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Podemos : le tournant tactique

vendredi 27 mai 2016   |   Christophe Barret
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Dans la perspective des élections législatives prévues le 26 juin prochain, Podemos et Izquierda Unida (IU), héritière du Parti communiste espagnol (PCE), ont conclu une alliance électorale dont on connaît désormais le nom : Unidos Podemos. D’ici à la fin juin, les logos des deux formations devraient apparaître côte à côte sur les affiches et les documents électoraux promouvant les cinquante points de convergence identifiés par les deux formations. L’enjeu est de taille : il s’agit, au soir du scrutin, d’arriver en tête des partis de gauche, devant le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Les larmes versées par Pablo Iglesias, au moment où le nom de l’alliance était révélé, en disent long sur la réelle possibilité d’une conquête du pouvoir [1]. Le jeune chef de Podemos était, pour l’occasion, accompagné de Julio Anguita, le dirigeant historique du PCE que Pablo Iglesias connaît depuis ses quatorze ans – à l’époque où il entrait aux Jeunesses communistes –. Le communisme l’emporte-t-il désormais sur le péronisme au sein de Podemos ? La presse d’outre Pyrénées fait ses choux gras des divergences qui sont apparues entre Pablo Iglesias et son numéro deux, Íñigo Errejón, même si les deux ont régulièrement à cœur de faire part de leur loyauté l’un envers l’autre.

Outre le triomphe de la « forme parti », c’est en effet au retour à une dichotomie gauche/droite auquel nous assistons. Jusqu’à présent, Podemos avait, avec succès, substitué une opposition « peuple » contre « élites », en accord avec un « populisme de gauche » théorisé par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, tel que promus par Íñigo Errejón. « Podemos est au dessus de moi, d’Errejón et de n’importe quel autre camarade », a cependant déclaré Pablo Iglesias au cours d’une grande interview [2]. Affirmant qu’il lui revient « comme secrétaire général  » de prendre toute « une série de décisions » pouvant déplaire, le numéro un du parti a donc tranché en faveur d’une révolution copernicienne qui met mal à l’aise son ami et second, Íñigo Errejón – en qui il avait toujours vu le meilleur idéologue de Podemos. À la construction d’un nouveau « peuple » largement inspirée de ce qu’ Íñigo Errejón avait pu observer dans la Bolivie d’Evo Morales, est maintenant préférée une alliance plus traditionnelle des forces situées à la gauche du PSOE.

Le numéro deux de Podemos a très rapidement tenu à faire part de son désaccord [3]. À l’annonce de l’alliance avec IU, il lance un tweet exempt de toute ambiguïté : « Les moments de (re)fondation démocratiques et de construction d’un nouvel intérêt général commencent toujours par « We the people ». Jamais par « nous la gauche » ». Dans une tribune publiée dans la foulée, il croit bon devoir rappeler la primauté du discours « national-populaire » telle que définie par Antonio Gramsci et repensé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe.

Par la même occasion, il fait un constat, valable pour l’Espagne d’aujourd’hui, et pose une question. Il rappelle tout d’abord que le discours politique ne consiste pas à articuler les intérêts particuliers mais à énoncer un « sens commun », produit de toutes des demandes de différents « secteurs » de la société qui constituent, de fait, une nouvelle majorité. La revendication de la démocratie au cours du printemps des Indignés de 2011 l’a, selon lui, bien montré. Mais le jeune idéologue de Podemos s’interroge quant au périmètre exact de la révolte. « Comment construire un projet national-populaire, démocratique et progressiste dans une société hautement institutionnalisée au sein de laquelle la crise des élites et des partis n’est pas une crise de l’État ? » [4]. En 2012, un an seulement après le mouvement des places, au moyen d’une très longue analyse du discours des Indignés publiée sous le titre « We the people El 15M : ¿Un populismo indignado ? », Íñigo Errejón croyait pouvoir diagnostiquer la crise d’un régime qui « lie les représentants politiques aux pouvoirs économiques privés et à l’ensemble de la structure juridico-constitutionnelle » [5].

