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Dette argentine : les deux faces de la pièce

lundi 30 juin 2014   |   Mario Rapoport
Lecture .

Dans l’interprétation que donnent les Etats-Unis et certains pays d’Europe de l’affaire des « fonds vautours », l’Argentine apparaît comme le coupable et les pauvres « fonds vautours » comme la victime qui aurait perdu son argent. Le redoutable juge Thomas Griesa ajoute à ceci une circonstance aggravante : le gouvernement argentin ne respecterait pas les règles du système juridique nord-américain, comme si ces dernières garantissaient autre chose que la défense de spéculateurs dont les gains ne proviennent pas de l’économie de marché, mais des actions qu’ils intentent en justice. Dans un article sévère du Washington Post [1], repris dans ses grandes largeurs par La Nación, on peut lire que l’Argentine savait très bien, en vendant ses bons du Trésor, à quelles conséquences elle s’exposait, puisque cette vente impliquait le renoncement à son immunité souveraine : qu’elle assume donc les conséquences de ses actes ! Mais l’article ne visait pas la bonne cible…

N’oublions pas que l’endettement actuel de l’Argentine commença sous une dictature militaire qui instaura le terrorisme d’Etat et fit des milliers de victimes : ce fut précisément cet Etat-là qui accepta de contracter une dette vis-à-vis des Etats-Unis, et ce, sous la juridiction de ces derniers, violant ainsi les principes de souveraineté formulés par Carlos Calvo et la doctrine Drago à la fin du XIXe siècle [2]. Soutenues par Washington et par les organismes financiers internationaux, les politiques néolibérales mises en place par les gouvernements de Carlos Menem et Fernando de la Rúa reposaient sur l’endettement externe et l’acceptation des règles du jeu néolibéral définies par la dictature militaire. Il est donc pour le moins étrange que l’on désigne comme coupable le populisme du gouvernement argentin actuel, accusé de vivre au-dessus de ses moyens, alors qu’en réalité ce gouvernement a fait tout son possible pour payer les dettes qu’il avait héritées du passé.

Non sans cynisme, le même article compare l’Argentine à la ville nord-américaine de Detroit, en situation de faillite ; mais c’est oublier que les Etats-Unis possèdent une législation qui protège leurs Etats et villes en défaut de paiement, tandis qu’il n’existe au niveau international aucune loi sur les faillites d’Etats souverains. Bien au contraire, la seule comparaison possible donnerait lieu à une conclusion inverse à celle de l’article en question : l’Argentine est la victime d’un système pervers, où nul compte n’est tenu de la souveraineté des pays. Or la responsabilité historique de Washington à cet égard est manifeste : dès le début du XXe siècle, les Etats-Unis sont intervenus militairement à plusieurs reprises sur le territoire de leurs « voisins latino-américains » afin de recouvrer leurs dettes (souvenons-nous du « corollaire Roosevelt » de la doctrine Monroe, qui donna lieu à la politique du « Big Stick » appliquée par les Etats-Unis pour punir les pays insolvables de leur « arrière-cour »).

A aucun moment de son exposé, le Washington Post ne croit bon devoir mentionner les entreprises irresponsables, banques et fonds d’investissement états-uniens qui causèrent la crise de 2007-2008 à la suite de la faillite de Lehman Brothers, l’un des principaux acteurs du marché financier nord-américain qui entraîna dans sa chute des millions de débiteurs individuels ou institutionnels. Est-ce vraiment un hasard si ce fut précisément Jay Newman, ancien employé de Lehman Brothers, qui recommanda à Elliott Management, le fonds vautour qui poursuit à présent l’Argentine, alors qu’il était déjà passé maître en troubles manipulations sur le territoire nord-américain, intentant des procès dont il tirait de juteuses sommes lui permettant ensuite d’élever le prix de ses titres et actions et d’accroître d’autant ses bénéfices, d’avoir recours à ces mêmes méthodes contre des Etats souverains endettés, comme ce fut le cas du Pérou en 1995 ?

Il ne s’agissait pas, comme dans le cas postérieur de l’Argentine, de parier sur une hausse de la valeur des bons, en assumant les risques normaux de tout investissement, mais d’obtenir un bénéfice assuré par avance en faisant appel à un appareil politique et judiciaire auquel le propriétaire d’Elliott Management, Paul Singer, était étroitement lié en tant que lobbyiste et trésorier des campagnes électorales du parti républicain. Ceci constituait en réalité une violation de la section 489 de la loi de New York sur le pouvoir judiciaire, laquelle considère comme « illicite l’achat de dettes ou de titres de crédits arrivés à échéance dans l’intention d’intenter contre ce même achat une action judiciaire ». C’est sur la base de ce principe qu’un juge de première instance péruvien put rejeter, avec des arguments totalement opposés à ceux employés aujourd’hui par le juge Thomas Griesa, la plainte du fonds Elliott Management déposée alors contre la République du Pérou. Cependant, étant donné qu’un tel jugement risquait de créer un fâcheux précédent, il fut dénoncé et annulé en seconde instance suite à une nouvelle plainte d’Elliott Management, qui fit jouer tout son réseau d’influences.

