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Ce que le film « Lincoln » ne dit pas sur Abraham Lincoln. Deuxième époque.

mardi 12 février 2013   |   Vicenç Navarro
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Suite aux nombreuses réactions suscitées par la publication de son article « Ce que le film « Lincoln » ne dit pas sur Abraham Lincoln », Vicenç Navarro prolonge ici son analyse du succès planétaire de Steven Spielberg.

Dans cette nouvelle livraison, il approfondit l’étude des relations développées entre le seizième président des Etats-Unis et le mouvement des idées socialistes.

L’auteur rappelle également comment le mouvement ouvrier européen avait appuyé, contre les injonctions des bourgeoisies de l’époque, le combat pour l’émancipation des esclaves aux Etats-Unis.

Nous publions cet article en français et dans sa version originale en espagnol

La pensée et le mouvement socialistes – dans leurs diverses sensibilités, socialiste, communiste ou anarchiste – ont eu une influence majeure sur Lincoln et ont joué un rôle de premier plan dans l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis. Je suis heureux que mon article « Ce que le film « Lincoln » ne dit pas sur Abraham Lincoln  » ait permis, par l’intérêt qu’il a suscité, de jeter les bases d’un débat sur ce sujet.

Je regrette cependant que celui-ci, comme on pouvait s’y attendre, n’ait pas été relayé par les principaux médias du pays. En commentant le film, ces derniers se sont focalisés sur l’analyse filmographique sans faire l’effort d’expliquer, ni même de comprendre, le contexte dans lequel se sont déroulés les événements mis en scène. Avant tout vecteurs de divertissement, les médias font, en effet, systématiquement passer au second plan leur mission informative et éducative.

L’article a provoqué de vives réactions, ce dont je me réjouis. Mais avant de revenir sur ces dernières – y compris, évidemment, sur les critiques –, je tiens à souligner un aspect essentiel : le film a le mérite de chercher à véhiculer un message politique. Celui-ci ne peut s’apprécier qu’à l’aune du conservatisme particulièrement vivace qui caractérise la culture hégémonique des Etats-Unis. En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, la guerre de Sécession a été présentée comme un conflit entre deux camps défendant des causes moralement aussi légitimes l’une que l’autre. Et le lecteur sera sans doute étonné d’apprendre que, de manière générale, la lutte des Confédérés a suscité – et suscite encore – des élans de sympathie qui se reflètent dans la filmographie récente.

Leur combat est régulièrement présenté comme une cause romantique. Au service des traditions et du patriotisme, elle se serait ainsi heurtée à des intérêts fédéralistes qui, supposément modernisateurs, auraient rompu avec la culture d’un monde ancien présumé meilleur. Le film Autant en emporte le vent incarne cette conception. Plus proche de nous, Gods and Generals, qui défend cette soit-disante noblesse de la cause des Etats du Sud, est sorti sur les écrans en 2003.

De ce point de vue, Lincoln incarne une certaine rupture. Il est le premier film à gros budget qui témoigne d’un parti pris clairement favorable aux Nordistes. Cela étant, en se concentrant sur la loi d’émancipation des esclaves sans analyser le contexte politique qui a présidé à son adoption, il n’explique pas la genèse des événements. Considérer – comme le fait le film – l’approbation de cette loi comme le résultat de manoeuvres politiques incluant des pratiques clientélistes entre les différents protagonistes (une thématique au passage très présente dans la filmographie étatsunienne) conduit à une erreur d’interprétation. Cela véhicule, en effet, l’idée très répandue selon laquelle l’histoire serait écrite par les grands hommes (et, occasionnellement, les grandes femmes). Or il s’agit là d’une thèse erronée : ces individus ne sont que les voix et les instruments de forces économiques et politiques et de mouvements sociaux plus vastes - notamment le monde du capital et du travail - qui sont à peine évoquées dans le film.

De plus, s’agissant de la question de l’émancipation, l’évolution de Lincoln (sur laquelle je reviendrai plus loin) ne peut se comprendre sans savoir que 200 000 esclaves s’étaient ralliés aux troupes fédérales, leur lutte héroïque jouant un rôle déterminant dans la victoire du Nord. Ni sans tenir compte du courant abolitionniste à l’intérieur du Parti républicain, emmené par la figure emblématique de Thaddeus Stevens, ou du mouvement ouvrier étatsunien et international. Ce fut justement au cours de la période dont traite le film que la Première Internationale fut fondée, et que Lincoln et Marx établirent une relation épistolaire – à laquelle j’ai fait référence dans mon précédent article – d’une importance capitale. Comme on pouvait s’y attendre, cette correspondance n’est jamais mentionnée dans Lincoln.

