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Du capitalisme à la civilisation

mercredi 7 mai 2008   |   Samir Amin
Lecture .

1. L’ACCUMULATION PAR DEPOSSESSION EST PERMANENTE DANS L’HISTOIRE DU CAPITALISME REELLEMENT EXISTANT

La vulgate idéologique de l’économie conventionnelle et de la « pensée » culturelle et sociale qui l’accompagne prétend que l’accumulation est financée par l’épargne – vertueuse – des « riches » (les propriétaires opulents), comme des nations. L’histoire ne conforte pas cette invention des puritains anglo-américains. Elle est, au contraire, celle d’une accumulation largement financée par la dépossession des uns (la majorité) au profit des autres (une minorité). Marx a analysé avec rigueur ces processus qu’il a qualifié d’accumulation primitive, dont la dépossession des paysans anglais (les « enclosures »), celle des paysans irlandais (au profit de landlords anglais conquérants), celle de la colonisation américaine constituent les témoignages éloquents. En réalité cette accumulation primitive ne se situe pas exclusivement aux origines lointaines et dépassées du capitalisme. Celle-ci se poursuit encore aujourd’hui.

La population de la Planète est multipliée par trois entre 1500 (de 450 à 550 millions d’êtres humains) et 1900 (1600 millions), puis par 3,75 au cours du XXe siècle (aujourd’hui plus de 6 000 millions). Mais la proportion des Européens (d’Europe et des territoires conquis en Amérique, Afrique du Sud, Australie et Nouvelle Zélande) passe de 18 % (ou moins) en 1500 à 37 % en 1900, pour redescendre graduellement au XXe siècle. Les quatre premiers siècles (1500-1900) correspondent à la conquête du monde par les Européens, le XXe siècle – qui se poursuit au XXIe siècle – à « l’éveil du Sud », la Renaissance des peuples conquis.

La conquête du monde par les Européens constitue une gigantesque dépossession des Indiens d’Amérique, qui perdent leurs terres et leurs ressources naturelles au profit des colons. Les Indiens ont été exterminés en presque totalité (le génocide des Indiens d’Amérique du Nord) ou réduits par les effets de cette dépossession et de leur surexploitation par les conquérants espagnols et portugais au dixième de ce qu’ils étaient. La traite négrière qui prend la relève exerce sur une bonne partie de l’Afrique une ponction qui retarde d’un demi-millénaire le progrès du continent. Des phénomènes analogues sont visibles en Afrique du Sud, au Zimbabwe, au Kenya, en Algérie et plus encore en Australie et en Nouvelle Zélande. Ce procès d’accumulation par dépossession caractérise l’Etat d’Israël – une colonisation en cours. Non moins visibles sont les conséquences de l’exploitation coloniale des paysanneries soumises de l’Inde anglaise, des Indes néerlandaises, Philippines, de l’Afrique : les famines (celle célèbre du Bengale, celles de l’Afrique contemporaine) en constituent la manifestation. La méthode avait été inaugurée par les Anglais en Irlande dont la population, jadis égale à celle de l’Angleterre n’en représente plus encore aujourd’hui que le dixième, ponctionnée par la famine organisée dont Marx a fait le procès.

La dépossession n’a pas frappé seulement les populations paysannes – la grande majorité des peuples d’autrefois. Elle a détruit les capacités de production industrielle (artisanats et manufactures) de régions naguère et longtemps plus prospères que l’Europe elle-même : la Chine et l’Inde entre autre (les développements de Bagchi, dans son dernier ouvrage Perilous passage, sont sur ce sujet indiscutables).

Il importe ici de bien comprendre que ces destructions n’ont pas été produites par les « lois du marché », l’industrie européenne – prétendue plus « efficace » - ayant pris la place de productions non compétitives. Ce discours idéologique passe sous silence les violences politiques et militaires mises en œuvre pour obtenir ce résultat. Ce ne sont pas les « canons » de l’industrie anglaise, mais ceux des canonnières tout court, qui ont eu raison de la supériorité – et non infériorité – des industries chinoises et indiennes. L’industrialisation, interdite par les administrations coloniales, a fait le reste et « développé le sous développement » de l’Asie et de l’Afrique aux XIXe et XXe siècles. Les atrocités coloniales, l’extrême surexploitation des travailleurs ont été les moyens et les produits naturels de l’accumulation par dépossession.

