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TREMBLEMENT DE TERRE DANS LE PAYSAGE POLITIQUE ESPAGNOL

L’irruption de « Podemos »

vendredi 4 juillet 2014   |   Iñigo Errejón
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En Espagne, la forte poussée du mécontentement provoqué par les mesures d’ajustement et par la prise en otage de la souveraineté populaire par les pouvoirs oligarchiques avait donné lieu à un cycle de protestations et de création d’espaces de coopération sociale. Pour autant, elle était restée sans effet sur le système politique et sur ses équilibres internes.

Jusqu’à maintenant, malgré ses difficultés et sa crise d’hégémonie, le bloc de pouvoir dominant a pu conduire un processus d’ajustement (qu’il ne faut pas réduire à ses mesures économiques car il a aussi un horizon politique : transformer l’Etat pour aller vers la domination d’une oligarchie plus restreinte et vers une gouvernabilité post-politique qui réduise le champ des questions en débat au sein du système). L’objectif : réduire la capacité contractuelle des subalternes en son sein pour mener l’offensive contre le pacte social de 1978 [1]. La solidité des appareils de l’Etat et des administrations a fait qu’aucune « irruption catastrophique » de la contestation n’a été en mesure – au delà de respectables victoires locales – de court-circuiter les politiques d’appauvrissement, ni d’empêcher le projet de mise à sac du pays et de ses habitants.

Les élections européennes du 25 mai dernier ont ainsi eu lieu à un moment de reflux de la mobilisation sociale. Au sein d’une grande partie de la gauche avaient cours les hypothèses les plus pessimistes, et cela malgré la rapidité de la perte de crédibilité des élites politiques et des principales institutions du système politique. Outre la crise sociale et la crise de légitimité, la principale caractéristique du moment est la montée d’un mécontentement inorganique et transversal qui ne s’exprime pas avec les codes des identités politiques traditionnelles au sein d’une société civile en général désorganisée. Il s’accompagne d’une rupture des liens communautaires et de plusieurs décennies de recul des valeurs de coopération sociale. Un état d’esprit de renoncement, diffus et fragmenté.

Dans ce contexte, les élections européennes se sont déroulées selon une logique purement nationale, avec une prédominance des thèmes de politique espagnole, et c’est sous cet angle qu’il faut en lire les résultats. Le premier et le plus important d’entre eux est le retentissant échec des deux partis dynastiques : le Parti populaire (PP) qui en est sorti vainqueur après avoir pourtant perdu 2,6 millions d’électeurs, alors que le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) en perdait pour sa part 2,5 millions. La crise que ce dernier traverse est un élément central, sinon fondamental de la crise du régime instauré en 1978.

Les deux principales formations politiques ont perdu 30 % de soutien populaire et leurs scores cumulés sont passés de 81 à 49 % du total des suffrages entre les élections européennes de 2009 et celles de 2014. Pour la première fois, les partis qui se sont succédé au pouvoir n’ont pas convaincu la moitié des électeurs. Le jeu des vases communicants, qui oxygénait le système politique en sanctuarisant les consensus centraux, n’a pas fonctionné et les pertes de l’un des duettistes n’ont pas été capitalisées par l’autre. C’est là un événement historique qui reconfigure l’ensemble du système politique espagnol. En Catalogne, Esquerra Republicana (ERC) l’a emporté avec son projet indépendantiste. Et l’éventail des partis comptant des élus s’est notablement élargi : par exemple, Izquierda Unida (la Gauche unie), en coalition avec d’autres formations, a obtenu 10 % des voix et six eurodéputés.

Mais l’événement de ces élections a cependant été l’irruption de Podemos, formation créée seulement quatre mois plus tôt avec pour objectif de « transformer la majorité sociale durement frappée en une majorité pour le changement politique ». Elle a recueilli 1 250 000 votes, soit 8 % du total, s’installant comme la quatrième force du pays, et même la troisième dans quelques régions comme Madrid (11 %) ou les Asturies (13,67 %). Ses suffrages semblent venir de secteurs très divers : abstentionnistes, électeurs traditionnels du PSOE et d’autres formations dont certaines difficiles à faire entrer dans une arithmétique idéologique rigide.

Sociologiquement, et défiant à nouveau les étiquettes, il s’agit d’un vote mûrement réfléchi (à 45 % issu de la tranche d’âge 35-50 ans) ; d’un électorat des villes et des périphéries urbaines durement brutalisé par les mesures d’austérité ; d’un électorat éduqué et qui est loin de se reconnaître dans l’appellation stigmatisante d’ « extrême gauche » que les médias conservateurs ont voulu mettre en circulation (3,7 sur une échelle de 0 à 10) ; d’un électorat très divers qui, pour une bonne part, fait fi des identifications et des loyautés traditionnelles.

