Chroniques du mois

Quand la gauche est au pouvoir : quels enseignements de l’Amérique latine ?

mercredi 27 septembre 2017   |   Christophe Ventura
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Le site Cerises en ligne a publié l’intervention de Christophe Ventura prononcée lors de l’atelier « Quand la gauche est au pouvoir : quels enseignements de l’Amérique latine ? » organisé le 26 août 2017 dans le cadre des universités d’été de la France insoumise.
Il est également ici présenté.

Source : http://www.cerisesenligne.fr/article/?id=5743

Je partirai de l’état de l’Amérique latine à la genèse du cycle « progressiste ».

Il faut d’emblée s’arrêter sur les mots utilisés pour définir ce cycle. On qualifie généralement les processus latino-américains de « progressistes », terme utilisé de manière différente chez nous. On les qualifie parfois aussi de gauche mais à mon avis c’est insuffisant. Définir ce cycle plutôt comme « post-néolibéral » correspondrait davantage à la situation. On peut aussi parler d’expériences national-populaires ou de progrès humain, pour être dans un langage un peu plus proche du nôtre.

Je voudrais en venir aux conditions dans lesquelles tout cela a émergé, pour essayer d’identifier les obstacles, les questions, les configurations dans lesquels ces projets se sont développés, sans que jamais ces pays ne réussissent finalement à atteindre 100 % des objectifs fixés, et en avançant toujours dans une certaine adversité.

 

Des affinités inédites et des spécificités

On peut situer le début du cycle post-néolibéral en 1998 avec la première élection de Hugo Chavez au Venezuela. Il s’agit donc d’une période de quasiment 20 ans jusqu’à aujourd’hui et qui a vu au début des années 2010 une majorité de gouvernements latino-américains – surtout sud-américains (les 12 pays qui constituent le cône sud) – s’inscrire dans cette dynamique « progressiste ». Ces gouvernements partageaient des affinités tout à fait inédites parce qu’à la fois d’ordre idéologique, économique, mais aussi d’ordre personnel, ce qui a beaucoup joué. Une génération de dirigeants a émergé, en particulier au Sud, et se sont jouées aussi des histoires d’affinités personnelles entre dirigeants comme l’Amérique latine n’en avait jamais connues.

Il y avait au départ beaucoup de diversité d’expérience à de nombreux égards, parce que les configurations nationales sont toujours différentes, ce qu’il faut prendre en compte. Les configurations nationales constituent la base – l’écosystème – dans laquelle doit se penser et se construire l’internationalisme, sans quoi il n’existe pas. Ces pays avaient donc des niveaux de développement différents, des appareils productifs différents, des histoires politiques différentes et ils offraient une diversité de savoir-faire et de capacité économiques, des positions différentes dans la hiérarchie mondiale des nations.

Mais ils avaient des points communs, qui se sont confortés au fil des ans sous l’impulsion initiale de Hugo Chavez. J’en dégagerai trois.

 

Apurer la dette sociale

Le premier point est la centralité de la question de la dette sociale. Tous ces gouvernements sont nés sur les ruines du cycle précédent, celui de la « décennie perdue », du néolibéralisme qui avait laissé toutes ces sociétés latino-américaines disloquées, écrasées sous le poids du consensus de Washington, pour résumer. Tous avaient en commun l’urgente nécessité de payer la seule dette qui valait, la dette des États envers les populations. Tous les gouvernements ont œuvré à cet objectif, avec des moyens, des types de politique différents.

On a pu voir se développer des programmes sociaux directement financés par l’État, par exemple, sous forme de programmes d’allocations et d’interventions en matière de santé, d’alimentation, d’éducation, d’infrastructures, etc., comme au Venezuela avec les misiones bolivariennes. On a vu des « transferts monétaires conditionnés », le modèle emblématique étant la bolsa familia brésilienne qui a sorti 40 millions de Brésiliens de la pauvreté. Je parle d’individus, et si l’on replace les individus dans le cadre des familles, c’est quasiment la moitié des Brésiliens qui sont sortis de la pauvreté. Dans ces systèmes, l’État donne à un individu (en général la mère de famille) une allocation qui permet aux gens de sortir de la pauvreté, de s’insérer dans la consommation nationale, la consommation populaire. En échange de cette allocation, les familles s’engagent sur un certain nombre de points, en particulier l’éducation et les questions sanitaires pour les enfants. C’est donc une forme d’investissement sur la génération d’après. On tente de sortir la famille de sa pauvreté concrète, au présent, et on essaie de mettre en place un investissement sur la nouvelle génération, de sorte qu’elle puisse s’insérer avec un autre capital – au sens de Pierre Bourdieu – dans la société, sur le marché du travail, etc.