De 1500 à 1800, la production matérielle des centres européens progresse à un taux qui dépasse de peu sans doute celui de leur démographie (mais celle-ci est forte en termes relatifs pour l’époque ). Ces rythmes s’accélèrent au XIXe siècle, avec l’approfondissement – et non l’atténuation – de l’exploitation des peuples d’outre mer, raison pour laquelle je parle d’accumulation permanente par dépossession et non d’accumulation « primitive » (« première », « antérieure »). Cela n’exclut pas qu’aux XIXe et XXe siècles la contribution de l’accumulation financée par le progrès technologique – les révolutions industrielles successives – prend désormais une importance qu’elle n’avait jamais eue au cours des trois siècles mercantilistes qui précèdent. Finalement donc, de 1500 à 1900, la production apparente des centres nouveaux du système mondial capitaliste/impérialiste (l’Europe occidentale et centrale, les Etats Unis et – tard venu – le Japon) est multiplié par 7 à 7,5, faisant contraste avec celle des périphéries qui n’est guère que doublée. L’écart se creuse comme jamais il n’avait été possible dans toute l’histoire antérieure de l’humanité. Au cours du XXe siècle il s’approfondit encore, portant le revenu par tête apparent en 2000 à un niveau de 15 à 20 fois supérieur à celui des périphéries dans leur ensemble.

L’accumulation par dépossession des siècles du mercantilisme a largement financé le déploiement du luxe des trains de vie des classes dirigeantes de l’époque (« l’Ancien Régime »), sans avoir bénéficié aux classes populaires, dont les niveaux de vie se dégradent souvent – elles sont elles-mêmes victimes de l’accumulation par dépossession de fractions importantes des paysanneries. Mais elle a surtout financé un extraordinaire renforcement des pouvoirs de l’Etat modernisé, de son administration et de sa puissance militaire. Les guerres de la Révolution et de l’Empire, qui font la jonction entre l’époque mercantiliste précédente et celle de l’industrialisation ultérieure, en témoignent. Cette accumulation est donc à l’origine des deux transformations majeures qui feront le XIXe siècle : la première révolution industrielle, la conquête coloniale facile.

Les classes populaires ne bénéficient pas de la prospérité coloniale des premiers temps, jusque tard dans le XIXe siècle, comme en témoigne le tableau désolant de la misère ouvrière en Angleterre, décrite par Engels. Mais ils ont l’échappatoire de l’émigration en masse, qui s’accélère au XIXe et XXe siècles. Au point que la population d’origine européenne soit devenue supérieure à celle des régions d’origine de leur émigration. Imagine-t-on aujourd’hui deux ou trois milliards d’Asiatiques et d’Africains disposant de tels avantages ?

Le XIXe siècle a représenté l’apogée de ce système de la mondialisation capitaliste/impérialiste. Au point que, désormais, expansion du capitalisme et « occidentalisation » au sens brutal du terme rendent impossible la distinction entre la dimension économique de la conquête et sa dimension culturelle, l’eurocentrisme.

3. LE CAPITALISME : UNE PARENTHESE DANS L’HISTOIRE

Le parcours du capitalisme réellement existant est composé d’une période longue de maturation, s’étendant sur plusieurs siècles, conduisant à un moment d’apogée court (le XIXe siècle), suivi d’un long déclin probable, amorcé au XXe siècle, qui pourrait devenir une longue transition au socialisme mondialisé.

Le capitalisme n’est pas le produit d’une apparition brutale, presque magique, qui aurait choisi le triangle Londres/Amsterdam/Paris pour se constituer dans le temps court de la Réforme-Renaissance du XVIe siècle. Trois siècles plus tôt il avait trouvé une première formulation dans les villes italiennes. Des formules premières brillantes mais limitées dans l’espace, étouffées par le monde européen « féodal » ambiant, et de ce fait ayant essuyé des défaites successives conduisant à l’avortement de ces premières expériences. On peut même discuter d’antécédents divers à celles-ci, dans les villes marchandes des « routes de la Soie », de la Chine et de l’Inde au Moyen Orient islamique arabe et persan. Plus tard 1492, avec la conquête des Amériques par les Espagnols et les Portugais, amorce la création du système mercantiliste/esclavagiste/capitaliste. Mais les monarchies de Madrid et de Lisbonne, pour des raisons diverses qui ne sont pas le sujet de notre propos ici, ne sauront pas donner sa forme définitive au mercantilisme, que les Anglais, les Hollandais et les Français vont inventer à leur place. Cette troisième vague de transformations sociales, économiques, politiques et culturelles, qui va produire la transition au capitalisme dans la forme historique que nous lui connaissons (« l’Ancien Régime ») est impensable sans les deux vagues qui l’ont précédé. Pourquoi n’en serait-il pas de même du socialisme : un processus de long apprentissage pluriséculaire d’invention d’un stade plus avancé de la civilisation humaine ?