Au-delà de sa dimension quantitative, l’irruption de Podemos se mesure dans ses impacts qualitatifs : l’intérêt que lui ont porté les médias ; les attaques féroces des forces les plus conservatrices et de leurs prescripteurs d’opinion ; l’apparition de nouveaux termes dans le lexique politique du moment pour évoquer une émergence culturelle au moins aussi importante que l’émergence électorale. Pris globalement, le « petit tremblement de terre » du phénomène Podemos a contribué à briser le monopole symbolique de la représentation politique que détenaient le PP et le PSOE, ouvrant ainsi la voie à des possibilités inédites.

Podemos est né comme proposition d’un outil au service de l’ « unité populaire et citoyenne », à savoir l’articulation d’un mécontentement « flottant » en vue d’une mise en mouvement populaire visant à se réapproprier la souveraineté et la démocratie prises en otages par la « caste » oligarchique. La campagne électorale a été émaillée de commentaires déplaisants et de critiques acerbes de certains secteurs de la gauche et de l’ensemble de la droite qui, pour l’essentiel, partageaient une vision statique de l’échiquier politique. Ils pensaient que, dans le meilleur des cas, Podemos obtiendrait un siège au détriment d’Izquierda Unida. Une querelle de chiffonniers pour se disputer des voix à la marge gauche de l’échiquier. Au fil de la campagne cependant, a commencé à se dessiner une progression que les sondages et les médias ont été contraints finalement de prendre en compte. Plus la date des élections approchait et plus la courbe en faveur de Podemos grimpait. Si ces élections avaient lieu aujourd’hui, le résultat serait probablement supérieur a celui obtenu à la surprise générale.

Podemos est une initiative toute jeune, mais qui s’enracine dans une hypothèse intellectuelle et politique élaborée dans la mouvance militante et universitaire, particulièrement au sein de l’université Complutense de Madrid. Cette hypothèse est la suivante : l’Espagne traverse une crise de régime qui se traduit en premier lieu par une rupture des consensus et par une désarticulation des identités politiques traditionnelles ; les conditions existent pour qu’un discours populiste de gauche – qui ne consiste pas à se répartir symboliquement les postes au sein du régime, mais qui cherche à créer une autre dichotomie – articule une nouvelle volonté politique à vocation majoritaire.

Cette initiative n’aurait pas été possible sans le climat de rejet des élites né du formidable cycle de mobilisation sociale (les « Indignés ») entamé le 15 mai 2011 (15M) à la Puerta del Sol de Madrid, et par les changements de la culture politique qu’il a provoqués. Cependant, rien dans ce cycle ne conduisait nécessairement à une expression électorale. Dans différents pays de l’Union européenne, le mécontentement à l’égard des élites a débouché sur l’abstention, sur une simple alternance ou sur un vote d’extrême droite. Ce qui permet de vérifier que, en politique, il n’y a pas d’ « espaces », mais des sensibilités qui se produisent et qui se confrontent.

Cette hypothèse repose sur trois piliers. Le premier est une lecture particulière du mouvement 15M ou des « Indignés », selon lequel cette irruption plébéienne n’aurait pas eu d’effet sur les équilibres électoraux, mais aurait modifié les aspects centraux de la doxa politique du moment. Aurait ainsi été esquissée ou rendue possible une nouvelle frontière politique qui postule symboliquement l’existence d’un peuple non représenté par les castes politiques dominantes, et qui se situe au-delà des métaphores de gauche et de droite.

Le deuxième pilier est le développement d’une pratique théorico-communicationnelle combinant analyse du discours et création de programmes singuliers de télévision pour des chaînes communautaires. Cette expérience supposait d’apprendre à traduire des analyses et des diagnostics complexes en narrations discursives et des récits directs que l’on retrouve dans les programmes La Tuerka et Fort Apache et dans la forte visibilité médiatique de Pablo Iglesias, tête de liste de Podemos aux élections européennes, sur les grands plateaux de télévision. Cette visibilité se transforma en outil de communication particulièrement puissant et en catalyseur symbolique de l’articulation populaire de la campagne.

Ce travail, parfois déprécié par une partie de la gauche, au motif qu’il serait « simplificateur », créa un style discursif crucial dans une campagne où les émotions et les symboles avaient beaucoup de poids et dans la décision centrale de « resignifier » les principaux signifiants flottants du moment et de mener le combat sur des terrains favorables et non pas sur celui où nos adversaires ou les inerties idéologiques voulaient nous conduire. Surplombant cette pratique, il y a la conviction théorique que la politique est une lutte pour construire des sensibilités partagées qui ne découlent pas nécessairement d’une condition sociale. De ce point de vue, la politique ne consiste pas seulement à écouter ; il faut aussi dire et créer. Oser prendre des risques et vérifier si la pratique valide les paris.

Le troisième pilier, c’est une analyse approfondie et un apprentissage des récents processus latino-américains de rupture populaire et de refondation constitutionnelle. Des processus impulsés par de nouvelles majorités national-populaires qui ont exigé des changements politiques profonds, réclamé leur accès au pouvoir et entamé une guerre de positions pour la conquête de l’Etat. Au cours de ces processus, et au moment où se décomposait l’ordre traditionnel, des interventions vertueuses ont ouvert des possibilités politiques inédites, en provoquant presque toujours stupeur et malaise au sein de la gauche traditionnelle. Nous sommes plusieurs dirigeants de Podemos, qui sommes allés sur le terrain en Amérique latine, à reconnaître que sans l’apprentissage sur place des expériences latino-américaines, le lancement de cette nouvelle initiative politique en Espagne n’aurait pas été possible.

