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Guatemala : leçons d’une défaite pour la gauche mondiale

« La notion de collectif a perdu toute validité »

mardi 28 mars 2017   |   Mikaël Faujour
Lecture .

Intellectuel guatémaltèque, Virgilio Álvarez Aragón est docteur en sociologie et en études comparatives sur l’Amérique latine et la Caraïbe. Il occupe un poste de chercheur associé à l’Institut des études sur l’Amérique latine à l’université de Stockholm. Il collabore aussi site Internet guatémaltèque de référence Plaza Pública, où il propose un éditorial hebdomadaire.

En 2016, a paru, aux éditions Serviprensa un « essai d’interprétation des journées civiques de 2015 », dans lequel il développe diverses réflexions autour des mobilisations multitudinaires de la société civile, en réaction à des cas de corruption et de fraude impliquant de nombreux hauts fonctionnaires. Son implication étant démontrée, le président de la République lui-même, l’ex-général Otto Pérez Molina, a été contraint de démissionner début septembre 2015.

À rebours d’une interprétation erronée, au Guatemala et ailleurs, qui a consisté à attribuer à ces mobilisations citoyennes la démission du président, Virgilio Álvarez Aragón offre une analyse beaucoup plus nuancée et, au total, pessimiste, concluant – et c’est le titre de l’ouvrage – à une révolution qui n’a jamais eu lieu [1].

Pour prolonger cet effort et, peut-être, en approfondir certains aspects, nous l’avons interrogé. Imaginaire politique des classes moyennes et hégémonie culturelle des élites, recul de la démocratie et géopolitique étasunienne : il s’est prêté à l’exercice du questionnaire écrit.

Mikaël Faujour (MF) : Le titre même de votre essai signale que la « révolution » a été, pour vous, un échec, en termes de résultats (c’est-à-dire, peut-être, en amont, en termes d’objectifs) et de l’organisation. Que vous semble-t-il avoir manqué pour que la crise devînt plus dangereuse sur un plan structurel, c’est-à-dire : pour s’en prendre plus systématiquement à la corruption ?

Virgilio Álvarez Aragón (VAA) : Il vaut mieux dire, selon moi, qu’il n’y a jamais eu ne serait-ce que l’intention de réaliser une révolution. Si c’est bien ainsi que les médias ont qualifié les mobilisations, c’est à cause de quelques journalistes naïfs voulant « valoriser l’événement ». Mais on sait l’intention, en particulier chez les médias de droite, comme RepúblicaGT.com, de grossir ce qui arrive, afin de limiter les futures actions sociales et de semer l’idée qu’il s’est agi d’un grand succès… et qu’il faut à présent que les eaux reviennent à leur niveau.

Pour que la réponse à la crise pût atteindre des effets sociaux et politiques importants, il a manqué une organisation de la base, des meneurs organisés capables non seulement d’intégrer les classes populaires à la mobilisation, mais aussi, et c’est le plus important, de radicaliser les actions. Sans que cela implique nécessairement du vandalisme ou des agressions physiques. Des mobilisations en semaine [les grandes manifestations ont toutes eu lieu le dimanche, principal – voire seul – jour de repos hebdomadaire pour les travailleurs, NDT], nocturnes, une prise pacifique de la place de la Constitution ou des chaînes humaines entourant le Congrès ou la Maison présidentielle [la Casa presidencial est le domicile officiel du président de la République du Guatemala, NDT], durant plusieurs jours, auraient dû être réalisés de façon massive. Mais construire une telle action est impossible si, préalablement, aucune organisation n’a été réalisée.

C’est cela que l’élite économique s’est efforcée d’empêcher à tout prix et c’est à ces limitations et conditions que se sont pliés les dirigeants sociaux, conscients de leur faible capacité de mobilisation et empêchés aussi, par les conditions politiques mêmes du pays, de construire efficacement ces organisations.

