Initiatives

Mettre un terme à l’atlantisme

vendredi 2 mai 2008   |   Samir Amin
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Première phrase nécessaire à mon avis, pour moi et pour beaucoup : les peuples des pays concernés, en l’occurrence les pays arabes – mais cela vaut tout autant pour les pays européens ou n’importe quelle autre région du monde – sont les premiers responsables des avancées ou de l’absence d’avancées chez eux. Je ne dis pas cela pour une raison morale, mais parce que je suis de ceux qui pensent que les luttes sociales et de classe qui parviennent à modifier les rapports de force entre le capital et le travail sont la condition pour la transformation du monde et d’un autre monde meilleur. C’est la condition première, et ces batailles sont tout d’abord locales, dans le cadre d’un pays, avec tous les problèmes que cela pose. Je le dis parce que je ne veux pas évacuer la responsabilité que les Arabes ont quant à la situation dans leur propre pays ; cette première responsabilité n’exclut pas l’immense responsabilité qu’ont également des autres, particulièrement dans la cause de l’interdépendance inégale, c’est-à-dire du fonctionnement et de la nature impérialiste du capitalisme depuis les origines, et plus particulièrement pour cette région du monde, car elle est celle qui est l’adversaire principal frappé quotidiennement avec une intervention militaire des plus violentes, du terrorisme d’État, des bombardements, en Palestine, en Irak et ailleurs.

C’est ce qui donne une responsabilité particulière aux peuples européens et aux autres peuples dans cette question des avancées ou de l’absence d’avancées de mouvement social et des forums dans le monde arabe.

Deuxième point, le monde arabe est la région du monde où nous connaissons les régimes les plus violemment odieux et répressifs. L’Egypte est un pays maintenant spécialisé dans les services de torture pour n’importe qui, pour n’importe quelle police du monde qui le souhaite. Il n’y en a pas de pareille à l’échelle globale actuellement. Répression, torture, élections « bidons » pour toute la région… Je dis cela justement pour ne pas légitimer l’intervention ou non, soi-disant pour introduire la démocratie dans la région. C’est un discours à usage interne de M. Bush qui peut peut-être marcher en Europe, très naïf. L’objectif n’est en aucune manière de faire progresser la démocratie dans la région, ce n’est même pas l’intention de ce projet. Au contraire, c’est d’asseoir davantage le type de régime répressif en place, qui est extrêmement utile et au service de la mondialisation capitaliste telle qu’elle est : l’impérialisme.

Sous le prétexte souvent donné à l’opinion publique naïve que ces régimes, si odieux soient-ils, valent mieux que l’alternative de l’islam politique, on se garde d’analyser les choses, car ces régimes en place sont les complices de l’islam politique, dans une très large mesure tout au moins.

De ce fait, les forums sociaux sont dans la région particulièrement difficiles, souvent doublés d’initiatives prises par les pouvoirs en place avec la complicité, ouverte ou déguisée, de forces politiques, de pouvoirs ailleurs, en Occident notamment, dont l’objectif est de réduire les possibilités d’un développement des luttes sociales et des forums sociaux dans le monde arabe. Je vous en donne un exemple caricatural, et vous pourrez en trouver les commentaires humoristiques sur notre site web : un forum social organisé par le roi du Maroc et M. Prodi, qui s’est promené de New York au Maroc et quelques autres lieux, dont on a parlé pas mal comme quelque chose de « presque » légitime, presque acceptable.

Néanmoins et en dépit justement de tous ces handicaps sérieux – je reviendrai vers la fin sur la question militaire, des guerres dans la région et des responsabilités des uns et des autres – il y a des forums sociaux nationaux, que nous pourrions considérer comme pas si mal si nous prenons la mesures des difficultés particulières aux pays de la région, et très différents d’un pays à l’autre, probablement plus différents qu’ils ne le sont d’un pays à l’autre à l’intérieur par exemple de l’Europe ou de l’Amérique latine, compte tenu de tout ce que je viens de dire.

Je ne veux pas simplifier abusivement et je m’en garderai bien, je soutiens justement aujourd’hui le forum social arabe : nous pourrions dire qu’il y a deux courants qui, dans le monde arabe, ne sont pas associés comme ils le sont dans beaucoup d’autres forums sociaux, mais qui ont leurs assises séparées, et souvent en conflit les uns avec les autres. Ces forums mettent l’accent exclusivement sur une cellule de demandes démocratiques au sens large du terme qui, telles qu’elles sont formulées, ne sont pas en elles-mêmes répugnantes, loin de là. Ils sont largement soutenus par une série d’organisations et d’ONG, fortement soutenues de l’extérieur, y compris financièrement, et souvent même d’une façon un peu douteuse. Ils mettent l’accent exclusivement sur la bataille démocratique et excluent tout autre problème, notamment tous les problèmes de lutte et de revendication sociales, qui acceptent les principes du capitalisme, même du libéralisme et du néo-libéralisme, en disant qu’il y a certainement des choses à corriger mais que le problème n’est pas là : le problème est l’absence de démocratie.

L’autre type de forum qui se tient dans les pays arabes met plutôt l’accent sur les luttes sociales et tente d’articuler la bataille pour la démocratisation au progrès social. Ces forums trouvent aussi un écho politique, souvent de forces politiques nostalgiques de l’époque nationale populaire, du moment où les pays arabes se trouvaient dans le peloton de tête de l’éveil du Sud, de la lutte anti-impérialiste et des avancées, y compris sociales ; sans démocratie certes, mais tout comme on peut parler de ce qui est sorti de la révolution russe ou de la révolution chinoise l’était également, avec une certaine articulation plus fragile qu’ailleurs avec les mouvements ouvriers et paysans, entre autres pour des raisons de répression violente.

