Les contributions de Jacques Sapir

Postures et impostures dans le débat sur la politique allemande

mardi 7 mai 2013   |   Jacques Sapir
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La question de la politique allemande divise fortement le PS et, au-delà, une large partie de la gauche réelle. Elle est aussi révélatrice de la structuration de l’imaginaire d’une bonne partie des élites françaises depuis le désastre de 1940 : à lire les réactions de Jean-François Copé, de François Fillon et, plus généralement, celles de l’UMP, parti « attrape-tout » de la droite française, on sent bien que, derrière les proclamations d’attachement au gaullisme, Munich et Vichy sont toujours bien présents. Cette « question » de l’Allemagne sert de révélateur d’un état d’esprit constant dans la classe dirigeante. C’est en cela que, sous l’écume des mots, ce débat, ou ce qui en tient lieu, est intéressant.

Un parti « social-démocrate » ?

Le document préparé par le PS pour sa prochaine convention sur l’Europe a pris l’apparence d’une attaque contre la politique de Mme Merkel en Allemagne. Mais un débat s’est invité dans le débat ! Le PS a ouvertement rompu avec ses propres règles de démocratie interne : sa direction refuse le droit d’expression à son aile gauche [1]. Dans l’expression « social-démocrate », qu’il revendique, nous avons deux mensonges pour le prix d’un : le PS n’est plus un parti « social », dans la mesure où il accepte tous les reniements ; et il n’est certainement plus un parti « démocrate » car, pour faire accepter ces reniements, il doit renoncer à la démocratie dans ses propres rangs. Ayant fait les frais des pratiques de ce parti dans le passé, je n’en suis nullement surpris. Je suis en revanche étonné que d’aucuns puissent encore l’être.

Revenons au principal du débat, ou à ce qu’il devrait être. Le texte initial de la majorité du PS stigmatisait fortement l’Allemagne et Mme Merkel. Suite à une intervention de l’Elysée et de Matignon, c’est une version affadie qui a en définitive été adoptée. On jugera sur pièces. Pour autant, la proposition de l’aile gauche du PS, n’est pas, elle non plus, précise. Elle propose un « traité social européen », une « suspension du pacte de stabilité », un « plan de relance » à l’échelle européenne et le refinancement massif des dettes publiques par la Banque centrale européenne (BCE).

On a du mal à comprendre pourquoi un tel texte a été censuré. Ces propositions sont en effet celles traditionnellement mises en avant par le PS depuis des années. Et avec le succès que l’on sait ! De manière symptomatique, les auteurs de ce texte ne font aucun effort pour chiffrer leurs propositions. L’eussent-ils fait qu’ils s’apercevraient qu’elles sont irrecevables pour l’Allemagne et des pays comme l’Autriche ou la Finlande. Il est facile, quand on fait partie d’une collectivité, de dire « il faut faire ceci ou cela » mais si l’on ne prend pas en compte les incidences financières de ces mesures sur d’autres membres de cette collectivité, on n’a guère de chances de voir son projet retenu. Dès lors, la seule fonction de ces propositions ne peut être que de se laver les mains et de garder une conscience propre, en sachant que jamais ces propositions n’aboutiront. Les centaines de milliers de chômeurs qui sont venus rejoindre les millions déjà existants apprécieront.

D’une certaine manière, le Parti de gauche, pourtant fort critique vis-à-vis du PS, participe de cette mascarade. On y tonne contre Mme Merkel, on y affirme qu’il faut résister à l’Allemagne, mais l’analyse de la position de Berlin relève davantage du fantasme que de la réalité. On a déjà eu l’occasion, dans ce carnet, de critiquer les outrances de Jean-Luc Mélenchon sur ce point, et de souligner à quel point elles traduisaient une profonde incohérence d’analyse et de programme [2]. C’est cette incohérence qui l’oblige justement à hausser le ton, comme y seront tout aussi contraints les responsables de la gauche du PS s’ils veulent se faire entendre.

 Une autre forme de dévaluation compétitive

Ces prétendus débats n’ont d’autre fonction que d’occulter celui que l’on doit mener sur la réalité de la politique des gouvernements allemands depuis plus de dix ans. Il faut en effet, pour comprendre les enjeux réels de ce débat, revenir sur l’histoire (relativement) récente. De 2000 à 2003, le gouvernement dirigé par le SPD a mis en place l’équivalent d’une dévaluation interne de 10 % en transférant sur les salariés une part des charges des entreprises. Le déficit commercial s’est alors transformé en un excédent massif car les coûts des entreprises ont diminué, tout comme la demande intérieure. En conséquence, l’Allemagne a développé un excédent commercial important au détriment des principaux pays de la zone euro. Cette politique a précipité la crise de la monnaie unique, bien plus que les malversations budgétaires de la Grèce car elle a créé un déséquilibre brutal et profond au sein de la zone. Elle appelle cependant deux remarques.

