À peine six semaines ont passé depuis que la nouvelle Assemblée législative, dominée par la droite, est entrée en fonction. Mais, déjà, de récents accrocs entre forces de l’ordre et étudiants s’opposant à la potentielle privatisation de l’eau donnent une sinistre image de ce qui attend les mouvements sociaux du Salvador.
Durant le mois de mai, les parlementaires ont ratifié l’interdiction des mines de métaux approuvée en mars 2017, et enterré toutes les demandes en suspens. Au même moment, la Commission sur l’environnement et le changement climatique a rouvert l’interminable débat autour de la législation sur l’eau, avec une inclination à la privatisation.
Depuis 2006, des organisations écologistes du Salvador ont fait pression sur les législateurs pour approuver des lois reconnaissant l’eau comme un droit humain et un bien commun dont la gestion doit être publique et se concentrer sur la durabilité, un usage domestique accessible et une régulation des usages industriels et commerciaux.
Le débat n’a pas toujours été courtois. En 2007, dix-sept membres de l’Association pour le développement du Salvador (Cripdes) ont été arrêté et poursuivi, tombant sous le coup des lois antiterroristes du gouvernement d’Elías Antonio Saca [2004-2009, parti Arena, droite, ndt], pour avoir fait obstruction au lancement d’une politique nationale de décentralisation des services de l’eau. Cette politique marquait le nouveau pas en avant d’une stratégie économique néolibérale, fondée sur la privatisation des services publics et des communs naturels, mise en place par les quatre gouvernements consécutifs du parti pro-patronat Arena [1].
Pendant plus de vingt ans, les Salvadoriens ont subi la dollarisation de la devise locale et la signature d’accords de libre-échange, conçus afin de faciliter la privatisation de sociétés nationales telles que les télécommunications, la banque, les retraites et les usines à sucre, entre autres.
Les organisations écologistes ont connu un certain répit après l’accession du FMLN [2] à l’exécutif. Le nouveau ministre de l’environnement et des ressources naturelles présenta un projet de loi inspiré des diverses propositions soumises par les organisations écologistes et les soumit aux successives commissions parlementaires multipartites sur l’environnement et le changement climatique.
En 2012, une importante avancée a lieu lorsque l’Assemblée approuve un projet de loi pour réformer l’article 69 de la constitution, pour reconnaître la nourriture et l’eau comme des droits humains fondamentaux, en attendant un vote de ratification à la majorité des deux tiers de l’Assemblée législative suivante. À la fin de l’année 2013, les membres de la commission parlementaire avaient déjà débattu quelque 96 articles recouvrant divers aspects d’une loi générale de l’eau, conçue à partir des propositions présentées par les organisations. Mais une impasse apparut autour du débat sur les mécanismes d’administration de l’eau.
Les lois présentées par les organisations sociales proposaient une structure autonome et inclusive, qui soit publiquement nommée et formée par des représentants de divers secteurs, incluant des organisations professionnelles, des comités régionaux de l’eau, des universitaires et le gouvernement. Les partis de droite avancèrent l’argument que le secteur privé devrait être représenté dans l’organe d’administration de l’eau et développa une série de tactiques d’ajournement pour bloquer le débat pendant plus de trois ans, jusqu’à ce qu’une nouvelle proposition de loi fût introduite par un bloc de partis de droite non unifiés, en juin 2017.
La nouvelle proposition était aussi soutenue par des organisations du secteur privé, telles que l’Association nationale privée pour le commerce (Anep, équivalent local du Medef, en France, ndt), l’Association salvadorienne des industriels (Asi) et l’ambassade étasunienne au Salvador qui, pendant des années, avaient fait pression pour inclure l’administration de l’eau dans le cadre des lois de partenariat public-privé, conçues comme un prérequis du « Millennium Fund II Aid Package » [3].
La loi intégrale sur l’eau proposée par la droite était conçue pour refléter les principes clés de la loi générale sur l’eau, avec une différence fondamentale, l’organe principal de décision devant être composé seulement de cinq membres : l’un nommé par le gouvernement, deux par des gouvernements municipaux et deux par le secteur privé.
Des mouvements sociaux ont répondu par un déluge de déclarations et de conférences de presse, dénonçant le fait que la structure administrative proposée pourrait fournir au secteur entrepreneurial le contrôle de l’entité responsable de la gestion de l’eau et, in fine, conduire à une privatisation ultérieure des ressources d’eau.
Des manifestations ont alors été étouffées par la campagne électorale législative, qui battait son plein. Les résultats des élections législatives du 4 mars ont renforcé, dans le rapport de forces du pouvoir, la position d’Arena et d’un bloc de droite pro-entrepreneuriale au sein de l’Assemblée. Avec un total de 61 sièges sur 84, la droite dispose de plus de 50% des votes pour passer une simple loi sans débat et de plus de la majorité des deux tiers requis pour approuver le budget national, rendre constitutionnels des amendements, nommer des personnes à la tête d’institutions étatiques clés et des membres de l’appareil judiciaire, rejeter des vétos présidentiels et même inculper le président.