C’est probablement pour aider Íñigo Errejón à répondre à sa question de 2016 que Juan Carlos Monedero – qui se tient en retrait de la direction de Podemos depuis plus d’un an – vient lui aussi de prendre la parole. Dans son texte de 2012, Íñigo Errejón définissait, en effet, le populisme comme « un style discursif qui interpelle les secteurs subordonnés et les exclus pour les unifier en une construction bipolaire face à l’ordre existant (…) ». Juan Carlos Monedero estime aujourd’hui que ce discours ne doit être compris que comme un élément tactique d’une stratégie [6]. Pour celui qui a quitté la direction de Podemos justement à cause de désaccords avec Íñigo Errejón, le discours populiste a pu, certes, être utile dans la phase de délégitimation du « régime » qu’ont représenté deux longues années de campagnes électorales – entre le scrutin pour les élections européennes de juin 2014 et celui du 20 décembre dernier. Mais l’autre fidèle ami de Pablo Iglesias se croit aujourd’hui autorisé à donner un avertissement. « Ce n’est pas un mince problème que de maintenir cette hypothèse dans la phase constituante (…) ». « Nous n’allons pas réinventer la démocratie si nous en construisons pas un parti différent dans une Espagne différente pour une Europe différente », martèle-t-il enfin.

Semblant préférer l’observation clinique à la théorie, il constate aujourd’hui que le « blitzkrieg » – « guerre éclair » –engagé durant les deux premières années de la vie de Podemos – et qui devait mener ce parti en tête de toutes les forces politiques – se traduit aujourd’hui par un échec. Le Parti populaire (PP) fait encore environ 30 % et le PSOE est resté le premier à gauche, à l’issue du précédent scrutin du 20 décembre, tandis que Ciudadanos (C’s) s’est lui aussi revendiqué d’une certaine transversalité. IU, malgré presque un million de voix, ne peut prétendre porter haut son message compte tenu de son très faible nombre d’élus. « Au final, Boaventura de Sousa de Santos vainc Laclau » proclame aussi l’amateur de bons mots.

L’accent devrait être désormais mis sur la promotion d’une nouvelle culture politique, comme le réclame, dans son dernier ouvrage justement préfacé par Juan Carlos Monedero, le sociologue de l’université de Coïmbra fondateur du Forum social mondial [7]. À Podemos, la nomination de Pablo Echenique au secrétariat à l’organisation en remplacement de Sergio Pascual – qui avait fédéré contre lui les promoteurs d’une plus grande autonomie des cercles territoriaux de Podemos, alors que le fameux « blitzkrieg » contraignait la direction à faire quelques fois preuve d’autoritarisme – est désormais de nature à conforter l’option Iglesias. Se fendant, lui aussi récemment, d’un nouveau texte théorique, Pablo Echenique liste les évolutions qui, au sein du parti, doivent permettre d’« avancer dans la construction d’un mouvement populaire » [8]. La « forme parti », au sein de la démocratie représentative, lui semble la plus à même d’être directement accessible à l’ensemble des citoyens. Des « brèches de régénération » peuvent y être ouvertes, au moyen, par exemple, de la féminisation, de pratiques de transparence, de décentralisation financière ou par la création d’« espaces formels de communication horizontale inter-cercles [9] ». Le texte, présenté comme programme devant le Conseil citoyen de Podemos, exigera de longs mois de labeur.
Íñigo Errejón, face à ce défi et à la capacité de résistance du « régime », pourrait trouver de nouvelles matières à réflexions en matière de radicalisation de la démocratie.

 

Illustration : Podemos




[2Pablo Iglesias, « Podemos está por encima de mí, de Errejón y de cualquier otro compañero ». Entretien publié le 22 mars 2016 sur le site Ctxt (pour la première partie).

[3Íñigo Errejón, « Podemos a mitad de camino ». Tribune publiée le 23 avril 2016 sur le site Ctxt. Une version en français est disponible sur le site Ballast : « Podemos, à mi-chemin ».

[4 Idem.

[7Juan Carlos Monedero vient de préfacer la traduction en espagnol du dernier ouvrage de l’universitaire portugais. Boaventura De Sousa Santos, El milenio huérfano. Ensayo para una nueva cultura política. Editorial Trotta/Ilsa, 2016.

[8Pablo Echenique, « Opéración #AtarseLosCordones  ». Article publié sur son blog le 31 mars 2016 dans le cadre de sa candidature au secrétariat à l’organisation politique de Podemos.

[9Le cercle est la structure de base de Podemos. On peut se référer au schéma organisationnel publié dans Christophe Barret dans Podemos. Pour une autre Europe. Éditions du Cerf, 2015, p. 231.



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