Le moment de l’apogée du système est bref : à peine un siècle sépare les révolutions industrielle et française de celle de 1917. C’est le siècle à la fois de l’accomplissement de ces deux révolutions qui s’emparent de l’Europe et de son enfant nord-américain, de la remise en question de celles-ci (de la Commune de Paris – 1871 – à la révolution de 1917), et de l’achèvement de la conquête du monde, qui semble accepter son sort.

Ce capitalisme historique peut-il poursuivre son déploiement en permettant aux périphéries de son système de « rattraper leur retard » pour devenir des sociétés capitalistes pleinement « développées » à l’image de ce que sont celles de ses centres dominants ? Si cela était possible, si les lois du système le permettaient, alors le « rattrapage » par et dans le capitalisme s’imposerait comme une force objective incontournable, un préalable nécessaire au socialisme ultérieur. Mais voilà, cette vision, si banale et dominante puisse-t-elle être, est simplement fausse. Le capitalisme historique est – et continuera à être – polarisant par nature, rendant le « rattrapage » impossible.

Le capitalisme mondialisé réellement existant est polarisant par nature
L’option d’un développement autocentré est incontournable

Dans sa traduction en termes de stratégie politique et sociale, ce principe général signifie que la longue transition constitue un passage obligé, incontournable, par la construction d’une société nationale populaire, associée à celle d’une économie nationale autocentrée. Cette construction est contradictoire dans tous ses aspects : elle associe des critères, institutions, modes d’opération de nature capitaliste à des aspirations et des réformes sociales en conflit avec la logique du capitalisme mondial, elle associe une certaine ouverture extérieure (contrôlée autant que possible) et la protection des exigences des transformations sociales progressistes, en conflit avec les intérêts capitalistes dominants. Les classes dirigeantes, par leur nature historique, inscrivent leurs visions et aspirations dans la perspective du capitalisme mondial réellement existant et, bon gré mal gré, soumettent leurs stratégies aux contraintes de l’expansion mondiale du capitalisme. C’est pourquoi elles ne peuvent pas réellement envisager la déconnexion. Celle-ci, par contre, s’impose aux classes populaires dès lors qu’elles tentent d’utiliser le pouvoir politique pour transformer leurs conditions et se libérer des conséquences inhumaines qui leur sont faites par l’expansion mondiale polarisante du capitalisme.

La dynamique du modèle du développement autocentré est fondée sur une articulation majeure, celle qui met en relation d’interdépendance étroite la croissance de la production de biens de production et celle de la production de biens de consommation de masse. Les économies autocentrées ne sont pas fermées sur elles-mêmes ; au contraire elles sont agressivement ouvertes dans ce sens qu’elles façonnent, par leur potentiel d’intervention politique et économique sur la scène internationale, le système mondial dans sa globalité. A cette articulation correspond un rapport social dont les termes majeurs sont constitués par les deux blocs fondamentaux du système : la bourgeoisie nationale et le monde du travail. La dynamique du capitalisme périphérique - l’antinomie du capitalisme central autocentré par définition - est fondée par contre sur une autre articulation principale qui met en relation la capacité d’exportation d’une part et la consommation - importée ou produite localement par substitution d’importation - d’une minorité d’autre part. Ce modèle définit la nature compradore - par opposition à nationale - des bourgeoisies de la périphérie.

