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Brexit

Nouvel échec de la gauche face aux enjeux européens

mercredi 1er juillet 2020   |   Collectif Chapitre 2
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Cette contribution de Chapitre 2 revient sur une nouvelle défaite de la gauche face à la question européenne. Après la coalition Syriza en Grèce (2015-2019), c’est au tour du Parti travailliste dirigé par Jeremy Corbyn de s’être brisé, le 12 décembre 2019, sur le mur de l’Union européenne. Pourquoi ? Quelle est la part des facteurs à imputer à la stratégie du Labour et de Jeremy Corbyn, le dirigeant travailliste le plus à gauche depuis des décennies ? Quelles contradictions politiques et sociologiques ont miné le Parti travailliste ? Au-delà, quels sont les obstacles que doit lever la gauche dans son rapport à l’Union européenne ? Cette contribution interroge : quelles leçons tirer du Brexit pour une gauche qui souhaiterait s’affranchir de la tutelle du droit européen ?

Le 12 décembre 2019, la large victoire du Parti conservateur de Boris Johnson aux élections législatives britanniques a mis un terme à l’interminable séquence politique du Brexit, par laquelle le Royaume-Uni a finalement quitté l’Union européenne (UE), après avoir rejoint la Communauté économique européenne (CEE) en 1973. Cette séquence avait en réalité démarré le 23 janvier 2013, lorsque le premier ministre de l’époque – conservateur lui aussi – David Cameron, avait annoncé, dans un discours prononcé sur l’Europe, son souhait d’entamer la renégociation des termes de l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE et de consulter in fine les britanniques par référendum sur cette question.

Annoncé officiellement le 27 mai 2015 dans la foulée des élections législatives finalement remportées par David Cameron le 8 mai – notamment grâce à cette promesse –, ce référendum s’est tenu le 23 juin 2016. Il n’avait initialement qu’un objectif de politique intérieure pour David Cameron. Il s’agissait en réalité d’enrayer la montée en puissance du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (United Kingdom Independence Party, UKIP). Dans la perspective des élections de 2015, ce parti europhobe s’imposait en effet comme un dangereux concurrent pour le Parti conservateur, auprès de son électorat traditionnel.

Ce calcul politique cherchait dans le même temps à régler un conflit interne au Parti conservateur sur la question européenne. Au moment de son pari, David Cameron, personnellement favorable au maintien du Royaume-Uni dans l’UE, était certain du résultat final. Selon lui, ce dernier ne pouvait en réalité qu’entériner le maintien du Royaume-Uni au sein de la construction européenne, tout en lui permettant d’obtenir – selon une longue tradition – des conditions toujours plus avantageuses à cette association. Mais dans le même temps, de nombreux conservateurs s’engageaient en faveur du Brexit. La campagne électorale s’est finalement révélée extrêmement virulente, et si de nombreux commentateurs ont insisté sur le caractère démagogique que lui ont donné les opposants au maintien, elle a aussi révélé une nouvelle fois la forte défiance des peuples européens à l’égard de l’UE. Pris au piège d’un processus qu’il avait lui-même initié, le Parti conservateur n’a longtemps pas su trouver d’issue politique au vote citoyen. La raison à cela est que ce Brexit est un immense paradoxe : il s’agit de la sortie d’un cadre ultralibéral, décidée et menée par un gouvernement ultra-libéral. Le tout dans un pays dont la ligne constante, depuis les années au pouvoir de Margaret Thatcher, fut de pousser la construction européenne vers toujours plus de libre-échange et de néolibéralisme [1], et ce avec succès. 

Il en résulte bien un paradoxe politique majeur : pourquoi les ultra-libéraux britanniques choisissent-ils de quitter un système en tout point conforme à leur schéma politique ? De ce paradoxe il n’est rien sorti de positif pour la gauche, pendant ces quatre dernières années. Pire même, c’est la droite qui a su le surmonter et qui est donc sortie gagnante de la séquence, après un long épisode politique qui a pris parfois des allures de feuilleton. La gauche porte une responsabilité gigantesque pour n’avoir pas su, pas voulu ou pas pu se positionner clairement sur la question de l’UE. Elle a fait face à des contradictions internes trop fortes, voyant son électorat fracturé en deux parties de forces égales.

En 2016, nous écrivions : « La gauche doit, donc, le plus vite possible, exposer son programme européen. Si l’immigration a été un sujet central, la volonté des peuples de rompre avec l’UE qui les prive de toute souveraineté a constitué un déterminant important de leur vote. Constatant que l’UE constitue une machine juridique qui ne produit plus que libre-échange, déréglementation, dérégulation, privatisation, dumping et qu’elle n’est plus réformable, la crise grecque l’ayant démontré, la gauche doit clairement indiquer que la rupture avec l’UE devient incontournable et ce, pour des motifs économiques et sociaux. Privant les États de leur souveraineté, le cadre juridique libéral de l’UE rend caduc tout programme alternatif et le prive, d’avance, de toute crédibilité.

Ne plus appliquer les traités de l’UE, rompre avec le libre-échange, restaurer la souveraineté du peuple, proposer une nouvelle coopération entre États européens... : une fois ces préalables clairement posés et assumés, la gauche pourra porter avec énergie un ensemble de mesures économiques de rupture, qui en finissent avec le dumping et la concurrence des salariés et des territoires ». [2]

Malheureusement, c’est l’exact inverse, au Royaume-Uni, et partout en Europe, qui s’est produit, prolongeant la crise économique et sociale sur le continent. Les analyses relatives aux blocages européens (et aux nécessités pour une gauche volontariste de les dépasser) que nous avons portées dans notre ouvrage paru en 2019 demeurent plus que jamais pertinentes [3]. Si ces analyses étaient étayées principalement sur la situation française, le cas britannique rappelle que l’impasse est bien commune à l’ensemble des gauches européennes.

