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Lula pour les débutants

mercredi 18 avril 2018   |   Pablo Gentili
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« Le Brésil n’est pas pour les débutants », a pu dire Tom Jobim [1] avec son impitoyable poésie. Comprendre le fonctionnement du pays exige en effet une immense capacité d’imagination sociologique. Le Brésil d’aujourd’hui conserve ses repères historiques, la sociogénèse d’un passé réanimé jour après jour par l’abus de pouvoir de ses élites, par la persistance de ses structures esclavagistes et par un mépris systématique de la démocratie et des droits de presque tous ses habitants, transformés en étrangers dans une nation sans patrie.

L’histoire du Brésil a été façonnée par des coups d’Etat et ornée de récits indulgents qui ont tenté d’expliquer l’inexplicable. En bref, bien que tout se passe mal, Dieu et la joie sont brésiliens. Que peut-on demander de plus ? Un pays dont l’indépendance a été proclamée par un prince, fils du roi de Portugal [2], qui s’est déclaré empereur « constitutionnel » et défenseur perpétuel du pays. Une nation indépendante née comme un empire. Un empire qui reste jusqu’à présent gouverné par ses propriétaires.

Ainsi, la démocratie a été une exception dans l’histoire du Brésil. En l’absence de démocratie politique et sociale, il a inventé la « démocratie raciale », fiction doctrinale qui aurait pu servir à la construction imaginaire d’une société égalitaire, mais qui est devenue un mythe dissimulant un racisme institutionnel et transformant des millions d’êtres êtres humains en objets de mépris et d’exclusion. Dans la deuxième nation de la planète pour ce qui est de la population noire, l’histoire est écrite par les Blancs, le pouvoir et la richesse sont accumulés par les Blancs, les opportunités sont toujours confisquées par les Blancs. Les Blancs, ceux qui vivent indifférents à la violence et à la ségrégation de citoyens réduits au silence, rendus invisibles, abandonnés : les pauvres, les Noirs, les travailleurs ruraux, les indigènes, les fillettes et les femmes violentées, violées, des êtres humains sans toit, sans terre, sans nom, sans droits.

Le Brésil, c’est un pays continental, débordant de coups d’État - et de mensonges. Lorsque le régime militaire renversa le président démocratiquement élu João Goulart en 1964, il promit de rétablir l’ordre institutionnel en une seule journée. Il resta 21 ans au pouvoir. Le premier éditorial du quotidien O Globo après le coup d’État proclama : « La démocratie est de retour ».

La démocratie fut effectivement de retour, mais seulement deux décennies plus tard, étayée par une loi d’oubli et d’impunité pour les crimes militaires. Personne ne serait jugé. Personne ne serait condamné. Le pouvoir fut délégué à un président [3] élu au suffrage indirect, sans le vote populaire, qui mourut avant de prendre ses fonctions. Le mandat fut transféré à un cacique inexpressif et gris [4], médiocre aspirant poète et héritier féodal de l’une des régions les plus misérables du pays [5]. La démocratie voulut faire son retour, mais elle en fut empêchée.

Depuis 1960, c’est seulement en 1989 qu’eut lieu la première élection présidentielle. Pendant près de 30 ans, le Brésil vécut en marge de la démocratie représentative la plus minuscule et la plus imperceptible. Ses élites, cependant, ont expliqué que cette période d’exception dictatoriale avait constitué un véritable « miracle ». C’est ainsi que l’on commença à désigner le processus particulier par lequel une nation qui avait connu une croissance de plus de 30 % en une seule année put en même temps se transformer en une des sociétés les plus injustes et les plus inégalitaires de la planète.

L’histoire brésilienne des années 1990 est plus ou moins connue. Fernando Collor [6] l’emporta sur Lula avec le soutien solidaire de Rede Globo [7]. Quand il dut quitter le pouvoir en 1992, il fut remplacé par Itamar Franco (1930-2011) qui présida le pays jusqu’en 1995. En trois ans, Itamar ne fit presque rien. En raison de son caractère débonnaire et de son habitude de se faire photographier au côté de jeunes femmes sans culotte, beaucoup de gens crurent qu’il était un bon président.