Une lecture critique des tentatives historiques d’un développement autocentré populaire ou socialiste s’impose

La longue vague de libération nationale qui a balayé le tiers monde dans l’après seconde guerre mondiale s’est soldée par la constitution de nouveaux pouvoirs d’Etat assis principalement sur les bourgeoisies nationales qui ont contrôlé, à des degrés divers, les mouvements de libération nationale. Ces bourgeoisies ont produit des projets de « développement » - une véritable idéologie du développement – conçus comme des stratégies de modernisation visant à assurer « l’indépendance dans l’interdépendance mondiale ». Ces stratégies n’envisageaient donc pas de déconnexion au sens véritable du principe, mais seulement une adaptation active au système mondial, un choix qui, avec d’autres, exprime bien la nature bourgeoise nationale des projets en question. L’histoire devait démontrer le caractère utopique du projet, qui, après s’être déployé avec succès en apparence entre 1955 et 1975, s’est essoufflé, conduisant à la recompradorisation des économies et des sociétés de la périphérie, imposée par le moyen des politiques dites « d’ouverture », de privatisation et d’ajustement structurel unilatéral aux contraintes de la mondialisation capitaliste.

Par contre les expériences dites du socialisme réellement existant en URSS, en Chine, au Vietnam et à Cuba avaient effectivement déconnecté au sens que nous donnons au principe, et, dans cet esprit, construit un système de critères de choix économiques indépendant de celui imposé par la logique de l’expansion capitaliste mondiale. Ce choix, comme d’autres qui l’accompagnaient, traduit l’origine authentiquement socialiste des intentions des forces politiques et sociales à l’origine des révolutions en question. Cependant, confrontés aux choix entre l’objectif de « rattraper à tout prix » par un développement des forces productives commandant l’adoption de systèmes d’organisation à l’image de ceux mis en place dans les centres capitalistes et celui de « construire une autre société » (socialiste), ces sociétés ont progressivement donné la priorité au premier terme de l’alternative, au point de risquer de vider le second de tout contenu réel. Cette évolution, elle-même le produit de la dynamique sociale, s’accompagnait de la formation progressive d’une bourgeoisie en puissance. Si celle ci parvenait à s’imposer en qualité de classe politiquement dominante, alors s’imposerait le rétablissement d’un capitalisme normal intégré au système mondial conduisant directement à la « repériphérisation » des sociétés en question.

L’érosion et la défaite des projets du « développementalisme » des pays du tiers monde et du soviétisme (le soit disant socialisme réel) joint à l’approfondissement de la mondialisation capitaliste dans les centres dominants de l’Occident ont ouvert le champ au discours unilatéral dominant, proposant l’inscription dans la mondialisation capitaliste comme un choix sans alternative. Il s’agit là d’une utopie réactionnaire puisque la soumission aux impératifs de l’expansion du marché mondial toujours bidimensionnel ne permet pas de dépasser la mondialisation – polarisante. Le développement autocentré et la déconnexion restent donc la réponse incontournable au défi de la nouvelle étape de mondialisation capitaliste polarisante. La poursuite d’une voie capitaliste de développement constitue donc, pour les peuples des périphéries, une impasse tragique. Car le capitalisme « développé » des uns – les centres dominants minoritaires (20% de sa population de la planète) – implique le capitalisme « sous-développé » des autres – 80% de la population mondiale. L’impasse se manifeste alors dans toutes les dimensions de la vie sociale, économique et politique.

L’impasse capitaliste se manifeste avec une évidence éclatante à propos de la question agraire.

La voie de développement du capitalisme historique est fondée sur l’appropriation privée du sol agraire, la soumission de la production agricole aux impératifs du « marché », et, à partir de là, l’expulsion progressive et accélérée de la population paysanne au bénéfice d’un petit nombre d’agriculteurs capitalistes, qui ne sont plus des paysans, et finissent par ne représenter plus qu’un pourcentage insignifiant de la population (de 5 à 10%), mais capable de produire suffisamment pour nourrir (bien) l’ensemble des peuples des pays concernés, et même exporter des surplus de production importants. Cette voie, initiée par l’Angleterre au XVIIIe siècle (avec les « enclosure »), progressivement étendue à l’ensemble de l’Europe au XIXe siècle, définit l’essence de la voie historique du développement capitaliste.