L’urgence d’une rupture avec ce projet européen est donc plus brûlante que jamais.

 

I – Brexit et confusion politique : paradoxe de la sortie d’un cadre ultralibéral par des gouvernements ultralibéraux

1) Le Brexit, un choix politicien devenu déflagration politique

Contrairement à leurs déclarations destinées à satisfaire une large frange de la population, les gouvernements britanniques, particulièrement ceux qui se sont succédé depuis Margaret Thatcher, ont soutenu l’intégration de leur pays dans la construction européenne. En effet, ce processus se caractérise par des choix politiques correspondant très fortement à leur socle idéologique : place centrale du marché unique et donc de la dérégulation commerciale, promotion du dumping social et fiscal, absence totale d’harmonisation volontariste et qualitative des normes sociales. Margaret Thatcher s’est ainsi très fortement engagée dans la promotion de l’Acte unique européen qui, en 1986, plaçait les « libertés » de circulation (des marchandises, des capitaux, des services et des personnes) au sommet de la hiérarchie des normes législatives en Europe.

Cependant, pour des raisons historiques et culturelles, l’adhésion à l’UE demeurait un enjeu politique plus contesté que dans les autres États membres, et notamment par la droite libérale, plus conservatrice et nationaliste qu’ailleurs en Europe (si on entend la droite libérale comme les partis chrétiens démocrates traditionnels, exception faite des partis nationalistes qui émergent depuis les années 2010). Par pur calcul politicien, pour des raisons de positionnement interne dans son parti, et en réaction à la progression électorale du UKIP de Nigel Farrage (qui se vérifiera notamment aux élections européennes de 2014), David Cameron lance le référendum sur la place du Royaume-Uni dans l’UE, soutenu par presque toute la classe politique britannique. Il s’agissait pour lui de faire taire les dissensions au sein de son parti, le Parti conservateur (ou tories, ultralibéral, mais traditionaliste) et d’asseoir son autorité sur ses opposants, hostiles à l’UE, en leur offrant l’organisation d’un référendum. Persuadé de la victoire du « Remain », David Cameron pensait ainsi que ce référendum lui offrirait une légitimité populaire pour s’imposer durablement à la tête de son parti, et donc de son pays.

Par un calcul politicien identique, une fraction du Parti conservateur fera à l’inverse campagne pour le Brexit, Boris Johnson en premier lieu, en indiquant : « On peut avoir un plein accès au marché unique sans la liberté de circulation des personnes  » [4]. Il révélait ainsi que sa mouvance, la droite traditionaliste, entendait dénoncer l’intégration dans l’UE en agitant le spectre des mouvements migratoires, mais n’en demeurait pas moins attachée à l’acquis européen du libre-échange dans le marché unique. Des partis politiques, seul l’UKIP fera une campagne forte pour le Brexit sec.

2) Le Brexit, un vote de colère populaire contre l’UE « et son monde », à l’image des votes précédents en Europe

a) Le cadre européen, un levier puissant utilisé par les gouvernements libéraux britanniques

Comme partout en Europe, les classes populaires britanniques ont subi de plein fouet les conséquences de la mondialisation économique, que l’UE a portée et incarnée.

À rebours de ce constat populaire, des analyses de gauche s’appuient sur le Brexit pour étayer leur argumentaire selon lequel l’UE n’est pas le facteur majeur des méfaits adressés à la mondialisation économique (délocalisations, désindustrialisation, dumping, montée des inégalités, etc). En effet, les gouvernements du Royaume-Uni ont été à l’initiative de la vague libérale et en seront bien probablement toujours des adeptes après la sortie de l’UE. Cette dernière ne serait donc pas, selon ce biais, un facteur déterminant de l’extension du néolibéralisme et de ses conséquences néfastes.

Cependant, cette analyse occulte une particularité majeure du cadre européen : le fait que le choix politique du libéralisme soit protégé par le droit. Margaret Thatcher s’est ainsi enthousiasmée sur l’adoption de l’Acte unique européen, dont elle fut l’une des grandes architectes, et les gouvernements britanniques successifs ont pleinement utilisé le cadre européen qu’ils ont contribué à forger pour libéraliser le pays et soumettre la classe ouvrière (délocalisations industrielles, financiarisation de l’économie...). Le Royaume-Uni importe aujourd’hui quasiment tout ce qu’il consomme et la désindustrialisation qu’il a subie est sans doute la plus forte de tous les pays comparables.

Il est certain que la sortie de l’UE n’impliquera pas pour le Royaume-Uni une rupture avec le libéralisme. Cela pourra même accentuer cette orientation, si le gouvernement joue pleinement la carte du dumping, comme il l’annonce.

