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Les conflits vont s’accentuer

vendredi 2 mai 2008   |   Samir Amin
Lecture .

Je vais aborder quatre points, de manière télégraphique.

Premier point : le capitalisme ne s’est pas constitué rapidement dans le triangle Londres-Amsterdam-Paris par un coup de baguette magique au XVe siècle. Il s’est constitué par vagues successives, donc trois siècles avant la vague des villes italiennes et des villes arabes de l’époque, et parallèlement à l’économie de marché et de technologies les plus avancées. Il a fallu des vagues successives pour que se cristallise finalement le capitalisme réellement existant que nous connaissons, après des avortements successifs. Je pense que nous devons sérieusement envisager une histoire analogue pour le socialisme, et voir notre histoire, celle du XXe siècle, comme seulement l’histoire de la première vague et non de la dernière. La dernière a avorté mais après avoir donné des résultats, et elle permettra une seconde vague, celle du XXIe siècle. J’espère bien que cette seconde vague nous donnera des résultats, l’histoire va peut-être un peu plus vite que dans le passé, mais je n’en dirai pas plus. Il nous faut avoir la patience de considérer que la cristallisation des formes du socialisme d’avenir prend du temps.

Deuxième point, le capitalisme est un système bizarre, qui ne fonctionne que lorsque ses adversaires sont puissants. Il a fonctionné après la Deuxième Guerre mondiale pendant une quarantaine d’années avec des taux de croissance exceptionnels, avec un quasi plein emploi, avec des aspects sociaux relativement positifs, y compris de relative stabilité dans la répartition du revenu, parce que c’était un moment où les rapports sociaux étaient en faveur du travail, ou moins en défaveur du travail qu’ils ne l’avaient jamais été auparavant dans l’histoire du capitalisme. Vous vous dites que tout cela est irrationnel et que c’est le marché, c’est-à-dire le diktat unilatéral du capital, qui est la rationalité, qui entraîne une chute des taux de croissance pour la moitié de ses effets, le chômage massif et l’inégalité croissante. C’est amusant comme concept de rationalité…

Troisième point, nous sommes dans une phase qui est caractérisée par ce déséquilibre en faveur du capital et contre le travail et à l’échelle mondiale, qui explique que ce système n’est pas durable. Au-delà même des raisons pour lesquelles il n’est pas durable à longue échéance, avec les ressources naturelles, etc., il n’est pas durable parce qu’il exige une gestion musclée avec le contrôle militaire de la planète, le démantèlement de la démocratie ou sa transformation en une caricature, etc. Le moment de la multipolarité de l’après-deuxième guerre mondiale a correspondu, et ce n’est pas par hasard, avec des rapports de forces sociaux moins défavorables au travail. Le moment de l’unipolarité correspond précisément, et ce n’est pas par hasard non plus, à des rapports de forces beaucoup plus défavorables au travail. Quand je dis bipolaire, ce n’est pas exclusivement les États-Unis, c’est la triade impérialiste États-Unis, Europe et Japon, indissociables les uns des autres.

Le quatrième point est que ce système qui n’est pas durable est déjà en train de s’effondrer, et nous n’y sommes pas préparés, ce qui est très tragique. Il est en train de s’effondrer sous nos yeux ; à mon avis, ce n’est pas l’accident de parcours des subprime ni l’escroquerie à la Société générale, etc. La logique de ce système conduisait nécessairement à une remise en cause. Je disais il y a déjà une dizaine d’années que la financiarisation était le talon d’Achille du capitalisme contemporain, et que le système soit reculerait devant des avancées des forces sociales organisées du travail, soit à défaut s’effondrerait – ce ne serait même pas nous qui le ferions reculer – ne conduisant pas nécessairement au socialisme ou à une nouvelle étape de socialisme possible, mais plutôt au chaos avec tout ce qu’il peut y avoir de négatif sur le plan politique ou positif, c’est-à-dire des réponses qui ne sont pas nécessairement des réponses positives aux effets sociaux dévastateurs de cet effondrement.

C’est à cela qu’il faut nous attendre, c’est déjà amorcé. Je n’ai pas de boule de cristal pour vous dire la façon dont cela va se développer d’une façon ou d’une autre, mais cela ne peut que se développer au cours des années à venir. Il faut nous y préparer, parce que ce système est fondé sur la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Maintenant que le système est rentré dans une phase de dévalorisation massive du capital, due au résultat de la suraccumulation de sa propre logique, etc., on va socialiser les pertes, c’est-à-dire frapper davantage les plus fragiles. Les points les plus fragiles dans le drame actuel, c’est le travail dans toutes ses formes, c’est évident. On va frapper à la fois les salaires dans leur valeur réelle, les pensions par la dévaluation des fonds de pension… On va essayer de faire porter le maximum du poids de la crise sur les partenaires les plus fragiles dans le système international mondial, notamment les pays du Quart-monde, etc.

Autrement dit, nous allons vers une période où vont s’accentuer les conflits dans tous les sens du terme : non seulement les conflits sociaux, mais également les conflits politiques, internes à toutes les sociétés du monde et internationaux. Je n’ai pas le temps de développer, mais c’est pour l’Europe un défi particulier, parce que l’institution européenne telle qu’elle est n’aidera en aucune manière mais constituera un obstacle fantastique aux luttes des peuples européens pour donner une réponse progressiste à la crise qui s’annonce.

Si j’avais le temps, j’entrerais d’une façon plus précise dans le débat sur la bataille entre le dollar et l’euro, sur l’absence de cohésion fatale qu’il y aura entre les politiques « nationales » des différents partenaires de l’Union Européenne, etc., avec toutes les conséquences. Si j’avais le temps aussi, j’examinerais d’une façon beaucoup plus nuancée que Riccardo Petrella les réponses que les pouvoirs comme ceux de la Chine – les Chinois savent que cette crise arrive, ils s’y préparent à leur manière – et de certains pays du Sud donneront à cette crise à venir.





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