C’est une logique que l’on pourrait discuter parce que ce n’est pas un projet en soi révolutionnaire, il s’agirait plutôt d’un projet qui vise à insérer les gens dans la société telle qu’elle est. Mais dans le même temps, ce sont des transformations et des changements déjà profonds et radicaux lorsqu’ils adviennent dans des sociétés qui sont littéralement lacérées par l’indigence, la pauvreté et les inégalités. Ces dernières connaissant des niveaux dont nous n’avons pas idée lorsque nous vivons en Europe – et quand bien même dans cette Europe austéritaire dont nous souffrons. Il n’y a aucun point de comparaison possible de ce point de vue.

Tous ces gouvernements ont mené cette politique d’acquittement de la dette sociale, qui a été une réussite. Les organismes internationaux tels que les Nations Unies, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal), l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) l’attestent. Sur tout ce qu’on appelle les Objectifs du millénaire pour le développement promus par les Nations Unies, l’Amérique Latine est la région du monde qui a été le plus loin. C’est en Amérique latine qu’on trouve les meilleures performances, et jusqu’en 2013 dans les pays qui sont les plus avancés dans les processus politiques qui nous intéressent, le Venezuela, la Bolivie, etc.

 

Des crises sociales et politiques à la stabilité démocratique

Le deuxième point commun à tous ces pays est celui de la démocratie. En effet, une autre caractéristique de ce cycle, c’est la stabilité démocratique, inconnue dans la région depuis plusieurs décennies. La restauration démocratique latino-américaine des années 1980 est allée de pair avec l’installation du néolibéralisme dans ces démocraties. Les deux dimensions sont conjointes et indissociables. Cette combinaison a mené les sociétés latino-américaines à vivre nombre de convulsions politiques durant les années 1990 (instabilité des gouvernements, crises sociales et politiques à répétition, corruption, etc.). C’est ce qu’il faut avoir présent à l’esprit pour comprendre les conditions dans lesquelles les processus progressistes ont émergé et dû se développer.

La dimension démocratique a donc signifié stabilité, processus d’implication et de consultation populaires tous azimuts. Certains parlent même, de manière critique, de démocraties « hyper-électives », où l’on passe son temps en campagnes électorales qui stimulent les effets de polarisation. Le Venezuela, par exemple, vit depuis 20 ans quasiment en permanence en campagne électorale. Cela mobilise des énergies, cela mobilise l’État, les militants, les citoyens, des moyens, en permanence, au détriment du temps et des ressources à investir ailleurs, par exemple dans les modifications de l’appareil productif, la formation de cadres nécessaires pour construire une véritable administration, au minimum pour avoir une administration loyale. Ce sont des problèmes auxquels ont été confrontés les gouvernements, et qui ont contribué à leur faiblesse ultérieurement.

Sans développer ici, la bataille démocratique, ce sont évidemment aussi l’extension et la constitutionnalisation des droits des populations autochtones, des droits indigènes, etc., qui ne vont pas sans créer nombre de contradictions et de tensions au cœur même de ces processus.

