Chroniques du mois

Limites et potentialités d’une Europe-puissance

mercredi 8 avril 2015   |   Bernard Cassen
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Dans la plupart des pays, l’Union européenne (UE) est perçue comme une puissance. Mais pas comme une puissance au sens traditionnel du terme, qui englobe toutes les dimensions – économique, politique, culturelle et militaire – des relations entre Etats ou entités supra-étatiques. Hors de ses frontières, il est un seul domaine où l’UE en tant que telle dispose d’un poids mondial avec ses quelque 500 millions d’habitants, et où elle parle véritablement d’une seule voix : c’est celui du commerce international. La politique commerciale européenne n’est pas en effet du ressort des Etats pris individuellement, elle leur est commune [1]. Elle est définie au niveau de l’UE et conduite par une institution supranationale, indépendante des gouvernements : la Commission européenne.

Pour ce qui est des autres composantes potentielles de l’action extérieure de l’UE, le traité de Lisbonne a bien prévu un cadre juridique pour une politique européenne de sécurité et de défense commune, ainsi qu’une fonction pour la piloter : celle de Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, actuellement occupée par l’Italienne Federica Mogherini qui a succédé à la Britannique Catherine Ashton. Mais un cadre ne définit pas un contenu, et celui-ci est d’autant plus difficile à élaborer que, dans la quasi totalité des cas, il doit faire l’objet d’une décision unanime d’Etats dont les trajectoires historiques et les intérêts géostratégiques sont très différents et parfois opposés.

Ainsi, pour ne prendre que ces quelques exemples, les Etats européens du Nord et de l’Est n’ont pas de passé colonial et se sentent beaucoup moins concernés par l’Afrique que la France ; les Etats baltes et ceux d’Europe orientale ne voient pas leur grand voisin russe de la même manière que l’Irlande ou le Portugal. Le Royaume-Uni et surtout la France, s’appuyant sur leur siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et sur la détention de l’arme nucléaire ont encore – mais pour combien de temps ? – une ambition globale, mais ce n’est pas le cas des autres Etats de l’UE. Seule exception : l’Allemagne, tentée de faire cavalier seul, non pas dans une perspective géopolitique mondiale, mais plus prosaïquement pour faire avancer ses intérêts économiques.

En fait, sur quelques-uns des grands dossiers du moment, les Européens sont divisés. C’est notamment le cas au sujet du rôle de la Russie dans la crise ukrainienne : le Royaume-Uni, les pays nordiques et les Etats baltes sont favorables à un renforcement des sanctions contre Moscou, alors que la France, l’Espagne et l’Italie s’y opposent. Quant à l’idée de créer une armée européenne, lancée par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, elle est tombée complètement à plat.

Le principal élément nouveau est cependant l’érosion de l’atlantisme comme dénominateur commun des politiques européennes. Jusqu’à l’accord historique de Lausanne du 2 avril dernier sur le nucléaire iranien, obtenu à l’arraché, Paris a mis le maximum de bâtons dans les roues des négociateurs de Washington pressés de conclure. Les deux capitales restent en opposition complète sur l’attitude à adopter vis-à-vis du dictateur syrien Bachar el-Assad. Encore plus significatif, ce qui subsistait de la « relation spéciale » entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis semble avoir vécu avec la participation de Londres [2] au projet chinois de Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, future concurrente directe de la Banque mondiale, elle-même sous la coupe de Washington.

Le « front occidental », tenu par l’Otan, et le « front européen », qui en constitue le sous-ensemble sur le Vieux Continent, sont désormais fissurés. Dans la grande reconfiguration des rapports de force mondiaux qui s’amorce avec la montée en puissance de l’Asie et en premier lieu de la Chine, le moment serait propice à la définition du contenu d’une véritable Europe-puissance mettant tous ses atouts au service d’un projet à la fois universel, existentiel et urgent : la lutte contre le réchauffement climatique. Avec la Conférence des parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP 21) du mois de décembre prochain, l’occasion est toute trouvée. Mais seuls les plus optimistes aimeraient croire qu’elle pourra être saisie…




[1La zone euro a elle aussi une politique commune, la politique monétaire, gérée par la Banque centrale européenne (BCE), mais elle ne regroupe que 19 des 28 Etats membres de l’UE.

[2Le Luxembourg, la France, l’Allemagne et l’Italie ont rejoint immédiatement ce projet.



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