Cette voie capitaliste n’a été possible que parce que les Européens ont disposé de la gigantesque soupape de sécurité que représentait l’immigration vers les Amériques, dont on a vu l’ampleur plus haut. Or celle-ci n’existe tout simplement pas pour les peuples des périphéries d’aujourd’hui. De surcroît l’industrialisation moderne ne pourrait absorber qu’une faible minorité des populations rurales concernées, parce que, en comparaison avec les industries du XXe siècle, celles d’aujourd’hui intègrent des progrès technologiques – condition de leur efficacité – qui économisent la main d’œuvre qu’elles emploient. La voie capitaliste ne peut produire ici que « la planète des bidonvilles » (visible dans le tiers monde capitaliste contemporain), produire et reproduire indéfiniment du travail à bon marché. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette voie est politiquement infaisable. En Europe, en Amérique du Nord et au Japon la voie capitaliste –associée au débouché de l’émigration et aux profits de l’impérialisme – a bien créé – tardivement – les conditions d’un compromis social capital-travail (particulièrement visible dans l’après seconde guerre mondiale avec le Welfare State, mais dont des formes moins explicites existaient déjà depuis la fin du XIXe siècle). Les conditions d’un compromis de ce modèle n’existent pas dans les périphéries d’aujourd’hui. La voie capitaliste en Chine ou au Vietnam par exemple, ne peut pas fonder une alliance populaire large solide, intégrant la classe ouvrière et l’ensemble de la paysannerie. Elle ne peut trouver sa base sociale que dans les nouvelles classes moyennes devenant les bénéficiaires exclusives de ce développement. La voie « sociale-démocrate » est donc interdite ici. L’alternative incontournable est celle d’un modèle de développement « paysan ».

Un regard en arrière sur l’histoire des sociétés du monde antérieur à la conquête européenne peut éclairer ici notre propos et peut être même inspirer des réponses socialistes efficaces au défi de notre temps. La Chine des siècles qui précèdent l’intervention brutale des Européens à partir de 1840 a mis en œuvre un modèle de développement agraire différent de celui inauguré par la voie capitaliste des « enclosures ». La voie chinoise – qui ne disposait pas de la possibilité de l’émigration massive de son surplus de paysans – était fondée sur l’intensification de la production (rendements à l’hectare en progression) par l’association d’une dose croissante de travail, des connaissances améliorées de la nature, des inventions techniques appropriées et l’élargissement de la sphère d’échanges marchands non capitalistes. Cette formule a été poursuivie par la Chine maoïste et même post maoïste. Elle avait fait en son temps, au XVIIIe siècle, l’admiration des Européens (le livre d’Etiemble, L’Europe chinoise en témoigne éloquemment) et inspiré les physiocrates français. On l’a oublié aujourd’hui et l’intérêt important particulier du livre de G. Arrighi est de nous le rappeler. C’est cette voie qui a donné à la Révolution française son caractère spécifique de révolution paysanne, fut-elle associée et progressivement dominée par la bourgeoisie. Je prétends qu’il faut garder ces réflexions présentes à l’esprit dans l’élaboration des politiques de développement à orientation socialiste d’aujourd’hui.

Car la voie capitaliste est-elle « plus efficace » ? L’idéologie dominante – celle du capitalisme – confond dans sa réponse rentabilité pour le capital et efficacité sociale. Si la voie capitaliste permet par exemple de multiplier par dix la production par travailleur rural en un temps défini, celle-ci peut paraître d’évidence d’une efficacité indiscutable. Mais si dans le même temps le nombre des emplois ruraux a été divisé par cinq, qu’en est-il de l’efficacité sociale de cette voie ? La production totale aura été multipliée par deux, mais quatre ruraux éliminés sur cinq ne peuvent plus ni se nourrir par eux-mêmes, ni produire un excédent modeste pour le marché. Si la voie paysanne qui stabilise le chiffre de la population rurale ne multiplie dans le même temps leur production par tête que par deux, la production totale, elle même doublée, nourrit tous les ruraux et produit un excédent commercialisable qui peut être supérieur à celui offert par la voie capitaliste dès lors qu’on déduit de celle-ci l’auto-consommation des paysans qu’elle élimine. Une comparaison entre la « voie française » et la « voie anglaise » au XIXe siècle illustrerait notre propos. La seconde n’a d’ailleurs été possible que grâce à l’émigration en masse et à l’exploitation forcenée des colonies. Les historiens chinois ont parfois eu l’intuition forte de la validité de cette comparaison entre les deux voies (Wen Tiejun nous le rappelle dans un article brillant, peu compris). Giovanni Arrighi (voir Adam Smith in Beijing), André Gunder Frank également (voir Re-Orient), comme l’historien français de la Chine Jean Chesneaux.

