme en l’existence d’un collectif de « pays sunnites » mus par cette seule identité, et a axé ses prises de position sur celles de ces alliés. Alors que les fractures religieuses, devenues réelles dans la région à force d’être attisées de tous côtés, ne forment que l’écueil d’enjeux géopolitiques profanes. Imbibés d’un « néo-conservatisme soft » mêlant croisade démocratique et lecture ethno-confessionnelle des conflits, les dirigeants de notre diplomatie, en Syrie comme ailleurs, se sont condamnés à alterner entre velléités militaristes et postures moralisatrices réduisant l’invocation des « droits de l’homme » à un catéchisme à géométrie variable.
Le « ni Assad ni Daech » a donc prédominé, même après le début du cycle de Vienne [13]. Le tout sur fond de légende selon laquelle Daech, produit de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis, et aidé par les principaux alliés de la France dans la zone, était une pure création de Bachar El-Assad. Si ce dernier a pu profiter objectivement de la confessionnalisation de la guerre en Syrie, force est de constater que ses ennemis régionaux, amis de la France, la lui ont servie sur un plateau en soutenant les djihadistes [14].
Un revirement stratégique forcé
Ce ni-ni n’est plus tenable. François Hollande l’a compris. En rencontrant Vladimir Poutine dès le 18 novembre pour parfaire la coordination des frappes françaises et russes contre Daech, il a opéré un revirement. Si la période n’était pas si grave, on pourrait rire des éléments de communication d’un gouvernement tentant de faire croire en un Poutine ralliant la France contre Daech, alors qu’à l’évidence c’est la France qui s’est rapprochée des positions de la Russie. Ce revirement, qui reste à cette heure à acter, est une condition nécessaire, mais insuffisante, de la mise sur pied, sous l’égide de l’ONU, d’une coalition unique incluant notamment la Russie et l’Iran. Son efficacité suppose qu’elle soit dotée de moyens militaires significatifs et coordonnés [15], et la présence de troupes locales au sol capables de suppléer des forces kurdes jusqu’à présents bien seules sur le terrain.
Reste toutefois au préalable à s’assurer que les « alliés » de la France cessent leurs ambigüités. On peut en douter, alors que la Turquie, qui a déjà de profité du détournement d’attention provoqué par les attentats de 13 novembre pour relancer ses attaques contre les kurdes, et vient d’abattre un avion russe qui volait, sauf preuve du contraire, dans l’espace aérien syrien. On peut également en douter au regard de certaines réactions minimalistes, et même déloyales, chez nos « alliés » du Golfe, pourtant reçus juste après les attentats [16], dont les objectifs centraux restent jusqu’à preuve du contraire la lutte contre el-Assad et la guerre qu’ils mènent au Yémen.
Le doute est d’autant plus permis quant à la capacité de réunir les conditions précitées que la résolution proposée par la France au Conseil de Sécurité de l’ONU, adoptée une semaine après les attentats, n’est pas dénuée d’ambigüités toutes diplomatiques. Autorisant « toutes les mesures nécessaires » pour lutter contre l’organisation Etat islamique (EI), ce texte ne va pas sans créer une certaine confusion puisqu’il semble autoriser une action militaire contre Daech sans soutenir ni rejeter explicitement les précédents appels de la Russie -qui a conditionné le vote du texte à l’insertion d’une référence à la Charte de l’ONU - à une coalition internationale unique coordonnée en Syrie. A cette heure lacoalition unique contre Daech semble donc encore buter sur la question du sort de Bachar El-Assad.
Une lutte « hors limites »
Mais, même si une coalition dotée d’une stratégie cohérente, ce qui est donc loin d’être le cas, était échafaudée, il faut garder à l’esprit que la militarisation de la lutte contre le terrorisme a engendré depuis des années encore plus de vocations terroristes. Les interventions en Afghanistan et en Irak ont entraîné une croissance des actes terroristes dans le monde de 6 500 % (la moitié en Afghanistan et en Irak entre 2007 et 2011) [17]. Les gigantesques pertes civiles causées par les recours massifs aux bombardements ; l’érection de criminels en soldats défenseurs d’une cause du seul fait qu’ils sont la cible de la première puissance du monde ; la dislocation politique, sociale et économique des sociétés concernées, déchirées par des luttes identitaires, religieuses ou non, et leurs lots de milices massacreuses, expliquent ces terribles statistiques.
Or pour l’heure l’intensification des bombardements est, dans la continuité de l’année écoulée, la seule réponse proposée. A court terme le gouvernement a tout loisir de prétendre à l’efficacité de cette méthode, puisque pas grand monde n’a les moyens d’en vérifier le bilan. Il ne fait pourtant guère de doute que Daech a depuis longtemps pris des dispositions pour mettre ses troupes à l’abri, ou plutôt pour les mélanger aux populations. Quelle sera donc l’étape suivante ? Mentir à la hausse sur les pertes infligées à l’organisation djihadiste, comme certains officiers étasuniens l’ont fait [18] ? Ou élargir les bombardements aux villes, où les combattants de Daech se mêlent aux populations, avec pour seule certitude de massacrer des civils et de s’aliéner des soutiens potentiels ?
Il est plus que temps de proposer une stratégie globale pour lutter contre Daech. Face aux errements de la « guerre au terrorisme », nous prônons une lutte « hors limites », sous l’égide de l’ONU. Ce concept, quelque peu décontextualisé ici par rapport à l’usage de ses créateurs [19], est l’antithèse de la guerre sans limite qu’est la « guerre au terrorisme ». Il s’agit d’un combat intelligent se menant à plusieurs niveaux, qui doivent être imbriqués par-delà les limites traditionnellement établies. Hormis les éléments relatifs à la cohésion sociale et à la sécurité intérieure évoqués plus haut, la lutte contre Daech doit comporter un volet économique qui implique notamment de cesser d’acheter des marchandises issues des territoires qu’il contrôle [20] ; et un volet politique pour saper ses « bases sociales » en Syrie et en Irak, et à plus long terme reconstruire des Etats capables d’exercer leur souveraineté sur un territoire.
Sans cela, la focalisation sur le volet militaire est la plus sûre garantie de l’enlisement dans une guerre asymétrique dont rêve Daech. Et qui, couplé aux mesures liberticides qui semblent constituer le seul horizon du gouvernement en matière de « sécurité » intérieure, sapera encore les bases de notre démocratie.