Deux semaines à peine après les élections et un mois avant que la nouvelle assemblée n’ouvre sa législature, la Chambre américaine du commerce, accompagnée par des transnationales, a tenu une conférence de presse pour annoncer des initiatives privées pour la conservation de l’eau dans le cadre d’un partenariat public-privé et pour appeler à poursuivre la discussion pour légiférer sur l’eau. Au terme de la législature 2015-2018, les partis de droite ont refusé de débattre de la ratification de la réforme constitutionnelle visant à reconnaître le droit à la nourriture et à l’eau avant son terme, tuant ainsi toute possibilité de reconnaissance constitutionnelle.
Lors de sa première réunion en mai 2018, la commission parlementaire sur l’environnement et le changement climatique a enterré toutes les demandes d’exploitation minière en suspens et réaffirmé l’interdiction des mines de métaux. Une décision qui a en a surpris beaucoup, mais les organisations environnementales ont suspecté qu’il ne s’agissait pas d’un simple « bon » acte, mais du début d’un projet dur, visant à approfondir l’agenda économique néolibéral. Encouragée par le nouveau rapport de forces politique, la commission parlementaire a rejeté toutes les demandes publiques visant à soumettre une information et débattre les lois sur l’eau, notamment une requête commune de l’Église catholique et de l’Université centre-américaine [privée et catholique, alliée des mouvements sociaux sur le plan environnemental, ndt], qui avaient soumis leur proposition d’administration institutionnelle de l’eau. En outre, les 92 articles négociés lors de la précédente législature ont été rejetées. Quand les débats ont repris, la proposition du secteur entrepreneurial a été admise comme base des débats : huit articles ont été d’emblée approuvés, notamment l’article 14, qui prévoit un contrôle implicite des ressources d’eau par le secteur privé.
Cette nouvelle orientation de l’activité législative, la perte des avancées antérieures relatives à avec la reconnaissance du droit à l’eau, ainsi que l’imminente cession du contrôle des ressources en eau au secteur privé ont ouvert un nouveau chapitre d’une bataille latente depuis 2005.
Le rejet rapide et unitaire de la part de l’exécutif, de l’Église catholique et d’organisations de la société civile ont porté la bataille dans la rue, donnant à penser que la privatisation ne serait pas une tâche aisée pour Arena.
Le mois de juin a vu les mobilisations publiques atteindre un niveau sans précédent depuis des décennies. Le 7 juin, une marche organisée par des organisations écologistes afin de célébrer le Jour international de l’environnement a mobilisé plus de 4000 personnes devant l’Assemblée législative pour exiger de la commission parlementaire sur l’environnement d’accepter la participation publique aux débats sur l’eau. Le même jour, autour de mille membres de syndicats du système national de distribution d’eau ont marché en direction de l’Assemblée. Une semaine plus tard, le 14 juin, environ 4000 étudiants de l’Université nationale ont défilé jusqu’à l’Assemblée pour exiger également de prendre part aux débats. Le rassemblement a tourné à la violence lorsque la sécurité de l’Assemblée nationale a gazé des étudiants qui tentaient d’accéder à l’édifice. Dimanche 24 juin, plus de 10 000 personnes ont parcouru les rues principales de San Salvador, à l’occasion d’une marche auto-organisée. Des dizaines d’actions décentralisées continuent d’avoir lieu à travers le pays.
Toutes celles-ci sont coordonnées à travers une nouvelle coalition émergente, l’Alliance nationale contre la privatisation de l’eau, constituée de plus de 70 organisations du mouvement social. Elle réunit une diversité d’organisations environnementales, étudiantes, syndicales, religieuses, de paysans et de femmes, qui ont juré de continuer le combat jusqu’à ce que la menace de la privatisation ait été repoussée.
À cette opposition publique, les dirigeants politiques de droite ont répondu avec une campagne médiatique intense, en promettant de ne pas privatiser les ressources d’eau. Mais, dans un nouveau scénario politique où un mouvement social fort et unifié a trouvé une cause commune à défendre – les ressources en eau limitées d’un pays souffrant une crise écologique –, les hommes et femmes politiques vont devoir faire plus que de simples promesses pour apaiser les militants. Ils auront besoin d’une législation qui protège clairement l’eau des intérêts privés.
Traduction et notes : Mikaël Faujour
Edition : Mémoire des luttes
Ce texte a été publié le 25 juin 2018, en anglais, sur le site : http://www.stopesmining.org/