Après Itamar, fut élu le « prince des sociologues », Fernando Henrique Cardoso (FHC) [8], qui l’emporta sur Lula, toujours avec le soutien solidaire de Rede Globo. Il exigea de ceux qui connaissaient son passé qu’ils oublient tout ce qu’il avait écrit. En 1998, Lula fut de nouveau battu par Fernando Henrique et Rede Globo. Le gouvernement néolibéral de FHC, tout en menant à bien un vaste programme de privatisations, n’a jamais amélioré les conditions de vie des plus pauvres. Dans certains cas, il les a même aggravées. Durant ses deux mandats, la pauvreté a augmenté ou est restée stable, affectant 31,8 % de la population en 2002. Cette année-là, Lula allait enfin remporter l’élection présidentielle.

La fin du gouvernement Cardoso traduisait l’épuisement ou au moins la détérioration d’un modèle de domination qui avait prévalu depuis la transition démocratique. Malgré la crise du régime, les élites brésiliennes avaient confiance en Lula pour qu’il ne constitue pas un danger pour leurs intérêts corrompus et mesquins. Ils avaient leurs raisons pour cela. L’ancien dirigeant métallurgiste avait écrit une lettre au peuple brésilien dans laquelle il promettait de ne pas menacer la richesse et la propriété des riches, et de développer un programme d’inclusion sociale qui serait bénéfique pour tout le pays. Nous ne savons pas si les élites y ont cru parce qu’elles n’avaient pas d’autre choix ou parce qu’elles étaient sûres de l’avoir finalement vaincu. Ce que nous savons, c’est que Lula n’avait pas menti : il mit en oeuvre un programme de réformes sociales sans précédent, et dont les résultats ont été exceptionnels.

La pauvreté diminua de plus de 73 % en 12 ans. La pauvreté dite chronique chuta de près de 10 % à 1 %. Tous les secteurs sociaux virent leur niveau de revenus augmenter. Les plus riches, par exemple, de 23 %. Les plus pauvres de 84 %. Le Brésil cessa de figurer sur l’humiliante carte de la faim de la FAO. Pour les secteurs les plus pauvres du pays, les opportunités se firent plus nombreuses et leurs conditions de bien-être atteignirent des niveaux jusque-là inimaginables.

Ce ne sont pas les grands indicateurs sociaux, éducatifs et économiques, et en règle générale les excellents résultats de ses gouvernements, qui ont valu à Lula reconnaissance et soutien immenses. Ce qui a fait de lui un véritable mythe, une personnalité vénérée et admirée par les secteurs populaires, c’est le caractère fondateur de son mandat. Bien que les pauvres ne codifient pas la sociologie ou l’économie avec les codes théoriques cryptés des intellectuels, ils ne sont pas moins subtils et perspicaces dans la compréhension de leur propre réalité sociale.

Les pauvres savent, par exemple, que leurs revenus sont liés à leurs capacités et à leurs possibilités de bien-être. Ils rendent cette évidence opérationnelle par des indicateurs très concrets, tels que l’accès à des niveaux d’éducation plus élevés et de meilleure qualité ; également par l’accès au crédit qui leur permet d’acheter leur maison et certains biens de consommation de base ; disposer de l’électricité, de toilettes, de l’eau potable, et quand ils exagèrent leurs aspirations au bien-être, prendre l’avion pour rendre visite à leurs proches.

Toute cette panoplie de droits fondamentaux et d’opportunités dans n’importe quelle république moderne, n’avait jamais été accessible à des millions de Brésiliens et de Brésiliennes. Les gouvernements de Lula [9] puis ceux de Dilma [10] ont offert pour la première fois la possibilité effective d’une reconnaissance de leur citoyenneté à un immense contingent de personnes méprisées, rejetées et humiliées par les élites qui prétendaient ignorer leur existence en tant que sujets de droit ou en tant qu’êtres humains avec des besoins élémentaires non satisfaits. Lula est venu réparer cette injustice historique. Et il l’a fait avec une énorme capacité de gestion et en exerçant un leadership politique fort, à l’intérieur et à l’extérieur du pays.

