Cet automne, en France et sans doute dans d’autres pays, la commémoration du centenaire de la naissance d’Albert Camus, prix Nobel de littérature de 1957, va donner lieu à une abondante production éditoriale. Elle témoignera en particulier de l’actualité du questionnement qui traverse toute son œuvre, et que résume le titre de son livre paru en 1942 : Le Mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde.
Si on lit ou relit ce texte aujourd’hui, mais à travers le prisme d’un environnement où les décideurs sont beaucoup plus friands de notes de conjoncture financière que de travaux philosophiques, on ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec les mythes – en quelque sorte parallèles à celui de Sisyphe – sur lesquels le système néolibéral fonctionne idéologiquement. Les plus présents d’entre eux dans le débat public ont nom « marché », « croissance » et « compétitivité ». L’absurdité de l’invocation de cette dernière notion, pour ne parler ici que d’elle, n’a en effet rien à envier à celle des efforts du héros de la mythologie grecque condamné par les dieux, et pour l’éternité, à hisser au flanc d’une montagne un rocher qui décroche juste avant que le sommet soit atteint et dégringole vers la vallée.
Le discours sur la compétitivité, présentée à Berlin et à Bruxelles comme la solution à la crise que connaissent presque tous les pays de l’Union européenne (UE), repose sur une mystification intellectuelle : une entreprise n’est pas compétitive en elle-même ; elle l’est (ou pas) par rapport à une autre. En d’autres termes, la compétitivité ne consiste pas à atteindre un certain niveau d’excellence, mais à maintenir ou conquérir par tous les moyens une avance sur ses concurrents. C’est toute la différence entre l’absolu et le relatif. Par définition, les entreprises ne peuvent pas en même temps être toutes compétitives par rapport à toutes les autres.
Il ne s’agit pas ici de préconiser la fin de toute concurrence, mais de la réguler en fonction du double objectif de justice sociale et d’exigence écologique, et cela aux échelons national, européen et mondial. Les outils – politique monétaire, fiscalité, protectionnisme altruiste [1], démocratisation des institutions politiques, etc. – ne manquent pas. Il suffit de vouloir s’en doter et de les utiliser. Ce n’est pas le cas de l’UE qui a opté pour une panoplie de mesures pudiquement baptisées « réformes structurelles » et d’inspiration radicalement opposée : course-poursuite entre Etats dans la déflation salariale, dans le démantèlement de la protection sociale et du droit du travail, et dans la paupérisation des services publics promis à la privatisation.
Un mythe doit pouvoir s’incarner, et c’est le rôle dévolu à l’Allemagne : encore « homme malade de l’Europe » il y a quinze ans, elle serait devenue, grâce aux lois Hartz, la championne de la compétitivité. Et tant pis si cette performance repose sur l’absence de salaire minimum, la prolifération des « mini-jobs » sans couverture sociale ni droits à la retraite, et sur l’existence de 8 millions de travailleurs pauvres.
Ce sont deux variantes de ce modèle – celles de l’Irlande et de la Lettonie – que le commissaire européen Olli Rehn vient de proposer à l’Espagne en demandant au gouvernement Rajoy de baisser tous les salaires de 10 %. Il s’est bien gardé de signaler que, dans ces deux pays, les « réformes structurelles » ont conduit à une destruction massive d’emplois à plein temps : 20 % en Lettonie, un tiers en Irlande [2]. L’important c’est d’assurer la survie du mythe…
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