Cette situation politique démontre d’abord que la sortie de l’UE, pour elle-même, n’est pas un programme en soi. Les tories britanniques demeurent avant tout libéraux et la sortie de l’UE ne modifiera en rien cette orientation économique. La gauche doit d’abord définir un programme et des objectifs politiques, puis identifier clairement que le cadre européen constitue un obstacle incontournable pour les mettre en œuvre. L’identification de cet obstacle et la description des moyens à utiliser pour le dépasser est indispensable. En refusant d’assumer un discours clair sur l’UE, la gauche britannique a raté une formidable occasion, et, tant qu’elle n’adoptera pas de position claire sur le sujet, elle se fera systématiquement punir électoralement. Ses atermoiements révèlent une fracture (indépassable ?) sur la question européenne entre deux composantes de son électorat : la première constituée par sa petite bourgeoisie intellectuelle, diplômée et urbaine, et la seconde par ses anciens bastions ouvriers du Nord. Les conflits stratégiques à répétition intervenus au sein de la direction du Labour d’une part, et entre cette dernière et Jeremy Corbyn d’autre part, tout au long de la séquence du Brexit, sont la matérialisation de cette situation – même si les conflits en question ne se limitent pas à la question européenne.

b) À l’image des votes relatifs à l’UE dans les autres pays européens, le vote « Brexit » est un vote des classes populaires refusant la mondialisation économique

Au Royaume-Uni, le référendum sur le Brexit a révélé de façon nette le rejet de l’UE par les classes populaires. Cette observation se révèle particulièrement dans l’étude géographique du vote : le choix du Brexit recouvre les territoires ayant le plus subi la désindustrialisation (Midlands, Pays de Galles). Les grandes métropoles bien insérées dans la nouvelle économie mondialisée ont majoritairement voté « Remain », ainsi que l’électorat jeune et diplômé, encore bercé d’idéal européen [5].

Cette orientation géographique se retrouve en France, par exemple avec le vote Front national (FN, devenu Rassemblement national en 2018) lors des élections présidentielles de 2017. Cette formation, principal parti d’opposition à l’UE, a réalisé certains de ses meilleurs scores dans d’anciennes régions ouvrières telles que la Lorraine ou le Nord pas de Calais, ainsi que dans des territoires déclassés, comme le vaste centre.

Le cas du Pays de Galles, qui a nettement voté Brexit, est particulièrement révélateur. Cette région a été fortement marquée par des fermetures massives de mines et d’aciéries et ne s’est pas réinsérée dans l’économie mondialisée. La conscience des populations reste durablement et profondément marquée par la disparition d’emplois stables, plutôt bien rémunérés, alors qu’aujourd’hui la vie au travail se caractérise par une grande précarité. Pour ce public, « l’Europe » est considérée comme un acteur majeur de cette dislocation sociale, responsable de la politique de délocalisations qui a miné la région, ce que ne peut absolument pas contrebalancer la politique de subventions dont ont bénéficié ces régions fortement déshéritées.

Au Pays de Galles, seule la grande ville de Cardiff a voté « Remain » [6]. Si, en nombre de voix, l’électorat Labour a majoritairement voté « Remain », territorialement, et donc socialement, la facture est béante : une majorité des circonscriptions détenues alors par le Labour a voté pour la sortie de l’UE.

3) Une gauche indécise et encore prise au piège de la question européenne

Lors de la campagne référendaire, le Parti travailliste, et particulièrement son leader, ont tenu une position très floue, soutenant officiellement le « Remain », mais du bout des lèvres. Comme d’autres leaders de gauche radicale en Europe, il s’est heurté à son « ambiguïté pour avoir donné son accord pour l’établissement d’une union douanière permanente sans renoncer à son programme de nationalisations et d’interventionnisme économique  » [7].

Cette position s’est révélée particulièrement intenable dans la durée. La tension sociologique du Parti travailliste a atteint son paroxysme après le référendum, quand une issue politique a dû être trouvée. Si une large fraction de sa base électorale soutenait le processus de sortie de l’UE, une grande partie de son appareil militant, de sa direction et du groupe parlementaire est largement demeurée « Remain » : à la fois les « blairistes » sociaux-libéraux donc, mais aussi un groupe classé très à gauche appelé Momentum. Rassemblant la jeunesse diplômée et urbaine, ce dernier considérait que la sortie de l’UE ne pouvait se caractériser que comme « une démarche xénophobe et intolérante – il n’existe de Brexit que de droite  ». [8]

Cette fraction militante arc-boutée sur le principe selon lequel le Brexit ne peut être qu’un repli nationaliste s’est avérée très influente et n’a pas permis au Parti travailliste d’élaborer une synthèse, d’intégrer cette volonté populaire de quitter l’UE, d’en comprendre les ressorts sociaux et de se préparer à assurer une sortie crédible par la gauche de l’UE. Alors que le Parti conservateur s’est longtemps empêtré dans les conséquences politiques d’un processus qu’il avait initié mais qui représentait au fond plus de désagréments pour sa politique que d’avantages, le Parti travailliste aurait pu s’appuyer sur le vote populaire, admettre la réalité du Brexit et construire un programme politique actant cette situation. Ainsi, sans avoir eu à assumer le choix de la sortie de l’UE avant le référendum, arrivé au pouvoir, il aurait pu mettre en œuvre un programme délesté de tous les blocages libéraux de l’UE (primauté du droit européen, et donc contraintes sur les nationalisations, régulation commerciale, etc).

Au lieu de quoi, pétrifié, il a laissé le débat sur la sortie de l’UE se caricaturer autour de l’opposition « ouverture/repli », comme l’a démontré la question de l’immigration, qui a pris une place centrale dans le débat politique, en particulier parce que le Parti travailliste, flou et incohérent, a laissé l’espace à la droite qui a pu porter librement ses thématiques politiques.