 

Émancipation de chaque nation et intégration régionale

Le troisième point commun entre ces gouvernements, dont on ne parle pas souvent, est celui de l’intégration régionale : l’idée que le destin d’émancipation de chaque nation latino-américaine était lié à la capacité de toutes à travailler dans une dynamique d’intégration et de coopération interétatiques. Et cela sur un modèle qui n’a rien à voir avec l’Union européenne parce qu’il ne s’agit pas du tout de modèles où sont construits des instances supranationales qui s’autonomisent des États. Il s’agit, en Amérique latine, d’une autre tradition, intergouvernementale – qui a pu fonctionner à plein du fait des affinités de ces gouvernements, y compris des chefs d’État, évoquées précédemment –, qui a permis d’aller vers des approfondissements de coopérations économiques, commerciales, géopolitiques, en matière d’infrastructures, d’échanges de savoir-faire, qui ne s’inscrivaient pas toujours, et même pas souvent, dans des logiques de rentabilité marchande. Ce sont tous ces échanges qu’on qualifie parfois de manière un peu rapide, voire un petit peu méprisante peut-être, de troc. Mais ce sont des coopérations politiques de très haut niveau où les pays vont s’impliquer pour poursuivre conjointement des objectifs de développement « inclusif », terme que l’on retrouvait beaucoup dans le vocabulaire latino-américain.

Cette intégration régionale a engendré un certain nombre de nouvelles institutions : l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA), en 2004, qui est en fait une réponse géopolitique à l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) promue à l’époque par les États-Unis. Ensuite l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) qui est le premier forum politique sous-continental, un mécanisme de dialogue politique à l’échelle sud-américaine, sans les États-Unis. Ce point est fondamental. Pour la première fois, des forums de dialogue se mettent place sans les Américains. Jusqu’ici, seule existait l’Organisation des États américains (OEA) dont le siège est à… Washington. Et puis vient la Communauté des États latino-américains et caribéens (CELAC) en 2011 qui a la même logique au niveau continental cette fois.

 

Une ligne diplomatique cohérente et commune

La conviction de ces gouvernements était qu’il fallait modifier la hiérarchie mondiale des pouvoirs et œuvrer à une diversification de la puissance au niveau international. Ce qui ne veut pas dire, encore une fois, qu’il s’agissait d’organiser un renversement du système international. Dans une première étape, il a surtout fallu s’insérer, construire un rapport de force pour bâtir une nouvelle hiérarchie et gagner des espaces dans ce système. Cette direction s’est traduite par la construction progressive, à partir du mitan des années 2000, d’une géopolitique sud-sud qui est passée par Pékin, Moscou, Téhéran, l’Inde, etc. Cette dernière est généralement restée incomprise en France parmi les experts patentés, les médias, etc. Les pays latino-américains – et pas seulement le Venezuela pointé depuis 10 ans dans les journaux pour ses relations avec l’Iran et les Chinois –, sont sur cette ligne, défendent des positions similaires sur des grands conflits de l’ère post Bush. Je pense au dossier syrien, libyen, à l’Iraq, etc. Tous les pays latino-américains avaient une ligne diplomatique cohérente et commune.

Sur ce plan, il y a une fausse représentation qui voudrait insérer une ligne de division au sein des gauches entre une « bonne gauche » respectable, en phase avec les positions des chancelleries responsables de la planète, et une gauche contestataire, radicale, qui en fait participerait à construire « l’axe du mal ». C’est une représentation totalement erronée.

Voilà ce qui ces gouvernements ont eu en commun.

 

Obstacles et limites structurelles

Quels ont été les obstacles auxquels ces pays se sont heurtés ?

Les gouvernements post-néolibéraux se sont déployés dans des États défaillants, quasiment faillis, dont l’histoire n’avaient rien à voir avec la sédimentation qui a présidé à la construction des nôtres en Europe. Alors qu’en Europe on se bat depuis 15 ans contre le « détricotage » de l’État social, les Latino-Américains ont dû essayer, à la fin des années 1990, de le construire. Au Venezuela, en Equateur ou ailleurs, quand ces gouvernements prennent les responsabilités, l’État est inexistant dans certains endroits du territoire, l’administration étatique est absente. Le néolibéralisme est passé par là, dans sa forme la plus radicale.

Il a donc fallu construire des institutions sociales. Première difficulté.

Deuxième difficulté : arriver au gouvernement, ce n’est pas disposer de tous les pouvoirs. C’est disposer d’un pouvoir parmi d’autres pouvoirs dans la société. Et ce pouvoir, il faut le négocier en permanence, se confronter en permanence à l’administration présente, qui n’est pas automatiquement favorable au nouveau projet de société que vous portez. Au contraire ! Le nouveau pouvoir est confronté aux pesanteurs institutionnelles, mais aussi à une administration qui peut au minimum saccager le travail par sa passivité, ou activement démonter les décisions ou les politiques à mettre en place.