La Plateforme nationale pour la réforme de l’État (PNRE, [à l’initiative de l’université autonome publique San Carlos, a priori inclusive, puisque ayant convoqué « plus de 95 organisations, collectifs de femmes, de jeunes, d’indigènes (…), divers secteurs professionnels, des notables, des syndicats (…) » [2], celle-ci avait vocation à servir de force de proposition pour sortir de cette crise par le haut, à travers un renforcement de l’État construit par la population dans toute sa diversité, NDT]), a d’emblée fait montre de jusqu’au-boutisme, avec l’intention de promouvoir le recteur de l’Université autonome San Carlos à la présidence, au prétexte qu’il était le « réformateur qu’il fallait », sans même tenter de le placer à la vice-présidence. Il s’est agi là d’un radicalisme puéril.

Il existait parmi les concepteurs de cette plateforme une vision telle des événements en cours qu’ils supposaient que l’éviction de M. Pérez Molina produirait un effondrement des institutions de l’État. Mais cela a d’autant moins eu lieu qu’ils n’ont rien fait pour cela.

Selon eux, le pays était au bord de l’effondrement institutionnel et ils étaient les seuls qui pussent le sauver. On a assisté alors à des élucubrations de cabinet, sans guère de contacts avec d’autres groupes sociaux, mais engagées avec une telle vigueur et une telle diffusion qu’ils ont d’emblée mis sur leurs gardes tous les secteurs de droite, du Cacif [Comité coordinateur des associations agricoles, commerciales, industrielles et financières, organe représentatif de l’oligarchie, équivalent guatémaltèque du Medef, NDT] jusqu’aux médias, en passant par la Fondation contre le terrorisme et l’ambassade des États-Unis. Tous se sont immédiatement lancés dans un effort de renforcement des diverses instances qu’ils influençaient : armée, universités privées, groupes entrepreneuriaux, etc. Leur riposte a consisté, de façon insistante, à répéter que le problème venait du gouvernement et non de l’État – ce en quoi ils avaient raison – et qu’il fallait éviter que les « radicaux » (gauches, communistes et autres noms d’oiseaux) profitassent de l’occasion.

En raison de cet extrémisme, dès la création de la PNRE, les secteurs les plus conservateurs (Cacif, ambassade étasunienne, Organisation des États d’Amérique et quelques organisations sociales) ont agi pour contenir tout « radicalisme ». De sorte que la plateforme n’a jamais été un espace promoteur de mobilisations et que la seule chose à quoi elle ait conduit, ce fut à la promotion d’une proposition de réforme de loi électorale et des partis politiques (LEPP) bien plus timide que celle impulsée par le Tribunal suprême électoral, c’est-à-dire avec beaucoup moins de propositions de contrôle que ce que le Congrès envisageait obtenir.

J’énonce ici une opinion personnelle de plus : ces secteurs « extrémistes » proposaient non seulement la pulvérisation des organisations politiques (en proposant qu’elles pussent présenter des candidats à la députation à travers des comités civiques départementaux), mais encore en exigeant la réduction du nombre de députés, afin de rendre plus difficile la représentation de secteurs progressistes.

La représentation de mini-partis conduirait en effet à ce que les groupes locaux de pouvoir s’approprient davantage encore le Congrès, rendant non seulement plus difficile la gouvernabilité en obligeant à des négociations quasiment personnelles pour chaque décision législative, mais encore compliquant la construction d’un projet national, puisque chaque mini-parti ne serait plus porteur que d’un projet local, sans portée nationale majeure.

D’un autre côté, avec moins de députés, la députation devient « plus coûteuse » (pour gagner un siège, il faudrait toujours plus de suffrages), raison pour laquelle seuls l’obtiendraient des groupes avec la plus forte capacité de clientélisme. Ce qui rendrait plus difficile que les partis plus populaires, disposant de moins de ressources, puissent accéder à la représentation. Je commente ces deux propositions dans le livre et je les ai qualifiées publiquement d’antidémocratiques.