Je n’ai pas l’intention de rentrer dans le détail des responsabilités des différentes forces politiques plus ou moins organisées, courants politiques et autres politiques de la gauche, notamment de la gauche dans le monde arabe, pour connaître la part de responsabilité des uns et des autres dans ce retard du développement des forums sociaux. Il y a cependant de très bons signes. La comparaison avec la Russie me venait, elle était intéressante. J’aurais dû aussi être à Moscou aujourd’hui, mais on ne peut pas être partout en même temps.

Je prends l’exemple de l’Egypte : le nom du groupe égyptien est AGEG, l’acronyme de « anti-globalisation egyptian group », un très beau mot en arabe voulant dire « ranimer la flamme ». Il a conduit des grèves ouvrières parmi les plus fortes que l’on a vues depuis plus de 40 ans en Egypte, 35 000 ouvriers et ouvrières du textile entrant dans des grèves très dures, dans des conditions de répression épouvantables, sans parler d’ailleurs du moment actuel. Ils ont gagné, le patronat a reculé. Les concessions étaient mineures, mais c’est intéressant de le dire. Les mouvements paysans de résistance à la contre-révolution agraire menée par le capitalisme mondial, avec la complicité des grands propriétaires fonciers et du capitalisme agraire égyptien, très puissants, a aussi obligé le gouvernement à aller doucement dans la mise en œuvre de la politique de contre-révolution agraire.

J’ai été présent à ces évènements, et il est intéressant de remarquer que les représentants de l’islam politique – ceux dont on parle souvent, les grands courants représentatifs de l’opinion, etc. – ont été totalement absents de ces luttes sociales.

La responsabilité est également la vôtre, celle notamment des peuples européens, des mouvements progressistes, des forums sociaux et des courants des forces sociales en Europe, parce que c’est la région qui a été choisie par l’impérialisme comme étant la région de première frappe. Je vais m’exprimer de façon un peu différente d’Ignacio Ramonet tout à l’heure. Elle a été choisie comme région de première frappe passive, et non pour une seule raison ; c’est certes à cause de la présence du pétrole et de la volonté des États-Unis d’asseoir leur hégémonie et de contrôler directement, y compris par des moyens militaires, les zones principales de production pétrolière. Il y a pourtant aussi la position géographique due aux hasards de l’histoire, qui fait que cette région est au cœur de l’ancien monde, à égale distance de Londres, de Pékin, de Singapour et de Johannesbourg. Par conséquent, c’est un moyen pour les installations militaires de contrôler et de menacer directement certains des plus grands voisins, et – c’est dit ouvertement dans le plan américain – en particulier la Chine, la Russie et peut-être même si nécessaire l’Allemagne, sans parler des petits ou des moyens pays qui sont entre eux, comme l’Iran.

La troisième raison est que l’impérialisme qui se trouve dans cette région dispose d’un allié inconditionnel, qui est Israël. Il peut donc s’en servir, et il s’en sert comme d’un moyen d’intervention militaire permanente dans la région. Dans mon analyse, le capitalisme au stade où il est parvenu ne peut pas se reproduire sans le contrôle militaire de la planète. Il est impossible qu’un partage inégal des ressources de la planète au bénéfice de 15 % de l’humanité et au détriment de 85 %, puisse être imposé autrement que par le contrôle militaire de la planète. Le choix de Washington a été de mettre en avant son avantage militaire, pour son propre compte certes, ou en se servant la grosse part en premier, mais c’est pour le compte de l’impérialisme collectif de la triade, y compris de l’Union Européenne. L’Union Européenne est l’alliée fidèle des États-Unis avec le Japon dans ce progrès du contrôle militaire de la planète, même s’il peut y avoir quelques grincements sur le partage un peu inégal des bénéfices.

C’est une exigence du système. Dans celle-ci, ce sont les peuples qui sont les premiers frappés, mais les objectifs finaux sont beaucoup plus importants que ceux de la région. À partir de là, un internationalisme permettant des actions, une stratégie et des objectifs communs aux peuples européens et arabes en l’occurrence, mais aussi à d’autres derrière, est impossible et n’a aucune crédibilité tant que l’on acceptera en Europe l’Union Européenne et l’OTAN, et pas seulement le néo-libéralisme.

Un mouvement altermondialiste doit ouvertement – et non pour des raisons pacifistes, parce que l’on n’aime pas la guerre, etc. – mettre un terme à l’atlantisme pour sortir de l’OTAN, c’est-à-dire à l’absence d’un projet européen qui n’est que le versant européen du projet des États-Unis. Ce n’est pas autre chose : l’Union Européenne est le projet des États-Unis pour l’Europe, ce n’est pas le projet des Européens.

Tant que l’on en sera réduit à cela, les bases mêmes d’un internationalisme des peuples permettant de concevoir, et donc d’agir en direction de la construction d’un autre monde ou d’un altermondialisme, n’ont pas de crédibilité. La rupture exige que les peuples européens cessent de se solidariser inconditionnellement avec Israël, avec sa politique de colonisation… Et, cela n’a pas d’autre mot, sa soumission totale et inconditionnelle au projet impérialiste des États-Unis.





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