Sur ce sujet en particulier, refuser le débat sur la réalité de l’immigration au Royaume-Uni constitue sans doute une erreur. Le régime du travail détaché, permis par le droit européen, a provoqué une forte immigration de travailleurs issus de l’espace européen, qui a touché massivement le Royaume-Uni, plus que tout autre État de l’UE. Cela a été largement facilité par l’engagement actif du Royaume-Uni en faveur de l’élargissement de l’UE sans harmonisation en 2004 et 2007, pour les pays d’Europe centrale et orientale. Cela a provoqué un dumping social important sur des activités exercées sur le sol même du Royaume-Uni, mettant en concurrence les classes populaires des différents pays – dans le bâtiment, 35 % des salariés sont originaires d’Europe de l’Est. La gauche s’est largement cantonnée à une position pouvant se résumer ainsi : « parler de ces sujets = être xénophobe » [9]. Or, cette concurrence est d’abord durement ressentie par les classes populaires, qui, faute de discours alternatif, s’en remettront aux propositions de la droite. Alors qu’il existe une voie, certes difficile, consistant à expliquer que cette immigration est le fruit d’un dumping social délibéré, réalisé au profit du patronat britannique, et favorisé par le droit européen. Et qu’une politique migratoire responsable consiste en premier lieu à ne pas s’appuyer sur la population étrangère pour constituer une réserve de main d’œuvre employée dans un cadre juridique moins disant que celui de la population locale.

 

II – Le post-référendum : enlisement prévisible, sortie par la droite, incapacité coupable de la gauche.

1) L’enlisement post-référendum, fruit du paradoxe politique du Brexit

« Le gouvernement britannique se retrouve dans la position pour le moins paradoxale de faire l’apologie du libre-échange d’une part et de la sortie du marché unique de l’autre ». [10] Une fois le vote du référendum acquis, le gouvernement britannique devait négocier la réalité de la sortie. Or, à l’occasion de ces négociations, le réel lien politique entre les conservateurs britanniques et l’UE a ressurgi : juridiquement l’UE est avant tout un marché unique et une union douanière, ce qui n’est pour leur déplaire. Le Brexit consistait donc pour un gouvernement très libéral à entreprendre la sortie de l’espace libéral le plus abouti au monde, l’UE. Cette situation absurde a enlisé la classe politique britannique pendant trois ans, incapable de résoudre ce paradoxe.

De son côté, l’UE se trouvait dans une position tout aussi intenable. Ses fondements, son contenu, sa classe dirigeante et sa bureaucratie sont fondamentalement acquis au libre-échange. Elle ne désire donc pas acter la sortie de l’UE du Royaume-Uni par le rétablissement de régulations douanières avec ce désormais pays tiers. Elle ne peut donc pas envisager sa future relation avec le Royaume Uni autrement que par le libre-échange, qu’elle négocie avec l’ensemble des autres pays de la planète.

Cependant, en construisant avec le Royaume-Uni des liens économiques qui s’apparentent à la situation qui existait avant le Brexit, elle prend le risque de dévoiler sa propre vacuité politique. En somme, l’UE se caractérise donc comme étant un marché unique (ce que les négociations, qui se sont principalement concentrées sur les questions commerciales et douanières, rappellent), auquel on peut accéder (ou quasiment) sans même avoir besoin d’appartenir à l’UE !

Il est évident que la sortie du Royaume-Uni peut créer un précédent potentiellement mortel pour l’UE, dans lequel pourraient s’engouffrer par exemple des gouvernements nationalistes et libéraux, qui souhaitent maintenir leur pays dans le marché unique tout en refusant d’autres transferts de souveraineté nationale ; et souhaitent en particulier retrouver la pleine maîtrise de leurs espaces frontaliers pour mettre en place des politiques migratoires restrictives. 

Ce danger explique donc la position de principe, d’affichage d’une grande fermeté à l’égard du Royaume-Uni, défendu par les instances européennes et les gouvernements de certains États, comme la France, alors que l’issue des négociations - le maintien d’une relation commerciale sans régulation entre l’espace européen et le Royaume-Uni - ne faisait aucun doute.

2) L’enlisement du Labour, incapable de répondre à la crise provoquée par le Brexit

Le « soft Brexit », réponse proposée par le Labour de Jeremy Corbyn lors de l’après-référendum pour trouver une réponse à sa fracture interne, s’est vite révélé être une impasse.

Face à la crise interne du parti tory, divisé entre les partisans de la résolution du paradoxe par une sortie négociée, c’est-à-dire en maintenant au maximum les avantages du marché unique (Theresa May) et ceux qui ont affiché leur soutien à un « hard Brexit », c’est-à-dire une sortie sèche (Jacob Rees-Mog, et, en apparence au moins, Boris Johnson), le Labour a défendu par contraste un « soft Brexit ». Or, cette solution consistait à faire en sorte que la sortie soit la plus atténuée possible, c’est-à-dire en maintenant le Royaume-Uni dans le marché unique et l’union douanière. Soit peu ou prou un statut à l’égard de l’UE semblable à celui de la Norvège, et donc, globalement, la solution défendue par Theresa May.

Pourtant c’est précisément contre ce marché unique et ses effets que les classes populaires ont voté, en optant en faveur du Brexit. En soutenant cette mesure, le Labour soutient donc un Brexit de droite. Ce choix politique, incompréhensible pour l’électorat populaire, sera lourdement sanctionné aux élections de 2019 : sur les 60 circonscriptions qui ont alors basculé dans un vote tory, 52 avaient voté « Leave » [11]. Le « soft Brexit », qui consistait en grande partie à vider de sa substance le contenu politique de la sortie de l’UE, a été lourdement sanctionné par ceux qui avaient voté pour le Brexit en 2016.

Le Labour a ainsi provoqué sa propre défaite en ne faisant connaître aucune position claire sur les conséquences de ce vote. Pour séduire sa base militante « Pro-Remain », il ira même jusqu’à promettre un second référendum, affichant ainsi sa défiance avec le vote populaire de 2016.

Ces contradictions, cette incapacité à définir, en quatre ans, une ligne de gauche claire sur la sortie de l’UE a été lourdement sanctionnée, alors même que la longue période de division du parti tory due au paradoxe existentiel du Brexit offrait les coudées franches au Parti travailliste.

