Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 275, 15 février 2010

Le chaos, banalité quotidienne

lundi 22 février 2010   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Vous savez que vous vivez dans une situation chaotique lorsque : (1) les grands médias sont constamment surpris par ce qui arrive ; (2) les prédictions à court terme de divers experts partent dans tous les sens et sont assorties de nombreuses réserves ; (3) l’Establishment ose dire des choses ou employer des mots auparavant tabous ; (4) les gens ordinaires ont peur, sont en colère mais ne savent pas très bien quoi faire. C’est une bonne description des deux dernières années dans le monde entier, ou du moins dans la plus grande partie. 

Jugez-en par les récentes énormes « surprises » : l’élection d’un sénateur républicain dans le Massachusetts ; la déconfiture financière de Dubaï ; la quasi-banqueroute de divers grands Etats des Etats-Unis et de quatre ou cinq Etats membres de l’Union européenne ; les violentes fluctuations mondiales des taux de change.

Ces « surprises » sont chaque jour commentées dans la presse internationale et par des dirigeants politiques. Ils ne sont absolument pas d’accord entre eux sur ce qui arrive et encore moins sur ce que l’on devrait faire pour améliorer la situation. Par exemple, je n’ai relevé que deux déclarations intelligentes sur les résultats de l’élection aux Etats-Unis.

L’une venait de Barack Obama lui-même : « Ce qui a fait élire [le Républicain] Scott Brown [dans le Massachusetts] et ce qui m’a propulsé au pouvoir, c’est une seule et même chose. Les gens sont furieux, ils sont énervés. » La seconde venait de l’éditorialiste africain-américain Charles M. Blow dans le New York Times. Il avait intitulé sa tribune « Le règne de la populace ». « Bienvenue à la populace, dit-il : un électorat furieux, blessé, mis à fleur de peau par la récession, virant d’un bout à l’autre du spectre politique, toujours en quête de changement, voulant du sang. » D’abord, ils avaient élu Obama ; maintenant ils le rejettent. Pourquoi ? « Les masses sont capricieuses ».

Que voit-on en Californie, en Grèce, dans la plupart des Etats de la planète ? Les revenus des Etats sont moindres, essentiellement à cause de recettes fiscales en diminution, baisse elle-même provoquée par le fait que partout, les gens consomment moins par crainte de manquer d’argent. Dans le même temps, précisément parce que le chômage mondial est considérablement plus important, les demandes de dépenses auprès des Etats ont augmenté.

Les gouvernements ont donc moins d’argent pour faire face à des demandes plus importantes. Que peuvent-ils faire, alors ? Ils peuvent augmenter les impôts. Mais les imposés sont rarement favorables aux hausses de taxes qui les touchent. Et les gouvernements redoutent la fuite des entreprises. Eh bien, alors, ils peuvent sabrer les dépenses, actuelles ou futures, comme les pensions de retraites. Ils sont alors confrontés à des troubles, voire à des révoltes populaires.

Pendant ce temps, le « marché » réagit. Mais qu’est-ce donc que ce marché qui réagit, par exemple en changeant ses préférences monétaires ? Ce sont de très grandes entreprises ou des structures financières comme les hedge funds, les fonds spéculatifs, qui exploitent le système financier international pour en tirer des gains à court-terme aussi rapides qu’importants. Par conséquent, les gouvernements sont face à des choix impossibles, et les individus plus encore. Ils sont incapables de prédire ce qui a des chances de se produire. Ils n’en deviennent que plus frénétiques. Ils se déchaînent en devenant protectionnistes, xénophobes ou démagogiques. Ce qui, bien sûr, ne résout pas grand chose.

Entre ici en scène le plus grand des grands pontes mondiaux, Thomas L. Friedman, qui commet une tribune titrée « Jamais entendu parler de ça avant ». De quoi donc n’avait-il jamais entendu parler avant ? Il a entendu des non-Américains parler à Davos de « l’instabilité politique » des Etats-Unis. Il dit qu’à sa connaissance, jusque là, une telle expression n’avait été utilisée que pour des pays comme la Russie, l’Iran ou le Honduras. Imaginez donc cela. Des gens pensent en fait que les Etats-Unis sont politiquement imprévisibles. Et Thomas Friedman n’en avait jamais entendu parler avant.

Certaines personnes l’ont écrit, l’ont expliqué, depuis près de quarante ans au moins, mais Thomas Friedman n’en avait jamais entendu parler avant. La raison, c’est qu’il vit dans un cocon protecteur auto-construit, celui de l’Establishment politique des Etats-Unis et de ses acolytes ailleurs. Les choses doivent vraiment aller mal pour eux pour qu’ils se rendent compte désormais de cette réalité de base. Oui, les Etats-Unis sont politiquement instables, et il est probable qu’ils le deviennent encore plus, pas moins, au cours de la prochaine décennie.

L’Europe est-elle plus stable ? Un peu seulement. L’Amérique latine est-elle plus stable ? Un peu seulement. La Chine est-elle plus stable ? Un peu, peut-être, mais sans garantie aucune. Quand le géant vacille, il peut entraîner bien des choses dans sa chute.

Bien, c’est ce à quoi ressemble un chaos quotidien, une situation qui n’est pas prévisible à court terme, encore moins à moyen terme. C’est, par conséquent, une situation dans laquelle les fluctuations économiques, politiques et culturelles sont amples et rapides. C’est ce qui est effrayant pour la plupart des gens.


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