En réalité, ce furent les mouvements ouvriers de divers Etats européens qui soutinrent le blocus des ports confédérés, allant ainsi à l’encontre de la volonté de l’establishment économique de ces pays. Ce dernier prônait, en effet, la levée du blocus, arguant – afin de convaincre les classes laborieuses – que celle-ci permettrait d’obtenir des Etats confédérés le coton indispensable à la relance des économies.

Comme le note Kevin Anderson dans son intéressant article intitulé « Spielberg’s Lincoln, Karl Marx, and the Second American Revolution », le refus, de la part des ouvriers, d’obéir aux injonctions des industriels de leurs pays afin de contribuer à la victoire du Nord sur le Sud esclavagiste, y compris au détriment leurs propres intérêts immédiats, a représenté l’un des actes d’internationalisme prolétarien les plus solidaires de l’histoire du mouvement ouvrier.

C’est aussi ce que pensait Karl Marx. Ce dernier écrivit, en effet, dans le New York Tribune du 21 octobre 1861 que les peuples d’Angleterre, de France, d’Allemagne et d’Europe considéraient la cause nordiste comme la leur : une lutte en faveur de la liberté, contre l’esclavage et l’oppression des travailleurs et pour la démocratie. Quant à Lincoln, il avait tout à fait conscience que la mobilisation ouvrière permettait d’affaiblir l’appui des gouvernements européens aux Etats sécessionnistes. D’où sa réponse chaleureuse – commentée dans mon précédent article – à la lettre de soutien de Karl Marx et de la Première Internationale à son combat et au peuple étatsunien, une réponse qui ne manqua pas de semer la panique au sein de la bourgeoisie de ces pays.

Mais j’en viens à présent aux apparentes incohérences de la position de Lincoln. Divers commentateurs ont attiré l’attention sur les déclarations de ce dernier, qui a incontestablement pris ses distances, à plusieurs reprises, avec les thèses abolitionnistes. Dans mon précédent article, j’ai précisé que la biographie d’Abraham Lincoln comportait certaines ambiguïtés : en voilà un exemple.

Pour autant, sans chercher à minimiser l’importance de ces faits, il convient de préciser que le célèbre discours dans lequel Lincoln, alors en lice pour un siège de sénateur, se démarqua de la position abolitionniste fut prononcé le 18 septembre 1858. Or il fut ensuite amené à changer de position sous l’influence des esclaves luttant aux côtés des Républicains, mais aussi au contact des socialistes, en particulier des utopiques qui, comme je l’ai indiqué dans mon précédent article, lui inspirèrent la célèbre formule de « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple  ». Il lui sembla ainsi de plus en plus évident que les anciens esclaves faisaient partie du « peuple  » en question.

De fait, l’abolition de l’esclavage sans compensation des anciens maîtres a constitué la nationalisation la plus importante et la plus rapide jamais réalisée au cours d’une révolution. Elle a permis de supprimer d’un trait de plume une classe sociale : celle des propriétaires d’esclaves. Et si Abraham Lincoln n’a pas adhéré à la cause abolitionniste qui prônait la redistribution des terres aux esclaves, nul ne sait ce qu’il aurait accompli en tant que président s’il avait vécu plus longtemps. Peut-être aurait-il été de plus en plus sensible à l’influence croissante du mouvement ouvrier. Ce que l’on sait, en revanche – grâce à des déclarations de son chef de cabinet –, c’est que nombre de ses collaborateurs étaient socialistes. Lincoln le savait et l’approuvait pleinement. Tout ceci explique la reconnaissance dont ce dernier a bénéficié et qui lui a ensuite valu de donner son nom aux brigades de combattants américains partisans de la IIe République espagnole, dites « Brigades Lincoln ».

Dernière observation : la visibilité, la reconnaissance et la prise de conscience d’une forme d’exploitation dépendent de la mobilisation des victimes, qui s’efforcent de convaincre le reste de la société de la légitimité de leur cause. Marx, qui luttait contre l’exploitation de la classe laborieuse par les capitalistes, était en revanche peu sensible à l’exploitation de genre, ce qui a donné lieu à des critiques justifiées de la part des féministes.

Jusqu’à un passé récent, les gauches européennes étaient indifférentes à l’exploitation des personnes homosexuelles, qui a été reconnue il y a seulement quelques années. Et, encore aujourd’hui, nombre de socialistes espagnols ferment les yeux face à l’exploitation par l’Etat des étrangers vivant en Espagne, niant leur existence. La biographie d’Abraham Lincoln témoigne de l’évolution du président. A l’origine simplement hostile à l’esclavage, il a fini par considérer les Noirs comme une fraction du peuple dotée des mêmes droits que le reste de la population. Mais le film Lincoln omet d’expliquer les causes (c’est-à-dire le contexte politique) de cette évolution. C’est là son principal défaut.

Traduction : Frédérique Rey





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