Tout à l’inverse, Boris Johnson fera de la concrétisation du Brexit son seul programme électoral. Son arrivée au pouvoir quelques mois plus tôt lui a permis de faire cesser les divisions du parti tory, désormais unifié derrière ce seul mot d’ordre et débarrassé, en apparence, du paradoxe Brexit dans lequel il s’était enferré.

3) Quelle réalité pour le Brexit ?

Il est probable que le Brexit ne produise à peu près rien. Depuis le 31 janvier 2020, une période de transition d’un an s’est ouverte, au cours de laquelle les conséquences réelles seront très peu visibles. Ensuite, un accord de libre-échange sera négocié et, compte tenu de la préférence très marquée des deux parties pour le libéralisme, il a de grandes chances d’aboutir. Le Royaume-Uni n’était déjà pas membre de l’espace Schengen, et il est probable que les voyageurs britanniques et européens bénéficient de facilités négociées (absence de visa) pour leurs séjours sur l’un et l’autre des territoires.

La matérialité de la sortie du Royaume-Uni de l’UE s’est en partie focalisée sur la réalité de la frontière avec l’Irlande. Lorsque les deux États étaient membres de l’UE, la frontière physique a disparu, comme partout ailleurs sur le territoire européen. La sortie de l’UE du seul Royaume-Uni doit mécaniquement avoir pour effet de rétablir une frontière avec l’Irlande. Les débats à ce sujet rappellent que la frontière charrie des enjeux très puissants et n’est pas une réalité unidimensionnelle : les conséquences complexes du rétablissement de cette frontière sont essentiellement d’ordre symbolique, redonnant une réalité physique à la division de l’île d’Irlande, marquée par plusieurs siècles de colonialisme britannique et par un passé de luttes encore vif. La réponse ne peut être binaire (ouverture/fermeture), mais doit être nuancée (contrôles ciblés pour le transport de marchandises, ouverture contrôlée pour les travailleurs frontaliers, permis de passage pour les riverains, etc).

Cette question des conséquences économiques, politiques et symboliques du retour de la réalité d’une frontière entre le Royaume-Uni et l’UE touche d’ailleurs également la France, puisque le tunnel sous la Manche en constitue le principal point de connexion. La position française durant toute la période a d’ailleurs consisté à minimiser la réalité du rétablissement d’une frontière. Si la sortie du Royaume-Uni rendait inévitable le rétablissement de formalités douanières, et donc, selon toute logique, de contrôles, le gouvernement français a au contraire cherché à ce que les conséquences soient le plus réduites possibles. Cela s’est traduit par la formalisation de la « frontière intelligente », à savoir un dispositif technique permettant à la majorité des flux de ne pas observer d’arrêt à l’entrée sur le territoire de l’Union. « L’intelligence » consiste donc à ne pas ralentir les échanges commerciaux, et donc en réalité à ne pas rétablir de contrôle entre les deux espaces, soit à faire en sorte que la réalité de la sortie du Royaume-Uni de l’UE et donc du marché unique soit le moins sensible possible.

Politiquement, la résolution du paradoxe conservateur britannique initial n’a été obtenue que par la lassitude de l’électorat et l’habileté politique de Johnson. Quel sera le devenir du Royaume-Uni ? Les opposants européens de gauche au Brexit raillent le Royaume-Uni dirigé par les tories en le suspectant de choisir la voie d’« un Singapour en Europe », c’est-à-dire un pays s’engageant dans le dumping fiscal, financier et normatif [12]. C’est une possibilité. Mais quel changement par rapport à l’époque où le Royaume-Uni était présent dans l’UE ? La libre circulation des capitaux, à l’intérieur de l’espace européen (mais d’ailleurs également effective avec les pays tiers), avait déjà eu pour effet de renforcer la position financière extravagante de Londres. Et les effets de ce « Singapour britannique » ne doivent être sérieusement redoutés que parce que l’UE et les États membres qui la composent se refusent à ce que le Brexit se traduise par le rétablissement de mesures douanières réelles à l’égard du pays qui est sorti.

Par ailleurs, aujourd’hui, il existe déjà de nombreux « Singapour » au sein de l’UE. Des États sont réputés pour pratiquer un dumping fiscal agressif (Irlande, Estonie, Pays Bas, Belgique, Malte) et se caractérisent par leur secret bancaire (Luxembourg). C’est donc bien plutôt l’UE qui se retrouve fortement fragilisée : elle va démontrer que rien ne change lorsqu’un pays en sort.

Il est ainsi démontré que le véritable contenu de la construction européenne n’est que le marché unique, et que ses prétendues « valeurs » relèvent plus de la formule magique que de la réalité politique.

 

III – Quelles leçons tirer du Brexit pour une gauche qui souhaiterait s’affranchir de la tutelle du droit européen ?

1) Le marché unique, la zone euro, l’atlantisme, quelle analyse du cas Brexit pour les ruptures à venir, en France en particulier ?

a) La non appartenance du Royaume-Uni à la zone euro distingue sa situation des États qui y participent

La non appartenance du Royaume-Uni à la zone euro doit conduire à éviter de généraliser l’expérience du Brexit, car son extrapolation à d’autres pays membres qui prendraient la même décision n’a rien d’évident. En effet le Royaume-Uni n’a jamais adopté l’euro et a donc toujours conservé une politique monétaire nationale. De même il n’est pas soumis au pacte budgétaire européen, gardant ainsi une politique budgétaire autonome. Par conséquent la contrainte européenne était pour lui beaucoup moins forte qu’elle ne l’est aujourd’hui pour la plupart des autres États membres.