La force écrasante de Lula a surpris certaines des élites indolentes et ignorantes qui supposaient qu’un ouvrier métallurgiste sans formation universitaire échouerait dans son aspiration à diriger le destin de la dixième puissance économique de la planète. En une décennie, Lula et Dilma ont réduit le déficit d’accès à un habitat décent de 53 %. Ils ont construit plus de 1,7 million de logements sociaux, universalisé l’accès à l’électricité (dans un pays aux énormes inégalités énergétiques), augmenté significativement le pourcentage de foyers ayant accès à l’eau, doublé les effectifs universitaires, construit davantage d’universités et d’écoles techniques que dans toute l’histoire du pays jusqu’en 2002. Toutes ces politiques sont le résultat d’un choix : placer les pauvres au centre du budget national, ce qui a bénéficié en particulier à la population rurale, aux femmes, aux jeunes, aux communautés autochtones et à la population noire.

Si nous voulons comprendre le Brésil avec des yeux d’Argentins, et malgré les spécificités historiques de chaque pays, il est possible d’affirmer que le rôle de Lula a été plus proche de celui de Perón en 1946 que de celui de Néstor Kirchner en 2003 face à la crise de 2001. Le président Kirchner a joué un rôle exceptionnel dans la construction des fondements d’une république reposant sur les piliers de l’égalité, des droits de l’homme et de la justice sociale. Et il l’a fait avec une grande capacité de gestionnaire, dirigeant un pays en ruines, mais ayant déjà comme référence un imaginaire et une histoire à se réapproprier ou à refonder.

Lula est différent. Lula est le fondateur. Le grand architecte démocratique d’un Brésil qui n’avait jamais existé.

En Argentine, la puissante et ferme devise « la patrie c’est l’autre » est la synthèse émotive d’une décennie d’avancées que nous avons conquises collectivement. Une synthèse qui acquiert sens et valeur de référence dans un passé commun, et qui s’incarne de façon vivante dans le besoin de construire un nouveau présent. C’est le passé qui se projette et se reflète dans les figures de nos grands dirigeants démocratiques historiques – Hipólito Yrigoyen (1852-1933), Juan Domingo Perón (1895-1974), “Evita” Perón (1919-1952), Héctor Cámpora (1909-1980), Raúl Alfonsín (1927-2009) –, ainsi que chez les victimes de la dictature et nos mères et grand-mères héroïques. C’est l’avenir possible, face à l’existence d’un passé réel.

Le Brésil n’avait pas ce passé. Ni aucun autre comparable. Un demi-siècle plus tard que l’Argentine, le Brésil a exécuté le mandat dont ont souvent été porteurs les gouvernements populaires d’Amérique latine : installer, construire et défendre un ordre républicain, modernisateur et démocratique, contre la barbarie prédatrice imposée par les élites qui semblent avoir la nostalgie du Moyen-Âge.

Lula fonde le Brésil républicain. Il est le dirigeant qui refuse d’accepter qu’il n’y a pas place pour tous dans un pays d’égaux. Celui qui, sans déguisement et sans remords hypocrites, n’a pas peur de dire qu’il veut que tout le monde vive mieux, que les pauvres puissent bien manger, bien vivre, envoyer leurs enfants à l’université, être propriétaires des maisons dans lesquelles ils vivent. Lula ne veut pas être un hippie branché se livrant à une critique floue des biens de consommation. Il sait que c’est d’eux que dépend la possibilité de faire de la vie décente une opportunité effective, et non une fausse promesse.

Pourquoi le juge Moro arrête-t-il Lula sans autre preuve que sa propre conviction ? Parce que telle est la stratégie que le pouvoir financier (improductif et prédateur), le grand monopole de la communication qu’est Rede Globo, les secteurs politiques néolibéraux et conservateurs (parmi lesquels l’ancien président Fernando Henrique Cardoso) ont trouvée pour mettre fin à ce qu’ils croient être un précédent inacceptable pour ce Brésil égoïste et mesquin, dont les privilèges ont toujours été préservés. Ils n’accepteront pas le retour de Lula au pouvoir. Ils croyaient que le coup d’Etat contre Dilma Rousseff lui serait fatal. Ils se sont trompés. Maintenant, ils croient qu’en le jetant en prison, ils peuvent le faire taire. Ils se trompent de nouveau.