 

MF : Les classes moyennes urbaines ont joué un rôle moteur dans le mouvement populaire, en 2015. Votre essai développe une analyse de l’imaginaire politique de celles-ci : libéral, individualiste, consumériste, droitiste et favorable à l’autoritarisme. En quoi ceci vous paraît-il expliquer qu’un changement profond et structurel est impossible ?

VAA : C’est en effet pour cela que je considère qu’un changement n’est pas encore possible. L’individualisme consumériste a pénétré jusqu’au plus profond de l’idéologie des classes moyennes, autant comme effet de la propagande qui se répand à l’échelle mondiale, que par effet de la valorisation de cette attitude de la part des héritiers des forces contre-insurrectionnelles. Il existe, dans la société guatémaltèque dans son ensemble, une très forte hégémonie idéologique de la pensée conservatrice et réactionnaire, où la notion de collectif a perdu toute validité et où la solidarité n’est pas une valeur qui se stimule et se divulgue. Ce qu’on appelle l’ « entrepreneuriat » est l’objectif de tous et, plus que promouvoir la valeur du travail, on encourage l’ « entrepreneur individuel », où tous vendent de tout, jusqu’à l’âme et au corps.

La théologie de la prospérité, individualiste et conservatrice par essence a trouvé pour cela des adeptes non seulement parmi les couches les plus exclues, mais aussi parmi les plus nantis. D’où le fait que les « méga-églises » [à seul titre d’exemple, deux « églises », à la capitale, appartenant à des pasteurs multimillionaires, peuvent accueillir plus de 10 000 fidèles – « spectateurs », NDT] sont l’espace de concentration le plus important de « nouveaux riches » (ou de personnes aspirant à le devenir), convertis à une foi qui s’avère pratique pour eux, dans leur processus d’isolement social.

 

MF : Votre essai donne l’impression qu’il existe une classe moyenne dont l’imaginaire politique est colonisé par les idéaux de l’élite. Dans quelle mesure peut-on parler de « colonialisme » de l’imaginaire des classes moyennes et d’hégémonie culturelle des élites ?

VAA : Comme je l’ai dit plus haut, mon hypothèse est qu’il existe, oui, une hégémonie culturelle du discours des élites. En atteste la façon qu’ont eu les divers secteurs sociaux de répondre aux limitations imposées aux mobilisations.

Compte tenu de la façon dont se sont organisées la fin du conflit et la paix, les secteurs critiques n’ont pas réussi à construire une proposition discursive qui permette de conquérir les soutiens à la mise en queston du statu quo. Le jugement pour génocide et les procès de militaires pour les fosses communes de Creompaz [nom donné à la base du Commandement régional d’entraînement aux opérations de maintien de la paix, anciennement zone militaire 21 de Cobán, où ont eu lieu des crimes entre 1978 et 1986, pour lesquels quatorze militaires à la retraite, arrêtés le 6 janvier 2016, sont en procès. À la racine de l’enquête ayant conduit à cette arrestation, la mise à jour de quatre-vingt-cinq cimetières clandestins dans cette zone et l’exhumation d’ossements de 565 personnes [3] sont une preuve que certaines questions fondamentales, telles que le droit à la vie et à la résolution juste des différends n’est pas un principe généralisé dans la société guatémaltèque.

Le discours contre-insurrectionnel, qui a imposé l’idée que l’assassinat et la torture se jusitifient si la victime est communiste est quelque chose qui prévaut encore dans de larges secteurs de la société. Je considère que si nous pouvons bien parler de « consciences colonisées » dans les milieux populaires qui défendent et justifient les actions des élites qui les oppriment, dans le cas des classes moyennes, c’est un phénomène plus complexe, car ils pensent comme les riches, imaginant l’être eux-mêmes.