Cette observation est à double tranchant. D’une part, elle doit nous conduire à ne pas généraliser les succès qui pourraient advenir : si l’après-Brexit vient à se dérouler sans souci particulier, on ne saurait en déduire qu’un autre pays de l’UE pourrait en sortir avec aussi peu de difficultés. Une sortie par la France ou par la Grèce de l’Union européenne et (donc) de l’euro serait ainsi un défi technique et politique d’une toute autre nature.

Inversement, il faudra bien se garder de généraliser les échecs ou le manque de résultats notables car, le Royaume-Uni étant déjà souverain sur les plans budgétaire et monétaire, il ne regagne finalement rien en la matière. Ces deux leviers n’étaient jusqu’ici pas utilisés pour réaliser une politique économique de redistribution et écologique, il n’y a pas de raison que cela change - sauf alternance politique majeure à moyen terme, mais cela aurait été vrai même sans Brexit. Au contraire, un pays asphyxié par l’austérité budgétaire et l’euro fort, comme la Grèce ou (dans une moindre mesure) la France, pourrait trouver des avantages en cas d’une sortie (de l’UE) car cela constituerait pour lui une véritable bouffée d’oxygène qui permettrait enfin de mener des politiques sociales et écologiques – pour autant que la majorité en place le souhaite, évidemment.

b) La sortie du Royaume-Uni, une opportunité pour construire une « Europe sociale » ?

La solution de l’Europe dite « à plusieurs vitesses », défendue dès après le Brexit par plusieurs personnalités de gauche, ne constitue en aucun cas une hypothèse sur laquelle devrait justement s’engager une Union européenne réorientée vers l’harmonisation ambitieuse de ses normes sociales et fiscales. Pourtant, le socialiste belge Paul Magnette soutient par exemple qu’« il faut mettre en place une grande Europe, un espace de libre-échange et des droits de l’homme, et une plus petite Europe, intégrée économiquement autour de l’euro. Autrement dit, à côté de l’Europe projet, on aurait une Europe espace ». Or c’est justement le maintien d’un socle marché unique qui crée une distorsion entre la norme et le territoire, permettant ainsi un effet dumping. C’est bien cela qui a détourné les classes populaires de l’UE, en particulier au Royaume-Uni. Le maintien d’une dichotomie espace douanier/espace de souveraineté est à proscrire absolument. Par ailleurs, quel est le projet politique de cette « Europe projet » ? Il n’est jamais défini. S’agit-il de la politique monétaire de l’euro ? Restrictive et déflationniste, elle ne peut en aucun cas constituer un projet de gauche.

Pour une partie importante de la gauche, celle qui s’accroche toujours désespérément à la réforme « sociale » de l’UE, la sortie du Royaume-Uni va avoir ceci de positif que, à moins d’un changement politique majeur, cet État aurait miné de l’intérieur la construction politique de l’UE, dans un sens social notamment, par son ultralibéralisme exacerbé et son atlantisme viscéral.

S’agissant de la politique économique et sociale, les fondamentaux de l’UE demeurent libéraux, avec ou sans le Royaume-Uni. Les textes de l’UE sont imprégnés de logique libérale (marché unique, austérité budgétaire, monnaie déflationniste, mise en concurrence de l’ensemble des secteurs de l’économie) et ne deviennent pas plus facilement réformables par la magie de la sortie du Royaume-Uni. Les traités européens ne sont en effet modifiables qu’en réunissant de très exigeantes conditions. Il n’existe d’ailleurs aucune majorité politique en ce sens, l’immense majorité des classes dirigeantes des États demeurant acquise au libéralisme, en Allemagne (et en France) notamment.

La même analyse s’applique s’agissant du positionnement de l’UE à l’égard du monde : si le Royaume-Uni constituait effectivement un moteur puissant d’atlantisme, et en cela un frein monolithique à la construction d’une politique étrangère européenne originale, indépendante de celle des États-Unis, le rapport de forces n’en sort pas changé sans le Royaume-Uni. Il n’existe aucune volonté des États membres, et en premier lieu de la France, d’esquisser une politique étrangère européenne qui s’émanciperait réellement de la tutelle américaine. Pour preuve, les discussions sur un accord commercial avec les États-Unis ont été relancées depuis l’effectivité du Brexit.

2) Quel horizon européen pour les gauches en Europe ? La nécessité d’une vision et d’une stratégie

Les gauches doivent définir un horizon lisible, clair, assumant des ruptures avec le marché unique et l’euro, et un agenda politique précis, ainsi que des moyens pour y parvenir, soit tout ce que n’a pas été capable de mettre en place le Labour pendant les quatre années qui ont suivi le vote du référendum. Pour que cela soit clair et percutant, ce programme pourrait être l’exact inverse du Brexit de Johnson, à savoir « la libre circulation des personnes sans le marché unique ».

La libre circulation doit être un principe encouragé et renforcé pour les voyageurs, les étudiants, le savoir, la recherche, les échanges culturels. La politique migratoire se doit d’être traitée à l’aune de priorités humanitaires, ce dont l’UE a démontré, pendant les crises libyennes et syriennes, être totalement incapable, cantonnant les flux migratoires aux portes extérieures (Turquie) ou intérieures (Grèce) de son espace.

A l’inverse, le marché unique, espace de dérégulation commerciale, porteur et accélérateur de délocalisations et de dumping, doit être dépassé. Les espaces sur lesquels sont édictées et appliquées les normes collectives doivent aussi être les espaces douaniers, bornés de frontières sur lesquelles les États peuvent mettre en œuvre des outils de régulation, ce qui n’exclut en rien des coopérations poussées et complémentaires entre eux, économiques ou non. La coopération, d’une manière générale et à l’échelle européenne, doit se réinventer en-dehors de la dérégulation et de l’austérité, autour de projets concrets et transversaux, dans des domaines tels que l’écologie, la santé ou encore la culture.

