Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 268, 1er novembre 2009

Afghanistan : pile tu perds, face tu perds

mardi 10 novembre 2009   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Les Etats-Unis peuvent maintenant faire ce qu’ils veulent, Obama peut maintenant faire ce qu’il veut, la guerre en Afghanistan est un conflit qu’ils perdront. Le pays et son président sont dans un état de « tétanos parfait » [1].

Considérez le problème de base. Le gouvernement de Kaboul n’a aucune légitimité auprès de la majorité du peuple afghan. Il n’a pas d’armée digne de ce nom. Il n’a aucune assise financière non plus. Il n’y a pratiquement nulle part de sécurité militaire et individuelle. Il fait face à l’opposition d’une guérilla des talibans, qui contrôle la moitié du pays et qui n’a cessé de se renforcer depuis le renversement de leur gouvernement par une invasion étrangère (et largement américaine) en 2001. Le New York Times rapporte que les talibans « contrôlent un réseau financier sophistiqué afin de payer les opérations de leurs insurgés », réseau que les responsables américains s’efforcent, sans succès, de démanteler.

Le président Hamid Karzaï a récemment été réélu après une élection manifestement frauduleuse. Le gouvernement américain a été prêt à avaler cette couleuvre parce que Karzaï est le seul dirigeant politique d’importance à appartenir à l’ethnie pachtoune, laquelle forme la base du soutien aux talibans. Il est par conséquent le seul à pouvoir espérer conclure un accord politique avec tout ou partie des talibans. En devant reconnaître la fraude électorale, les Etats-Unis ont été publiquement mis dans l’embarras et sous pression pour pousser Karzaï à accepter un second tour. Karzaï gagnera sans aucun doute ce dernier tour de scrutin. Politiquement, il se retrouvera après l’élection dans une position très fragile.

Le grand allié politique des Etats-Unis dans la région, le Pakistan, est clairement en collusion avec les talibans, en grande partie pour assurer sa propre survie interne. Le commandant militaire américain, le général Stanley McChrystal, insiste sur le fait qu’il a besoin sur-le-champ de 40 000 soldats supplémentaires ou bien il sera trop tard pour gagner la guerre en Afghanistan. Il paraît improbable qu’il obtienne la totalité de ces troupes, ou suffisamment vite, pour tenir l’échéance implicite qu’il se donne. Beaucoup de figures de l’armée doutent, contrairement à ce que soutient McChrystal, que 40 000 soldats supplémentaires puissent faire la différence, même en arrivant de suite.

Il n’est guère osé de suggérer que les Etats-Unis seront forcés de se retirer d’Afghanistan à un moment donné. Qui prendra vraiment le pouvoir en Afghanistan à ce moment-là reste une question très ouverte. Une guerre civile pourrait bien s’installer pendant une longue période. 

Aux Etats-Unis, l’opinion publique sur la guerre « perdue » sera extrêmement divisée. Il apparaît clairement que la droite républicaine prépare sa charge contre la scélérate trahison des Démocrates en général et d’Obama en particulier. Le général McChrystal pourrait bien devenir leur candidat à la présidence en 2012 sinon en 2016.

Barack Obama ne se verra attribuer aucun mérite quoi qu’il fasse. S’il accorde un soutien plein et entier immédiat aux demandes de McChrystal, il continuera d’être accusé par les Républicains de l’avoir fait trop tardivement. Dans le même temps, il aura mis profondément en colère au moins la moitié, si ce n’est plus, de ceux qui avaient voté pour lui en 2008.

La guerre en Afghanistan est devenue la guerre d’Obama. Quand les Etats-Unis auront « perdu » cette guerre, c’est Barack Obama qui sera accusé de l’avoir « perdue ». Même s’il obtient l’adoption d’une loi sur la santé (possible), et même si la situation économique aux Etats-Unis et dans le monde s’améliore dans les prochaines années (douteux), c’est la guerre en Afghanistan qui continuera de peser le plus lourd, en tant qu’élément le plus important permettant de juger sa présidence.

Barack Obama pourrait-il renverser la situation en changeant radicalement de direction, en allant vers un accord politique rapide avec les talibans et un retrait total ? Sans parler du fait qu’il n’existe aucune indication qu’il envisage sérieusement de le faire, il n’existe pas encore dans l’opinion publique américaine un niveau de soutien qui lui permettrait d’en faire une option politique plausible. Il ne dispose même pas au sein de sa propre administration de l’appui nécessaire pour lui permettre d’engager un changement aussi spectaculaire.

Les Etats-Unis et Obama vont continuer de trébucher, pendant une année ou deux, tandis que la situation générale, militaire et politique, va continuer de se détériorer. Pour les Etats-Unis et pour Obama, c’est pile nous perdons, face nous perdons.

 




[1Force développée par la fibre musculaire en réponse à une fusion complète de secousses électriques ou nerveuses.



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