 

MF : Le rôle de la Commission contre la corruption et l’impunité au Guatemala (Cicig, sous mandat des Nations unies) est ambigu. D’un côté, elle encourage une lutte contre la corruption attachée à une observance de la loi ; de l’autre, elle a peut-être contribué à déclencher une haine non seulement des corrompus, mais aussi de l’État et des fonctionnaires. D’un côté, elle a été rejetée par l’élite entrepreneuriale ; de l’autre, un ménage dans les institutions étatiques permettrait à l’élite traditionnelle d’écarter des rivaux issus d’élites émergentes. Comment analysez-vous la relation entre la classe entrepreneuriale et la Cicig ? Que pouvez-vous dire, également, des luttes de pouvoir et des possibles factions internes aux élites (qui ne forment pas un bloc monolithique), à savoir : qui s’oppose à qui et comment ?

VAA : Si nous comprenons la Cicig comme un acteur politique, avec une initiative politique et des intentions politiques, votre lecture serait exacte : elle a un comportement ambigu. Mais si nous la comprenons comme une entité judiciaire et, en outre, de caractère multinational, son travail s’appuie sur la détention de preuves et des procès judiciaires avancés.

La poursuite judiciaire du président Otto Pérez Molina s’effectue elle-même hors des cadres politiques établis. De mon point de vue, l’élite économique et l’ambassade des États-Unis auraient préféré que le cas de Pérez Molina ne fût divulgué qu’après les élections. Ils étaient ce que j’ai appelé le « socle » qui soutenait le général. Mais les preuves ont conduit à ce qu’il soit poursuivi avant même le premier tour de l’élection présidentielle.

Ce qui est arrivé, sur un plan judiciaire, une fois la porte ouverte, c’est que plus rien ne pouvait être retenu. Bien sûr, il en va de la force personnelle du commissaire [Ivan Velásquez Gómez, magistrat colombien arrivé à la tête de la Cicig en octobre 2013 et dont l’action a été remarquablement efficace, avec la mise au jour de près d’une dizaine de cas majeurs de corruption, fraude, trafics d’influence, impliquant des acteurs politiques et fonctionnaires d’État jusqu’au plus haut niveau, NDT], mais une fois fait le premier pas – la découverte du sac de nœuds de la Línea [cas de fraude aux taxes douanières qui a mis le feu aux poudres en 2015, après que l’implication directe de la vice-présidente Roxana Baldetti et, par conséquent, du président Pérez Molina, fut démontrée, NDT] –, tout le reste était inévitable, à tout le moins si l’on voulait juger Baldetti. Notez d’ailleurs que, au début, elle n’était pas impliquée ; c’étaient d’autres personnes qui étaient signalées comme responsables [4]. Mais une fois mis à jour le cloaque, tout ce qui apparaissait devait faire l’objet d’une enquête.

C’est pourquoi la classe entrepreneuriale a dû l’« accepter » car, contrairement à ce qu’on peut en penser depuis l’extérieur, la Cicig n’a jamais été acceptée par le pouvoir économique et ses affidés. Et cela, surtout parce que, en enquêtant sur n’importe quel crime, ses membres sont impliqués. S’il s’agit des crimes de guerre, il s’avère que beaucoup d’entre eux ont prêté, voire piloté, leurs avions privés pour bombarder des zones ; qu’ils ont financé directement – et sans réel contrôle étatique – la répression du président et général Efraín Ríos Montt [appuyé par la CIA, il arrive à la tête de l’État à la faveur d’un putsch en mars 1982 et y restera jusqu’en août 1983, lorsqu’il est, à son tour, renversé. Sa présidence est marquée par une politique de la « main de fer » et des crimes contre l’humanité. Jugé, puis condamné pour génocide en mai 2013, il voit la décision invalidée par la Cour constitutionnelle, démontrant, commenta alors Manfredo Marroquín, de l’association Acción Ciudadana, affiliée à Transparency International, « l’extrême faiblesse de la justice au Guatemala », NDT].