Ils veulent en finir avec ce métallurgiste obstiné et tenace qui semble ne pas vouloir se rendre ni jamais abandonner les armes de la dignité, de la confiance en la politique et de la certitude de la valeur des mobilisations populaires. Mais ils veulent aussi en finir avec tous les Lulas à venir. Ils veulent éliminer ce qu’ils considèrent comme un virus mortel contre leurs privilèges et leur impunité de corrompus : la possibilité que nombreux et nombreuses soient celles et ceux qui puissent penser que si un ouvrier métallurgiste du Nord-Est, pauvre et n’ayant pas fait d’études, était capable de diriger le pays, d’autres comme lui pourraient aussi le faire.

Lorsqu’ils emprisonnent Lula, ils emprisonnent une idée. Ils aspirent à emprisonner l’avenir. Mais ils n’y arriveront pas. Il n’y aura pas assez de place dans les prisons pour cette multitude d’hommes et de femmes libres qui continueront à se battre pour la construction d’un avenir qui leur appartient et que nul ne peut leur voler.

 

Traduction : Fabio Caprio Leite de Castro




[1NLDR : Antônio Carlos Jobim, (1927–1994), surnommé Tom Jobim, est un musicien brésilien né à Rio de Janeiro et l’un des fondateurs de la bossa nova. Il a composé un grand nombre de chansons qui restent à la fois des classiques de la musique populaire brésilienne et des standards du jazz. Citons Chega de Saudade (1958), qui marque le début de la bossa nova, ainsi que Desafinado (1959), Samba de uma nota só (One Note Samba) et surtout A Garota de Ipanema (1963), qui ont toutes connu un succès planétaire.

[2NDLR : L’indépendance du Brésil a été proclamée le 7 septembre 1822 à Sao Paulo par le fils du roi Jean VI du Portugal, le prince Dom Pedro qui devient empereur du Brésil sous le nom de Pierre 1er.

[3NDLR : Il s’agit de Tancredo Neves (1910-1985). Le 15 janvier 1985, il fut élu par le Congrès à la présidence du Brésil, mais tomba subitement malade et décéda quelques semaines plus tard le 21 avril. José Sarney lui succéda.

[4NDLR : Il s’agit de José Sarney (né en 1930), du Parti du mouvement démocratique du Brésil (PMDB), centriste, qui fut président du Brésil de 1985 à 1990.

[5NDLR : L’Etat de Maranhao dans le nord-est, le « nordeste », du Brésil, dont José Sarney fut gouverneur et réprésentant emblématique du système quasi-féodal qui persiste dans certains Etats du Brésil.

[6NDLR : Fernando Collor de Melo (né en 1949), est un ancien gouverneur d’Alagoas (petit Etat du Nord-Est), et chef du Parti de la reconstruction nationale (PRN), devenu aujourd’hui Parti travailliste chrétien (PTC). Fernando Collor est élu président du Brésil en 1990. Il est contraint de démissionner dès décembre 1992 pour éviter d’être destitué en raison d’un scandale de trafic d’influence et de corruption.

[7NDLR : Rede Globo est le principal groupe audiovisuel du Brésil. Le réseau a été créé en 1965 par la dictature militaire ; sa ligne éditoriale demeure très fortement marquée à droite. Présente dans l’ensemble du Brésil, la Rede Globo se classait, en 2012, second plus importante réseau de télévision privé du monde. Elle domine trois secteurs – les informations, les sports (et en particulier le football) et les séries télévisées (telenovelas) – qui lui permettent d’exercer une influence determinante sur l’esprit et les sentiments de ses dizaines de millions de téléspectateurs.

[8NDLR : Fernando Henrique Cardoso (né en 1931), sociologue de réputation mondiale, devient ministre des affaires étrangères dans le gouverment d’Itamar Franco, puis ministre des finances et met sur pied le Plan Real pour juguler l’hyperinflation. Il fonde, en 1988, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) et c’est sous cette étiquette qu’il est élu, dès le premier tour, à la présidence du Brésil en 1994, puis réélu en 1998.

[9NDLR : Luis Inacio Lula da Silva (né en 1945), deux fois élu président du Brésil, a exercé ses deux mandats consécutifs de 2003 à 2011.

[10NDLR : Dilma Rousseff (née en 1947), élue en 2010 une première fois à la présidence du Brésil, exerce son mandat de 2011 à 2014. C’est la première femme qui occupe cette fonction dans l’histoire du Brésil. Réélue de justesse en 2014, elle est destituée par le Sénat en 2016.



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