4. VERS UNE SECONDE VAGUE DE LIBERATION DES PEUPLES : LE SOCIALISME DU XXIe SIECLE.

Le moment de l’apogée du système est donc bref : à peine un siècle. Le XXe siècle est celui de la première vague de grandes révolutions conduites au nom du socialisme (Russie, Chine, Vietnam, Cuba) et de la radicalisation des luttes de libération de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine (les périphéries du système impérialiste/capitaliste), dont les ambitions s’exprime à travers le « projet de Bandoung » (1955-1981).

Cette concomitance n’est pas le fruit du hasard. Le déploiement mondialisé du capitalisme/impérialisme a constitué pour les peuples des périphéries concernées la plus grande tragédie de l’histoire humaine, illustrant ainsi le caractère destructif de l’accumulation du capital. La loi de la paupérisation formulée par Marx s’exprime à l’échelle du système avec encore plus de violence que ne l’avait imaginé le père de la pensée socialiste ! Cette page de l’histoire est tournée. Les peuples des périphéries n’acceptent plus le sort que le capitalisme leur réserve. Ce changement d’attitude fondamental est irréversible. Ce qui signifie que le capitalisme est entré dans sa phase de déclin.

Bandung et la première mondialisation des luttes (1955-1980)

Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique proclamaient à Bandung en 1955 leur volonté de reconstruire le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits des nations jusque là dominées. Ce « droit au développement » constituait le fondement de la mondialisation de l’époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à l’impérialisme contraint, lui, à s’ajuster à ces exigences nouvelles.

Les progrès de l’industrialisation amorcés durant l’ère de Bandung ne procèdent pas de la logique du déploiement impérialiste mais ont été imposés par les victoires des peuples du Sud. Sans doute ces progrès ont-ils nourri l’illusion d’une « rattrapage » qui paraissait en cours de réalisation, alors qu’en fait l’impérialisme, contraint lui de s’ajuster aux exigences du développement des périphéries, se recomposait autour de nouvelles formes de domination. Le vieux contraste pays impérialistes/pays dominés qui était synonyme de contraste pays industrialisés/pays non industrialisés cédait peu à peu la place à un contraste nouveau fondé sur la centralisation d’avantages associés aux « cinq monopoles nouveaux des centres impérialistes » (le contrôle des technologies nouvelles, des ressources naturelles, du système financier global, des communications et des armements de destruction massive).

Le long déclin du capitalisme, sera-t-il synonyme d’une longue transition positive au socialisme ? Il faudrait pour qu’il en soit ainsi que le XXIe siècle prolonge le XXe siècle et en radicalise les objectifs de la transformation sociale. Ce qui est tout à fait possible mais dont les conditions doivent être précisées. A défaut, le long déclin du capitalisme se traduirait par la dégradation continue de la civilisation humaine. Je renverrai ici à ce que j’ai écrit à ce propos il y a plus de vingt cinq ans : « Révolution ou décadence ? » ( Classe et Nation, Minuit 1979, pp 238-245).

Le déclin n’est pas non plus un processus continu, linéaire. Il n’exclut pas des moments de « reprise », de contre offensive du capital, analogues à leur manière à la contre offensive des classes dirigeantes de l’Ancien Régime à la veille de la Révolution française. Le moment actuel est de cette nature. Le XXe siècle constitue un premier chapitre du long apprentissage par les peuples du dépassement du capitalisme et de l’invention de formes socialistes nouvelles de vie, pour reprendre l’expression forte de Domenico Losurdo ( Fuir l’histoire, Delga 2007). Avec lui je n’analyse pas son développement dans les termes de « l’échec » (du socialisme, de l’indépendance nationale) comme la propagande réactionnaire qui a le vent en poupe aujourd’hui tente de le faire. Au contraire ce sont les succès et non les échecs de cette première vague d’expériences socialistes et nationales populaires qui sont à l’origine des problèmes du monde contemporain. J’avais analysé les projets de cette première vague dans les termes des trois familles d’avancées sociales et politiques qu’ont représenté le Welfare State de l’Occident impérialiste (le compromis historique capital-travail de l’époque), les socialismes réellement existant soviétique et maoïste, les systèmes nationaux populaires de l’ère de Bandung. Je les avais analysés dans les termes de leur complémentarité et de leur conflictualité au plan mondial (une perspective différente de celle de la « guerre froide » et de la bipolarité proposée aujourd’hui par les défenseurs du « capitalisme – fin – de l’histoire », qui plaçait l’accent sur le caractère multipolaire de la mondialisation du XXe siècle). L’analyse des contradictions sociales propres à chacun de ces systèmes, des tâtonnements caractéristiques de ces premières avancées, explique leur essoufflement et finalement leur défaite et non leur échec ( Samir Amin, Au delà du capitalisme sénile, PUF 2002, pp 11-19).