S’il s’agit de la tricherie au Congrès, ses représentants les plus importants, comme son ex-président, Pedro Muadi, s’avèrent impliqués. S’il s’agit de la cooptation de l’État – financement illicite et utilisation de fonds publics pour un bénéfice privé lors des campagnes électorales, des entrepreneurs haut placés s’avèrent impliqués. Il n’y a pas un endroit où porter le regard, où ne seraient pas impliqués d’entrepreneurs haut placés. Les arrestations pour les cas de fraude ne pouvaient pas attendre, car ou bien cela avait lieu, ou bien la collecte fiscale serait à jamais l’otage des groupes puissants.

Enfin, oui, dans ce « grand ménage », ceux qui sortent perdants, ce sont les capitalistes émergents, à la fortune récemment établie à renfort de ressources publiques obtenues d’une façon plus que douteuse. Car, au Guatemala, tout capital naît et se développe d’une façon frauduleuse et ceci, depuis la conquête et la colonie. L’accumulation primitive issue exclusivement du travail du futur capitaliste est rare. Ou bien elle est due à la surexploitation de la main d’œuvre, avec l’appui de l’État pour son contrôle et son utilisation, ou bien elle s’est construite à travers des affaires illégales et illégitimes, avec l’État. D’où le fait que les élites aux capitaux les plus consolidés, produits de la fraude et de vieilles manœuvres illégales – dans les années 1950 et 1970 – se donnent aujourd’hui des airs de personnes honnêtes et à l’écart des fraudes : ils n’en ont plus besoin !

Ces élites sont celles qui, jusqu’à présent, ont plus ou moins soutenu la Cicig mais, n’étant pas démocratiques, elles veulent imposer encore des gouvernements qui les satisfassent – et eux seulement. La Cicig sera toujours mal vue du pouvoir économique. Et les derniers événements – prise du comité directeur du Congrès par une partie des secteurs les plus obscurs de la politique, des intimes qui « gouvernent le gouvernant », le président Jimmy Morales – me laissent penser que, en 2017, sera demandé la mise à l’écart d’Iván Velásquez, avec l’idée que l’arrivée d’une nouveau commissaire de la paix laisse tranquille l’élite économique et ses relais politiques.

 

MF : Au-delà de l’illusion populaire de « faire la révolution » et d’avoir renversé les corrompus, la crise de 2015 semble s’ajuster aux enjeux géostratégiques des États-Unis dans la région. Ceci, à plusieurs niveaux : une nécessaire stabilité et une plus grande fiabilité des États centre-américains quant à la question migratoire et à celle du narcotrafic ; le projet de gazoduc sur la façade Pacifique, jusqu’à l’Amérique centrale ; la croissante et menaçante présence de la Chine et de la Russie sur le continent et dans le sud de l’isthme (canal du Nicaragua, vente d’armement lourd de la Russie au Nicaragua, etc.). Jusqu’à quel point peuvent coïncider les intérêts des États-Unis et ceux des peuples du Triangle nord (Salvador, Guatemala, Honduras) ? Que savez-vous et quelles sont vos intuitions quant à la géopolitique régionale ?

VAA : S’il est certain que le pays ne peut être à la marge des visions et décisions géostratégiques des États-Unis, le thème de la corruption est devenu une « mode » dans le monde actuel, puisqu’elle permet de détourner l’attention des questions environnementales et de l’extrême pauvreté, qui sont les principaux problèmes. De sorte que, davantage qu’un « dessein » de l’empire, comme pouvait le dire Hugo Chávez, c’est surtout une conséquence des temps, l’exténuation d’un modèle, celui d’une utilisation cynique et sans-gêne de l’État pour l’enrichissement illicite des fonctionnaires.