Le secteur privé hyperpuissant est un des autres obstacles. Au Venezuela, par exemple, le secteur privé n’a jamais été aussi fort que sous le chavisme, et c’est une contradiction. Le secteur privé n’a pas été éradiqué au Venezuela, au contraire, il a toujours existé. Ce secteur peut évidemment faire un coup d’État, s’y associer, mais aussi, simplement par pesanteur, gripper l’économie, ne pas participer loyalement au nouveau projet politique.

Il y a aussi la question des cadres, dont la fonction n’est pas de parer à l’urgence mais de stabiliser et institutionnaliser des orientations politiques et économiques à long terme. Et c’est là, à mon avis, un des échecs de ces pays.

Voilà quelques-uns des problèmes auxquels tous ces gouvernements ont été confrontés.

 

Une usure politiques et idéologique

Autre limite qu’il est possible de souligner. Les politiques des gouvernements progressistes ont amélioré les conditions d’existence de dizaines de millions de Latino-Américains dont une partie significative a rejoint les classes moyennes (les classes consommatrices). Ces dernières, mobilisées par des problématiques d’accès à toujours plus de mobilité sociale et individuelle, se sont peu à peu distanciées de ces gouvernements, jusqu’à se mobiliser contre (Brésil, Argentine, Equateur, Venezuela, etc.). Ceci est un point clé de la compréhension des contradictions et des difficultés rencontrées par la gauche dans la région. Dans le même temps, l’exercice quotidien du pouvoir a éloigné ces gouvernements de leurs bases militantes. Un certain endormissement politique et idéologique les a affaiblis lorsqu’il fallait faire face à la montée des oppositions. Quelles politiques pour les classes moyennes pré-existantes et émergées ? Voici une question déterminante et complexe pour la gauche au pouvoir. En Amérique latine comme ailleurs.

 

Le poids des paramètres géopolitiques

Dernier problème, l’environnement géopolitique qui pèse vraiment très lourd en Amérique latine. Je ne m’attarderai pas longuement sur les prétentions hégémoniques des États-Unis dans la région, leur rôle direct ou indirect dans toutes les tentatives de déstabilisation, leurs pouvoirs immenses pour freiner et mettre sous pression des gouvernements (sanctions, étouffement financier et commercial, surveillance, financement et formation des oppositions, etc.). Non plus sur le rôle des campagnes médiatiques internationales visant à disqualifier et diaboliser les processus de gauche.

D’autres paramètres géopolitiques régionaux, en partie liés, sont moins signalés. On ne peut pas comprendre, par exemple, la révolution bolivarienne et les investissements – y compris financiers – du Venezuela dans la région sans prendre en compte l’alternative que ces pays ont voulu apporter en faisant échec à la zone de libre échange nord-américaine qu’essayaient d’imposer les États-Unis. Le projet américain ayant été mis en échec en 2005, il fallait que les gouvernements progressistes offrent des mécanismes de coopération financière et commerciale pour aider les pays qui acceptaient de ne pas coopérer avec les États-Unis. Ainsi, le Venezuela a financé des pays, à perte, pour contribuer à éponger des dettes souveraines – je pense à l’Argentine par exemple – ou à compenser ce que ces pays n’obtiendraient plus du FMI ou de la Banque mondiale par exemple.

Cette politique a permis au Venezuela de développer sa diplomatie d’influence, d’obtenir un statut de puissance d’influence régionale, et de renforcer la Révolution bolivarienne en interne. Mais elle a eu un coût aussi.

Ces engagements représentent un tribut géopolitique qui pèse sur les potentialités ultérieures, et lorsque la crise économique vient, ces dynamiques grèvent la stabilité et le développement des processus.

Cet exposé n’est certainement pas exhaustif mais permet, je l’espère, de saisir certains aspects structurants de notre réflexion collective sur un sujet qui nous interpelle tous, quel que soit le continent sur lequel nous vivons.

 

Transcription Nadia Pinson et Michèle Kiintz





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