C’est donc cet essoufflement qui a créé les conditions favorables à la contre offensive du capital en cours : une nouvelle « transition périlleuse » des libérations du XXe siècle à celles du XXIe siècle. Il faut donc aborder maintenant la question de la nature de ce moment « creux » qui sépare les deux siècles et identifier les défis nouveaux qu’il représente pour les peuples.

Au-delà de la contre offensive du capital en déclin

Les peuples des trois continents (Asie, Afrique, Amérique latine) sont confrontés aujourd’hui au projet d’expansion du système impérialiste dit néo-libéral mondialisé qui n’est rien de moins que la construction de « l’apartheid à l’échelle mondiale ». Le nouvel ordre impérialiste en place sera-t-il remis en question. Par qui peut-il l’être ? Et que produira cette remise en question ?

Sans doute l’image de la réalité dominante ne permet-elle pas d’imaginer une remise en question immédiate de cet ordre. Les classes dirigeantes des pays du Sud, défaites, ont largement accepté de s’inscrire dans leur rôle de compradores subalternes ; les peuples désemparés, engagés dans la lutte pour la survie quotidienne paraissent souvent accepter leur sort ou même – pire – se nourrir des illusions nouvelles dont ces mêmes classes dirigeantes les abreuvent (l’Islam et l’hindouisme politiques en sont les exemples les plus dramatiques). Mais d’un autre côté la montée des mouvements de résistance et de luttes contre le capitalisme et l’impérialisme, les succès remportés – jusqu’à leurs termes électoraux – par les gauches nouvelles en Amérique latine (quelles que soient les limites que comportent ces victoires), la radicalisation progressive de beaucoup de ces mouvements, l’amorce de positions critiques prises par les gouvernements du Sud au sein de l’OMC, constituent le gage qu’un « autre monde », meilleur, devient effectivement possible. La stratégie offensive nécessaire de reconstitution du front des peuples du Sud exige la radicalisation des résistances sociales face à l’offensive du capital impérialiste.

Les classes dirigeantes de certains pays du Sud ont visiblement opté pour une stratégie qui n’est ni celle de la soumission passive aux forces dominantes dans le système mondial, ni celle de l’opposition déclarée à celles-ci : une stratégie d’interventions actives sur lesquelles elles fondent leurs espoirs d’accélérer le développement de leur pays. La Chine, par la solidité de la construction nationale que sa révolution et le maoïsme ont produit, par son choix de conserver le contrôle de sa monnaie et des flux de capitaux, par son refus de remettre en question la propriété collective du sol (principal acquis révolutionnaire des paysans), était mieux équipée que d’autres pour faire ce choix et en tirer des résultats incontestablement brillants. L’expérience peut-elle être poursuivie ? Et quelles sont ses limites possibles ? L’analyse des contradictions portées par cette option m’a conduit à la conclusion que le projet d’un capitalisme national capable de s’imposer à égalité avec celui des puissances majeures du système mondial se nourrissait largement d’illusions. Les conditions objectives héritées de l’histoire ne permettent pas la mise en œuvre d’un compromis social historique capital/travail/paysannerie garantissant la stabilité du système qui, de ce fait, ne peut à terme que soit dériver à droite (et être alors confronté à des mouvements sociaux grandissants des classes populaires) ou évoluer vers la gauche en construisant le « socialisme de marché » comme une étape de la longue transition au socialisme. Les problèmes du Vietnam sont de la même nature. Les options apparemment analogues faites par les classes dirigeantes d’autres pays dits « émergents » sont encore plus fragiles. Ni le Brésil, ni l’Inde – parce qu’ils n’ont pas fait une révolution radicale comme la Chine – ne sont capables de résister avec autant de force aux pressions conjuguées de l’impérialisme et des classes locales réactionnaires.