Sur ces trois piliers, nous avons bâti une hypothèse extrêmement risquée. Elle part de la prémisse suivante : pour établir une connexion avec une grande partie des Espagnols mécontents et leur proposer avec succès un récit dans lequel ils peuvent s’insérer positivement, il faut prendre des distances à l’égard de certains tabous de la gauche traditionnelle. Notamment, de trois d’entre eux.

Ainsi, par exemple, nous avons osé critiquer la rigidité du concept de « social », lequel constituerait une entité séparée et antérieure à la politique, et au sein duquel il faudrait accumuler des forces qui, seulement ensuite, pourraient se traduire électoralement. Contrairement à la thèse qui prétend qu’il n’y a « pas de raccourci », défendue par le courant « mouvementiste » et par l’extrême gauche, Podemos – né d’ « en haut » et pas « d’en bas » – défend que le moment électoral est aussi un temps d’articulation et de construction d’identités politiques.

Nous nous sommes attaqués également au tabou du leadership. D’après certaines conceptions libérales – mais aussi enracinées à gauche – l’existence d’un leader charismatique serait incompatible avec une véritable démocratie. Pour Podemos, le recours au leadership médiatique de Pablo Iglesias a été une condition de cristallisation sine qua non d’une espérance politique qui a permis l’agrégation de forces dispersées, dans un contexte de désarticulation du camp populaire.

La décision, inédite en Espagne, de mettre la photo de Pablo Iglesias sur le bulletin de vote pour utiliser le signe communicationnel le plus connu, a été fortement critiquée par les puristes. Elle s’est pourtant révélée décisive dans un scrutin où les électeurs ont décidé leur vote à la dernière minute. Cette utilisation stratégique du leadership n’a pas été un complément, ni même une anecdote, mais une composante centrale de l’opération politique.

Enfin, troisième tabou, celui des termes, des mots. La campagne de Podemos a assumé le fait que, en politique, les signifiants vivent eux-mêmes des luttes pour se charger d’un sens ou d’un autre, et que le choix de celui-ci dépend de l’ensemble des positions que se regroupent auteur d’eux. Cette vision constructiviste du discours politique a permis d’interpeller transversalement une majorité sociale mécontente, qui se situait elle-même au-delà des clivages gauche-droite. C’est sur ce genre de clivages figés que le régime distribue les positions et assure sa stabilité. Mais en proposant les dichotomies « démocratie/oligarchie », « citoyenneté/caste » ou même « nouveau/vieux », Podemos a établi de nouvelles frontières pour isoler les élites et proposer une indentification nouvelle permettant de mieux se situer par rapport à elles.

Un tel usage « laïc » et non religieux des termes politiques a permis à notre campagne électorale de produire un récit vaste ayant un pied dans la sensibilité spécifique de l’époque et un autre dans les perspectives émancipatrices. Lénine disait que la politique c’est « cheminer entre des précipices ». Podemos a fait sa campagne en se situant dans un équilibre toujours instable entre la marginalité impuissante et la pleine intégration au système, en traversant les grands consensus et en assumant les risques de la politique hégémonique, toujours impure, non pas pour se situer sur la marge gauche de l’échiquier, mais pour le réordonner. Les ruptures se font généralement à partir d’une production différente de sens, toujours hérétique et à contrecourant des manuels et des certitudes.

Le système politique espagnol, né en 1978, se trouve en pleine décomposition. Le régime n’est pas brisé mais il présente des fissures importantes et ses élites intellectuelles et politiques paraissent en repli et sur la défensive, visiblement inquiètes, comme le montre la hâte à organiser la succession monarchique.

L’irruption de Podemos a montré une voie possible pour mettre en crise l’ordre existant. Cela ouvre autant d’espoirs que d’interrogations, autant de perspectives que de responsabilités et de difficultés, au milieu d’un temps politique accéléré où le harcèlement des pouvoirs en place se fera de plus en plus pressant. Se contenter des récents acquis n’est pas une option. La nature du nouveau cycle qui semble s’ouvrir dépendra de l’audace et de la rapidité des acteurs favorables au changement et à la rupture démocratique. Il ne faut pas qu’on assiste à une restauration oligarchique, mais miser sur une ouverture constituante qui se construise, à partir de positions plurielles, sur une volonté populaire nouvelle. Et qui ose proposer un nouveau projet de pays.

 

Illustration : Pablo Iglesias, tête de liste de Podemos aux élections européennes.




[1NDLR. L’auteur fait ici allusion aussi bien aux accords dits « de la Moncloa », signés en 1977 entre les forces politiques représentées au Congrès des députés (Assemblée nationale) et les principales organisations syndicales, qu’à la Constitution espagnole elle-même, adoptée par référendum le 6 décembre 1978.



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