Pour rendre crédible leur projet, les gauches doivent également en finir avec des postures telles que « l’Europe c’est l’ouverture, le Brexit c’est le repli’ », slogans qui ont complètement déconsidéré le Labour auprès des classes populaires au Royaume-Uni.

Si le Brexit a démontré que la sortie de l’UE en elle-même ne pouvait constituer un programme politique (la sortie peut-être de droite, ce qui affaiblit la posture d’un parti comme l’Union populaire républicaine -UPR- en France qui en fait l’alpha et l’oméga de son projet), il a aussi rappelé que tout programme politique doit être porté par une vision claire de la souveraineté. Et qu’il ne saurait exister de politique de justice sociale ambitieuse sans ruptures avec le cadre de l’UE. Sur quel territoire appliquer les normes économiques et sociales ? Quelle régulation et coopération commerciales ? Quelles protections face au dumping ? Aujourd’hui, sur ces questions, les gauches en sont toujours au point mort ou presque.

Pourtant le Brexit n’est pas la première crise ouverte entre l’Union européenne et un État membre : la Grèce avait ouvert le bal en 2015. Ces deux situations doivent servir de leçons de choses car toutes les deux posent la même question : que faire de l’UE ?

Cette question s’est immédiatement posée au nouveau gouvernement arrivant en Grèce en 2015. Il a été porté par un fort espoir populaire, celui d’en finir avec les plans d’austérité à répétition, socialement injustes et économiquement absurdes. Avec une rigueur toute mécanique, la « troïka » (BCE, UE, FMI) appliquait un programme classique de réduction des dépenses publiques et de bradage des infrastructures grecques, qui aboutissait à déprimer l’économie. La sortie de ces programmes d’austérité a amené Syriza au pouvoir. Cette formation s’est immédiatement heurtée à un mur, celui des institutions de l’UE. Conduite par l’Allemagne, une coalition d’États membres a usé du cadre que lui donnait l’UE pour faire de la Grèce un exemple, afin qu’il ne soit pas possible pour d’autres États d’imaginer restructurer leur dette publique dans le cadre de l’euro. Dès le lendemain d’un référendum donnant au premier ministre Tsipras le mandat clair de dire NON au mémorandum austéritaire, celui-ci y a consenti. Le Parlement grec a finalement accepté ce mémorandum à 75 % des voix et le pays a continué à être en coupe réglée, pour le grand bénéfice des entreprises étrangères qui acquièrent à peu de frais les grandes infrastructures d’un pays exsangue. En juillet 2019, les élections législatives replaçaient au pouvoir une droite dure incarnée par le parti Nouvelle démocratie.

On pourrait voir là un mauvais film où les méchants l’emportent à la fin. Il faut y regarder de plus près. N’imaginant pas sortir du cadre de l’euro, ou de menacer de le faire, le gouvernement grec s’est enfermé dans une situation simple : dès lors qu’il en acceptait les contraintes et ne prenait aucune mesure pour desserrer l’étau, celui-ci est resté en place.

L’exemple grec aura été fort utile aux dirigeants ordolibéraux européens, leur permettant de démontrer que, dans l’UE, il n’y a pas de démocratie contre les traités - pour paraphraser Jean-Claude Junker. Cet aventurisme, ou cet amateurisme, découle directement du fait que Syriza, comme parti politique voulant mener des politiques sociales, a refusé de préparer l’opinion grecque à la réalité de l’UE qu’il entendait pourtant combattre.

C’est là que le parallélisme avec le Brexit britannique prend tout son intérêt. L’absence de réflexion politique en amont de la décision de convoquer un référendum est avérée. Cameron, premier ministre britannique veut faire un coup politique, rien d’autre, il entend obtenir un « Remain » qui le validerait face à ses amis-ennemis au sein de son propre parti et plus largement dans l’opinion. La suite, chaotique, des négociations entre le Royaume-Uni et l’UE montre assez qu’il est rocambolesque de négocier une sortie entre un gouvernement qui n’en veut pas et une UE qui n’en veut pas davantage ; pour que finalement soit menées les mêmes politiques de libre-échange.

On voit également que les négociations conduites dans le cadre de l’article 50 du TUE mènent à des discussions interminables, ce qui ne peut aboutir qu’à paralyser la vie politique interne du pays qui s’y engagerait et donc le gouvernement qui les conduirait. On voit mal comment un gouvernement souhaitant conduire un programme de partage des richesses, de remise sur pied des services publics et de transition énergétique (pour ne parler que du plus urgent) pourrait se laisser paralyser tout ce temps.

La crise grecque et le Brexit confirment tous deux que l’ambiguïté sur la question européenne n’est pas acceptable pour une force politique porteuse d’un véritable programme social – et désirant réellement le voir appliqué.

Malheureusement, le Brexit, pas plus que la crise grecque avant lui, ne semble avoir produit d’effet salvateur amenant les gauches européennes à tirer des enseignements de cet évènement. Elles n’ont pas tiré profit du paradoxe dans lequel les libéraux-conservateurs se retrouvaient, entre le nationalisme et l’ouverture des frontières commerciales qui maximise les profits. Les prises de position de la gauche sur le Brexit sont dans la continuité de celles prises habituellement sur l’UE.