Pourtant les sociétés du Sud -au moins certaines d’entre elles- sont aujourd’hui équipées de moyens qui leur permettraient de réduire à néant les « monopoles » des centres impérialistes. Ces sociétés sont capables de se développer par elles-mêmes, sans tomber dans la dépendance. Elles disposent d’un potentiel de maîtrise technologique qui leur permettrait d’en faire usage pour elles-mêmes. Elles peuvent contraindre le Nord, en récupérant l’usage de leurs ressources naturelles, à s’ajuster à un mode de consommation moins néfaste. Elles peuvent sortir de la mondialisation financière. Elles remettent déjà en question le monopole des armes de destruction massive que les Etats Unis veulent se réserver. Elles peuvent développer des échanges Sud-Sud – de marchandises, de services, de capitaux, de technologies- qui ne pouvaient être imaginés en 1955, lorsque tous ces pays étaient démunis d’industries et de maîtrise technologique. Plus que jamais la déconnexion est à l’ordre du jour du possible

Ces sociétés le feront-elles ? Et qui le fera ? Les classes dirigeantes bourgeoises en place ? J’en doute fort. Les classes populaires parvenues au pouvoir ? Probablement dans un premier temps des régimes de transition de nature nationale/ populaires.

POUR UN RENOUVEAU SOCIALISTE AU XXIe SIECLE : LE CONFLIT CAPITALISME/SOCIALISME ET LE CONFLIT NORD/SUD SONT INDISSOCIABLES.

Le conflit Nord/ Sud (centres/périphéries) est une donnée première dans toute l’histoire du déploiement capitaliste. C’est pourquoi la lutte des peuples du Sud pour leur libération – désormais victorieuse dans sa tendance générale- s’articule à la remise en question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Il n’y a pas de socialisme concevable hors de l’universalisme, qui implique l’égalité des peuples. Dans les pays du Sud les majorités sont victimes du système, dans ceux du Nord elles en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le savent parfaitement bien que souvent soit ils s’y résignent (dans le Sud) soit ils s’en félicitent (dans le Nord). Ce n’est donc pas un hasard si la transformation radicale du système n’est pas à l’ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours "la zone des tempêtes", des révoltes répétées, potentiellement révolutionnaires. De ce fait les initiatives des peuples du Sud ont été décisives dans la transformation du monde comme toute l’histoire du XXe siècle le démontre. Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de classes dans le Nord : celui de luttes économiques revendicatives qui en général ne remettent en question ni la propriété du capital ni l’ordre mondial impérialiste. Cela est particulièrement visible aux Etats-Unis dans le cadre d’une culture politique du consensus. La situation est plus complexe en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant droite et gauche, depuis les Lumières et la révolution française, puis ensuite avec la formation d’un mouvement ouvrier socialiste et la révolution russe (cf. S. Amin, Le virus libéral, 2003). Néanmoins l’américanisation des sociétés européennes, en cours depuis 1950, atténue graduellement ce contraste. De ce fait également les modifications de la compétitivité comparée des économies du capitalisme central, associées aux développements inégaux des luttes sociales, ne méritent pas d’être placées au centre des transformations du système mondial, ni au cœur des différentes variantes possibles des rapports entre les Etats-Unis et l’Europe, comme le pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur côté les révoltes du Sud, quand elles se radicalisent, se heurtent aux défis du sous développement. Leurs « socialismes » sont de ce fait toujours porteurs de contradictions entre les intentions de départ et les réalités du possible. La conjonction, possible mais difficile, entre les luttes des peuples du Sud et celles de ceux du Nord constitue le seul moyen de dépasser les limites des uns et des autres. Cette conjonction définit ma lecture du marxisme. Une lecture qui part de Marx, refuse de s’arrêter à lui, ou Lénine ou Mao. Un marxisme conçu comme méthode d’analyse et d’action (la dialectique matérialiste) et non comme l’ensemble des propositions tirées de l’usage de celle ci, et donc un marxisme qui ne craint pas de rejeter certaines conclusions, fussent-elles de Marx, un marxisme sans rivages, toujours inachevé.





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