Les États-Unis sont préoccupés par les importants afflux de migrants, car ce sont des groupes appauvris qui voient dans la fuite leur unique possibilité de se sauver – et dont le nombre croît de façon accélérée. Et ceci a fini par devenir une culture et un comportement mécanique, ce qui fait que, d’une année à l’autre, les contingents de migrants sont plus importants, alors même que le nombre d’expulsions augmente aussi. Si les États-Unis peuvent recevoir quelques groupes de migrants, face à la perte d’emplois, les travailleurs voient dans le migrant récemment arrivé une réelle menace, raison pour laquelle les décideurs politiques préfèrent expulser ceux qui viennent d’arriver et ne sont pas encore légalisés.

Comment éviter de tels déplacements de population ? Hé bien, en développant les économies locales et en œuvrant à rendre plus efficaces les États. Mais la proposition de Washington d’une Alliance pour la prospérité dans le Triangle nord, telle qu’elle est conçue, si elle est appliquée, ne bénéficiera pas aux plus pauvres, non seulement parce qu’elle ne s’est pas concentrée sur les régions de plus grande pauvreté, ni même dans celles d’où proviennent la plupart des migrants, mais aussi parce que la façon dont seront attribués les fonds – comme cela arrive avec les dons étrangers, en particulier étasuniens – n’enrichiront que les entreprises nord-américaines qui développent des actions dans les pays concernés. Selon mes calculs, 60% des fonds ne sortent pas des États-Unis et la majeure partie des fonds sont dépensés en études et propositions, davantage qu’en investissements directs dans les pays.

De sorte que, 1. le plan ne bénéficiera pas aux acteurs les plus pauvres mais, 2. il n’apportera pas non plus une résolution aux problèmes géopolitiques, si par cela on comprend le contrôle nord-américain de la zone comme prévention à la présence d’autres pays riches contrôlant les décisions politiques des pays de la région.

En fait, le modèle de la coopération nord-américaine est conçu d’une telle façon que les études, projets et programmes de développement doivent être réalisées par des entreprises (ou des ONG à structure entrepreneuriale) installées aux États-Unis. Les réglementations établissent que l’objectif est un meilleur contrôle de l’usage des ressources et des impôts, mais au fond, il est surtout que l’argent demeure au pays.

Ainsi, toute la première partie de la dépense est engloutie en bureaucratie (administration des fonds, gestion des programmes et des projets) et demeure dans le pays donateur, les États-Unis. Les billets d’avion doivent être acquis auprès de compagnies nord-américaines et les consultants basés dans les pays donateurs voyagent constamment vers le pays récepteur (ou « client », comme l’appelle l’Union européenne, nomination qui rend plus clair le fait qu’il ne s’agit pas de relations de coopération, mais de relations véritablement commerciales), avec des séjours courts et, de surcroît, coûteux.

Ensuite, ces entreprises installent leurs « représentations » dans le pays récepteur, où est engagée une nouvelle forte dépense en bureaucratie (location au sein de bâtiments « sûrs », accessibles et disposant de bons moyens de communication, donc, en général dans les zones riches des villes), ainsi qu’un recours contractuel à des consultants – individus ou entreprises –, en majorité étasuniens, à qui ils sous-traitent des travaux ponctuels.

Dans cette première phase, entre les impôts et les dépenses élevées (puisque s’appliquent des prix étasuniens), environ 20% des ressources sont consommés. Dans la seconde phase (contrats auprès de consultants en général nord-américains), ce sont 30 à 40% qui sont dépensés. Ainsi, ce qui est réellement dépensé dans le pays récepteur, ce sont des fonds, au total minimes, pour quelques actions concrètes. Celles-ci, en général, sont engagées avec un statut « pilote », car il n’est pas possible d’universaliser de telles pratiques et parce que ces actions-là sont l’objectif même du projet.

Dans ce cadre, il faut prendre une chose en considération : les ressources sont destinées, de façon quasi exclusive, à faire savoir au pays récepteur « que faire et comment ». Ce n’est que dans des cas très particuliers que les ressources sont imparties d’une façon directe, à travers l’investissement ou la promotion d’actions dans la société.