En France, les partis sociaux-démocrates (PS, EELV) ont concentré leurs critiques sur le « populisme » et la « démagogie » des partisans du Brexit pendant la campagne. S’ils admettent que ce vote peut refléter une crise de la mondialisation, ils martèlent que, pour faire face à celle-ci, l’UE demeure l’outil le plus efficace, sans jamais démontrer comment. EELV est particulièrement virulent sur cette thématique, affirmant que « l’UE est porteuse de réponses aux défis actuels de la paix et du vivre ensemble, de la protection de l’environnement et du climat, de prospérité partagée » ou encore que « l’Europe est l’échelon pertinent pour engager la transition écologique et sociale et se doter des forces nécessaires pour rendre la mondialisation plus durable et plus solidaire » [13]. La libre circulation des personnes est toujours amalgamée avec celle des marchandises et des capitaux, interdisant toute critique de la mondialisation capitaliste, considérée comme un phénomène positif, qu’il convient de rendre « plus sociale ». A l’image de « l’Europe sociale », il n’est jamais démontré comment cette réorientation peut être réalisée. L’incapacité de remettre en cause la mondialisation économique et l’UE en tant qu’espace économique dérégulé au sein de la mondialisation se transforme même en promotion explicite de ces choix politiques pour le PS lorsqu’il affirme que, face au Brexit, il s’agit de « défendre les principes du marché unique ».

Seul le NPA relève que le vote massif de la classe ouvrière britannique en faveur du Brexit rélève en premier lieu de la responsabilité du Labour qui a abandonné sa base populaire, à l’image des autres partis sociaux-démocrates en Europe. Le parti anticapitaliste décrit le paradoxe du Brexit, c’est-à-dire la sortie d’un espace libéral orchestré par des libéraux, l’expliquant à juste titre par « l’euphorie nostalgique impériale sans fin  » [14]. Toutefois, face à cette crise interne du capitalisme et de la bourgeoisie, il ne propose que la nécessaire construction d’un « front commun » pour faire barrage « à l’austérité, à l’extrême droite et au racisme » [15].

Jean-Luc Mélenchon analysait lui aussi de façon précise en 2016 que le « non est d’abord l’échec de l’Europe allemande, de l’austérité, du dumping et du libre-échange » et notait que les partis sociaux-démocrates portaient une lourde part de responsabilité. En relevant l’absence de réaction probante de François Hollande, alors président de la République, il l’accusait « de ne pas être au niveau de l’Histoire ». En s’interrogeant sur ses intentions, « pas de nouveau traité ? Pas de référendum ? Juste des aménagements aux textes existants ? » [16], il laissait entendre que le règlement des blocages européens ne pouvait passer que par les options auxquelles le gouvernement socialiste d’alors se refusait de recourir. Cependant, à compter de 2017, un recul sur le sujet européen a de nouveau été observé au moment du règlement du Brexit avec la victoire électorale de Boris Johnson en décembre 2019. La France insoumise est restée globalement très silencieuse, comme tout le reste de la gauche. Jean-Luc Mélenchon analysait justement la défaite du Labour : « L’avant-gardisme bien-pensant ne mène nulle part. Ils ont fait du Tsípras avant même d’être élu. Annoncer qu’il voulait un nouveau référendum sur le Brexit, c’était inviter ceux qui veulent le Brexit à voter directement pour ceux qui le mettent en œuvre. Surtout que Corbyn a précisé qu’en cas de vote, il ne s’en mêlerait pas. On ne pouvait faire pire. À quoi bon des leaders qui ne s’engagent pas à propos de l’avenir de leur pays ? Les bastions ouvriers du nord qui votaient travailliste ont basculé dans le vote conservateur parce que ceux-ci leur garantissaient le Brexit. C’était toujours ça de pris ! » [17]. Mais il n’en tirait aucune réflexion politique : comment, pour un parti de gauche, résoudre le problème européen ? Comment réussir là où Alexis Tsipras et Jeremy Corbyn ont échoué ?

Pourtant, la crise européenne ne se résout pas. Le paradoxe qui aurait pu condamner les tories touche les formations de droite radicale européennes qui ne savent pas résoudre la contradiction entre leur discours nationaliste (anti UE, anti migrants) et leur fondamentaux économiques et sociaux de droite, qui ne peuvent que s’accommoder d’une UE qui soutient l’austérité, les privatisations et le dumping. Au premier rang de ces formations se trouve le RN qui, en 2016, prenait le Brexit comme modèle et qui, aujourd’hui, affirme ne plus vouloir sortir de l’UE et de la zone euro. La gauche a donc une responsabilité de court terme. Si elle ne l’assume pas, ce sont des politiciens habiles comme Johnson qui, malgré leurs paradoxes, continueront à profiter de son impuissance volontaire.

Illustration : Flickr CC




[1Sur ce sujet, lire Bernard Cassen, « Le legs britannique à l’Europe », Le Monde diplomatique, juillet 2016 (https://www.monde-diplomatique.fr/2016/07/CASSEN/55961).

[2Morvan Burel, « Brexit : pour sortir de la confusion politique », Chapitre 2, 3 juillet 2016

[3Chapitre 2, La gauche à l’épreuve de l’Union européenne, Le Croquant, Paris, 2019.

[4Libération, 26 juin 2016

[5Mark Bailoni, « Après le Brexit : une société clivée, un territoire morcelé », Libération, 29 juin 2016.

[6« Au Pays de Galles, un sentiment d’abandon », Libération, 23 juin 2016

[7Chris Bickerton, « Brexit de gauche, une voie étroite », Le Monde diplomatique, février 2019

[8Ibid.

[9Ibid

[10Olivier de France, « Brexit : quel divorce pour le Royaume-Uni ? », IRIS, 13 octobre 2016

[11Fabien Escalona, « Défaite de Corbyn : la mission était impossible », Mediapart, 19 décembre 2019

[12« L’UE ne veut pas d’un grand paradis fiscal à ses portes », Libération, 7 juillet 2016



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