L’article susmentionné ne cite pas non plus le cas bien connu de l’Allemagne, un pays qui, huit ans seulement après la fin de la seconde guerre mondiale qu’il avait provoquée et après avoir causé l’Holocauste de millions de juifs, bénéficia en 1953 d’une remise de la plus grande partie de ses dettes et des indemnisations économiques que lui avaient imposées les vainqueurs. La même chose s’était déjà produite auparavant, au lendemain de la première guerre mondiale : l’endettement de l’Allemagne, financé par les Etats-Unis et tant critiqué par Keynes, n’avait pas empêché l’arrivée de Hitler au pouvoir et son rejet des clauses du traité de Versailles, tandis que les tambours de guerre commençaient de nouveau à se faire entendre. Il est bien connu qu’au cours du XXe siècle, l’Allemagne a été le pays qui s’est le plus refusé à payer ses dettes.

Néanmoins, le Washington Post ne songe guère à qualifier les gouvernements allemands de l’après-guerre, partisans de l’économie sociale de marché, de populistes irresponsables. Il ne lui viendrait pas non plus à l’idée d’accuser de populisme les gouvernements nord-américains eux-mêmes, qui autorisèrent à travers les marchés financiers le crédit facile et l’escroquerie des subprimes, origines de la crise mondiale actuelle, comme le reconnaît du reste dans ses mémoires Alan Greenspan lui-même, l’ex-président de la Réserve fédérale américaine.

En réalité, les « fonds vautours » ont donné une leçon aux économistes orthodoxes comme Robert C. Merton et Myron S. Scholes [3], tous deux prix Nobel, qui avaient cru trouver une solution mathématique permettant d’obtenir systématiquement de grands bénéfices sur les marchés financiers : ce qu’ils obtinrent finalement fut la faillite de leur propre entreprise, The Long-Term Capital Management.

La méthode adoptée par les « fonds vautours » démontre que la stratégie la plus rentable n’est pas d’utiliser le savoir des experts financiers pour jouer sur les marchés. Son véritable apport à la théorie économique est d’avoir montré qu’il fallait revenir, par une autre manière, à la politique des canonnières européennes qui bloquèrent en 1902 les ports du Venezuela pour recouvrer leurs dettes : aujourd’hui, ces mêmes Etats, sans avoir besoin de sortir de leurs frontières, utilisent des canons supposément légaux contre les pays dont les contentieux en matière de dettes ne dépendent pas de leur juridiction. La méthode pour faire de gros gains ne se fonde donc plus sur un modèle mathématique, mais consiste à tirer parti de ses influences sur le pouvoir politique et judiciaire afin d’obtenir les profits que les marchés financiers ne donnent pas eux-mêmes ! Une leçon que semblaient ignorer – ou peut-être pas – nos économistes orthodoxes eux-mêmes, ainsi que les gouvernants qui suivirent leurs recommandations, eux qui, bien qu’ils n’aient pour l’instant pas été inquiétés par la justice, sont les véritables responsables de cette situation, ainsi que les hommes politiques argentins qui ont également bénéficié des largesses nord-américaines, y compris celles de Paul Singer lui-même.

La dernière nouveauté est que le New York Times [4] a adopté un discours différent sur cette question : il signale, dans un article postérieur à celui du Washington Post, que le jugement de Thomas Griesa, validé par la Cour suprême, non seulement rendra difficile la restructuration de futures dettes souveraines, mais pourrait également remettre en cause le marché de New York en tant que centre du système financier international. Ainsi, les Singer et autres rapaces auraient dépassé les bornes. Chacun défend son jeu et, dans ce piège qui s’est refermé sur nous, l’Argentine doit défendre le sien en tirant profit de ces dissensions : nous devons négocier non seulement en nous désendettant, mais aussi en recouvrant notre souveraineté juridique, tout en révélant les deux facettes de la question, qui n’est pas seulement économique, mais aussi et surtout politique. Et dans ce combat, nous avons besoins de soutiens régionaux et mondiaux.

 

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Mélanie Jecker
Edition et annotations : Mémoire des luttes

Article publié par Pagina 12 (23 juin 2014) : http://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-249186-2014-06-23.html

Illustration : Paul Singer, fondateur et directeur du « fond vautour » Elliott Management.




[1L’auteur fait référence à l’article de Charles Lane, « Argentina’s Supreme Court loss may serve as a wake-up call », 18 juin 2014.

[2Carlos Calvo fut un juriste et un diplomate dont les travaux ont inspiré la doctrine Drago. Datant de 1902, celle-ci (tirant son nom du ministre argentin Luis Maria Drago qui l’a formulée) affirme qu’en aucun cas, une dette publique d’un Etat ne peut donner lieu à une intervention armée. Il faut attendre 1907 pour qu’elle soit mise en œuvre pour la première fois dans la foulée du blocus imposé par l’Allemagne, la Grande Bretagne et l’Italie au Venezuela en 1902. La convention Drago-Porter prévoyait ainsi l’activation d’un mécanisme d’arbitrage politique entre ses Etats signataires précédant l’éventuel emploi de la force par l’un d’entre eux ou par une coalition. Sur ce sujet, lire Christophe Ventura, « Dettes souveraines, mécanisme européen de stabilité, pacte budgétaire », Mémoire des luttes, avril 2012.

[3Economistes états-uniens, prix Nobel d’économie 1997. Le modèle de Black-Scholes permet de couvrir une option sur un titre financier.

[4Ruling on Argentina Gives Investors an Upper Hand, 19 juin 2014, (www.nytimes.com/2014/06/20/business/economy/ruling-on-argentina-gives-investors-an-upper-hand).



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