Les conspirations organisées contre les citoyens ne sauraient être plus effrayantes. Comme l’a révélé le Guardian la semaine dernière [le 12 février 2013], deux organisations discrètes et opaques qui travaillent au service de milliardaires américains ont dépensé 118 millions de dollars pour s’assurer qu’aucune action ne sera entreprise pour prévenir les changements climatiques imputables à l’homme [1]. Leurs bailleurs de fonds, qui infligent des souffrances incommensurables aux populations du monde, ont utilisé ces structures pour s’assurer que leurs identités ne seront jamais révélées.
Les deux fonds en question – le Donor’s Trust et le Donors’ Capital Fund [2] – ont été mis sur pied pour constituer des canaux de financement politique pour les personnes et les entités capables de donner (ou d’investir) un million de dollars et plus. Ils ont financé 102 organisations qui récusent la climatologie ou minimisent la nécessité d’agir dans ce domaine. Le nombre élevé d’organisations qui bénéficient de leur manne financière donne l’impression qu’il y a beaucoup de voix indépendantes qui s’élèvent pour contester la climatologie. Ces groupes, qui travaillent en utilisant les médias, en mobilisant les électeurs crédules et en faisant du lobbying auprès des responsables politiques, ont contribué à faire échouer le projet de loi d’Obama sur le plafonnement et la régulation par le marché des émissions de gaz à effet de serre, ainsi que les pourparlers sur le climat à Copenhague en 2009. A présent, ils font tout pour empêcher le président des États-Unis d’essayer de nouveau [3].
Cette activité ne couvre qu’une partie des financements. Au total, entre 2002 et 2010, les deux structures de blanchiment des identités ont distribué 311 millions de dollars auprès de 480 organisations [4] qui, pour la plupart, défendent des positions favorisant les intérêts des très riches et des grandes entreprises qu’ils dirigent : moins d’impôts, moins de réglementation, un secteur public réduit. Près du quart des fonds qui vont à la ribambelle d’organisations qui défendent des idées de droite viennent de ces deux fondations [5].
Si ces financements n’étaient pas efficaces, ils n’existeraient pas : les très riches n’en sont pas arrivés là en distribuant leur argent à l’aveuglette. Les organisations qu’ils soutiennent financièrement sont celles qui font avancer leurs intérêts. Un petit nombre de ces donateurs ont été montrés du doigt par des chercheurs qui passaient au crible les registres des impôts. Sur la liste on trouve les frères Koch, milliardaires (qui versent aux deux fonds via leur Knowledge and Progress Fund) et la famille De Vos (propriétaires milliardaires d’Amway) [6]. Nous en savons un peu plus sur les organisations bénéficiaires de ces fonds. Beaucoup se décrivent comme des « think tanks » libéraux (apôtres du libre marché) ou conservateurs. On compte parmi eux : l’American Enterprise Institute, l’American Legislative Exchange Council, le Hudson Institute, le Competitive Enterprise Institute, la Reason Foundation, l’Heritage Foundation, l’Americans for Prosperity, la Société du Mont Pèlerin et le Discovery Institute [7] / [8]. Toutes ces organisations se présentent comme des sociétés savantes, qui s’efforcent sincèrement de déterminer au mieux les intérêts de la collectivité publique. Le décryptage de ces financements renforce l’affirmation de David Frum, autrefois membre de l’American Enterprise Institute, que de tels groupes « fonctionnent de plus en plus comme des agences de relations publiques » [9].
Une organisation m’a particulièrement frappé : l’American Friends of the Institute of Economic Affairs. L’Institute of Economic Affairs est un groupe britannique qui, comme tous les autres, se veut un « think tank » autonome et soumis à la concurrence [10]. Pratiquement pas un jour ne se passe sans que les membres de son équipe ne soient interviewés par les médias, faisant la promotion des sempiternels programmes politiques des milliardaires : moins d’impôts pour les riches, moins d’aides pour les pauvres, réduction des dépenses de l’État, allègement de la réglementation sur l’activité économique et industrielle. Au cours des treize premiers jours de février, leurs représentants sont passés dix fois à la BBC [11].