La proposition, encore diffuse, de l’Alliance pour la prospérité, ne revient pas sur cette conception. C’est pourquoi les actions efficaces pour réaliser des programmes de réduction de la pauvreté sont rares et disposent de capacités très faibles pour se projeter dans le temps et gagner en viabilité locale.

Je signale enfin un fait curieux, concernant l’Alliance pour la prospérité. Ses actions, supposément, se concentreraient dans la zone géographique où convergent les frontières du Honduras, du Salvador et du Guatemala, alors que la majorité des migrants sont originaires de régions plutôt éloignées de cette zone. Certes, il s’agit de l’une des plus paupérisées de la région, mais attention, c’est une frontière hautement poreuse et, par conséquent, ouverte au transit illégal de stupéfiants, armes et autres produits de commercialisation illégale.

 

MF : Les médias ont beaucoup insisté sur le racisme de Donald Trump, mais ont moins insisté sur son rejet de l’interventionnisme étasunien. Quelles conséquences imaginez-vous qu’aura son élection ?

VAA : Trump a « réduit » son objectif d’expulsions, de 11 millions à « seulement » 3 millions. Supposons qu’il puisse l’atteindre, cela représenterait moins d’un million par an. Si nous considérons que, en 2015, 105 000 Guatémaltèques ont été expulsés et rapatriés et que, cette année [2016], le chiffre atteigne les 150 000, il ne faut pas se surprendre que Trump y parvienne, puisque, en 2015, les rapatriements dans les trois pays ont concerné quasiment 400 000 personnes.

Tout cela, de toute façon, ne réduira en rien les tentatives de migration, car dans les endroits où l’on vit déjà des remesas [envoi de fonds des travailleurs émigrés depuis les États-Unis jusqu’à leur pays d’origine, NDT], la migration est déjà une culture et une tradition et, où elle n’est pas commune, l’espérance du départ demeurera.

Ce qui, en revanche, peut s’avérer certain, c’est que l’administration Trump accordera davantage d’attention à la question locale – arrestation de sans-papiers et de narcotrafiquants – en réduisant significativement les dépenses de coopération et son intérêt pour les pays de la région. Au moins, en 2017, je prévois un comportement froid vis-à-vis des pays centre-américains, sans visite des présidents aux États-Unis mais avec, en revanche, des visites d’autorités de second ou troisième rang à nos pays pour exiger plus de dureté dans le traitement des narco-trafiquants et des passeurs.

Hillary Clinton aurait probablement prolongé l’attitude de l’administration Obama, qui n’a été en rien complaisante avec les migrants – et n’avait pas de raison de l’être. Mais avec Trump, je prévois une tendance au durcissement à l’intérieur, mais une négligence de l’extérieur, ce qui pourra profiter aux secteurs les plus corrompus et autoritaires des élites guatémaltèques, parce qu’elles ne seront pas « sous le regard du grand frère ».

 

Illustration : l’ex-général Otto Pérez Molina (Photo Wikipédia)

Propos recueillis par Mikaël Faujour
Traduction : Mikaël Faujour

Dernier article de Mikaël Faujour : http://www.monde-diplomatique.fr/2017/02/FAUJOUR/57097




[1Álvarez, Virgilio Aragón. La revolución que nunca fue. Un ensayo de interpretación de las jornadas cívicas de 2015, Editorial Serviprensa, Guatemala, 2016 (non traduit).

[4A savoir Juan Carlos Monzón Rojas, ex-militaire renvoyé de l’armée, puis délinquant, devenu secrétaire privé de la vice-présidence, ainsi que d’anciens directeurs de la SAT (Superintendencia de Administración Tributaria), le Trésor public guatémaltèque : Carlos Enrique Muñoz Roldán et Álvaro Omar Franco Chacón. Au total, 23 personnes ont été arrêtées le 16 avril 2015, lors d’une opération policière impliquant 250 agents.



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