Tout d’abord, elle prouve que l’euro n’empêche nullement des politiques non coopératives, ce que les économistes appellent des politiques d’exploitation des voisins ou beggar-thy-neighbour. Tous les discours tenus pour justifier la mise en place de l’euro au nom de la volonté d’éviter des dévaluations compétitives s’effondrent alors. Ce qui fut en effet pratiqué par le gouvernement allemand de l’époque - un gouvernement SPD notons-le bien - fut une dévaluation compétitive. Les partenaires de l’Allemagne ne purent y répondre faute de disposer de la flexibilité monétaire en raison de la monnaie unique. 

Ensuite, cette politique n’était pas imitable par les autres pays, ce qui réduit à néant l’argument selon lequel il nous faudrait tous faire comme les Allemands. Si tous les pays européens avaient comprimé leur demande intérieure et diminué les coûts des entreprises, le résultat commercial aurait été nul, mais le résultat économique aurait été désastreux. L’Europe aurait connu dès cette époque (2004) la dépression qu’elle connaît aujourd’hui. Autrement dit, le gouvernement allemand a pratiqué ce que l’on appelle une politique de « passager clandestin ». Voilà qui tranche avec le monde des bisounours dans lequel baignent tous les eurobéats du PS et d’ailleurs.

Source  : Base de données de l’OCDE

Dire cela n’est pas sombrer dans l’anti-germanisme primaire, mais simplement rappeler les faits. Il faut alors chercher à comprendre les causes de cette politique. Qu’il y ait eu une volonté de favoriser les grandes entreprises et ce que l’on appelle rapidement le « grand capital » allemand est évident : la part de la richesse accumulée par le 1% le plus aisé de la population est très élevée outre-Rhin, et correspond à peu de choses près au niveau britannique. Le développement d’une pauvreté de masse en Allemagne est là pour nous le rappeler. Mais il faut aussi prendre en compte certaines des contraintes spécifiques pesant sur ce pays, et en premier lieu la contrainte démographique. L’Allemagne est appelée à se dépeupler. Elle ne peut garantir le montant futur des retraites que par l’accumulation d’excédents importants. C’est pourquoi croire qu’elle pourrait « spontanément » revenir sur cette politique est une profonde illusion.

Les alternatives possibles

Dès lors, dans une telle situation, quelles sont les alternatives possibles ? Nous pouvons accabler l’Allemagne de demandes pour que les salaires y soient massivement augmentés, et pour qu’une politique de transferts budgétaires intra-européens soit mise en place. Mais il en sera de ces demandes comme des sempiternelles revendications d’une « Europe sociale ». Elles ne seront suivies d’aucun effet, si ce n’est d’accroître de manière considérable la frustration des personnes qui, honnêtement, croient à une telle politique.

Sur le papier, la France pourrait aussi, diront certains, envahir l’Allemagne et exiger, par la force de son armée, que ses demandes – qu’elle considère comme légitimes naturellement – soient prises en considération ! C’est, on s’en doute, une hypothèse encore plus absurde que la première alternative. Cette « solution » se situe pourtant dans la logique des discours qui sont aujourd’hui tenus, et dont leurs auteurs ne mesurent pas ce que leurs propos impliquent.

Si, effectivement, les demandes que nous soumettons au gouvernement allemand sont légitimes, et si nous sommes confrontés à des fins de non-recevoir qui, elles, ne le sont pas, alors il serait logique d’avoir recours à la violence. Car, dans un monde où prédominent les rapports de force, la violence de la politique du gouvernement allemand envers les autres pays européens appellerait naturellement, en retour, la violence de ces derniers vis-à-vis de l’Allemagne.

Il existe une troisième alternative permettant d’atteindre notre objectif, quelle que soit la position du gouvernement allemand, et ceci sans violence et sans chercher à obtenir par la contrainte ce qui n’a pu l’être par la négociation : sortir de l’euro et dévaluer notre monnaie nationale retrouvée. Cette solution peut d’ailleurs être appliquée par l’ensemble des pays de l’Europe du Sud.

Il faut savoir qu’Oskar Lafontaine, fondateur de l’équivalent du Front de gauche en Allemagne, Die Linke, vient de se rallier spectaculairement à cette option (http://www.medelu.org/Nous-avons-de-nouveau-besoin-d-un). Les raisons pour lesquelles celui qui, en tant que dirigeant du SPD, fut un des plus fervents promoteurs de l’euro à pris une telle décision sont les mêmes que celles exposées plus haut, à savoir la compréhension des limites intrinsèques de la monnaie unique et la volonté de trouver une solution sans violence.

Voilà ce que devrait être le véritable débat sur la politique du gouvernement allemand et les réponses que la logique dicte. Mais, pour cela, il faudrait rompre avec les postures, les impostures, et les effets de manche. Vaste programme aurait dit quelqu’un…

 

Source  : http://russeurope.hypotheses.org/1186




[1Lire, sur le blog de Gérard Filoche, le texte de la motion proposée par l’aile gauche du PS et exclue du débat par la direction du parti : http://www.filoche.net/#.UYA0OUma9G8.twitter

[2Lire Jacques Sapir, « Mélenchon, l’euro et l’outrance », note publiée sur le carnet RussEurope le 29 mars 2013 : http://russeurope.hypotheses.org/1102



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