Je n’ai jamais entendu la chaîne publique contester leur prétention à être un « think tank » indépendant. Lorsque, en 2007, j’ai qualifié l’Institut de groupe de pression économique, son directeur général de l’époque m’a répondu, dans une lettre au Guardian, que son organisation était un groupe indépendant des intérêts et des acteurs économiques [12]. Ah oui ?
La base de données publiée par le site canadien desmogblog.com montre que l’American Friends of the IEA a reçu (jusqu’en 2010) 215 000 dollars des deux fonds opaques [13]. Lorsque que je me suis adressé à la directrice du service chargé de la recherche de fonds de l’IEA, elle m’a confirmé que la seule raison d’être d’American Friends était de lever des fonds pour l’organisation de Londres [14]. Elle a convenu que l’IEA n’a jamais fait publiquement état de l’argent qu’il a reçu du Donor’s Trust. Elle a nié que l’Institut était une organisation leurre qui prétend être indépendante alors qu’elle travaille pour de très puissants intérêts américains.
Est-ce que la BBC permettrait à un représentant de Bell Pottinger [multinationale britannique de relations publiques et de marketing] de débattre d’une question préoccupante pour ses sponsors sans révéler l’identité des sponsors en question ? Non. Alors où est la différence ? Qu’est-ce qui distingue une société de relations publiques accréditée, qui reçoit de l’argent d’une grande entreprise ou d’un milliardaire, d’un soi-disant « think tank » qui reçoit des fonds de cette même source pour promouvoir le même programme politique ?
L’IEA est enregistré par la Commission des associations [responsable devant le Parlement britannique] comme une association à but éducatif [15]. Il en va de même de la Global Warming Policy Foundation (GWPF) [16], qui déploie une campagne de désinformation sur le climat [menée par son président] Nigel Lawson [conservateur, ministre de finances britannique sous M. Thatcher, de 1983 à 1989] et une kyrielle d’autres « think tanks » douteux. Je l’ai déjà dit et je le redis, il est scandaleux que la Commission des associations permette à des organisations qui pratiquent le lobbying politique et refusent de révéler leurs principales sources de financement de revendiquer le statut d’association [17].
C’est la nouvelle frontière politique. Les grandes entreprises et leurs propriétaires ont appris à ne pas dire qui ils étaient. Ils ont tendance à éviter les médias, sachant qu’ils risquent de nuire à leur image si on les voit promouvoir les programmes brutaux qui optimisent leurs intérêts personnels. Ils ont appris des compagnies du tabac : rester cachés et payer d’autres personnes pour faire leurs basses besognes [18]. Ils ont besoin d’un réseau d’organisations qui semblent indépendantes et puissent produire des arguments plausibles pour défendre leurs positions. Une fois que les arguments ont été développés, il est facile de les mettre en avant. La plupart des médias sont détenus par des milliardaires qui sont très contents de promouvoir le travail de gens financés par la même classe [19]. La BBC – l’un des rares médias qu’ils ne possèdent pas – s’est honteusement montrée très peu curieuse sur l’identité de ceux à qui elle offre un plateau. Par ces moyens, les ultra-riches parviennent à dominer le débat politique, en restant dans l’ombre [20] / [21]. Ceux qu’ils emploient sont habiles et bien rôdés. Ils disposent de fonds dont leurs adversaires peuvent seulement rêver. Ils sont habiles pour (re)canaliser la colère publique, qui, autrement, se serait dirigée contre leurs financeurs : ceux qui ont coulé l’économie, qui utilisent la planète vivante comme une poubelle, qui ne paient pas leurs impôts et qui exigent que les pauvres paient pour les erreurs des riches. La colère populaire, grâce au travail de ces hommes de main à leur solde, se retourne au contraire contre les victimes ou les adversaires de ces milliardaires : les personnes bénéficiaires des aides de l’État, les syndicats, Greenpeace, l’American Civil Liberties Union (Union américaine de défense des libertés civiles).
La solution face à eux est, comme toujours, la transparence. Étant donné que les soi-disant « think tanks » en sont venus à jouer un rôle de plus en plus important dans la vie politique, nous devons savoir pour qui ils travaillent. Tout groupe – qu’il s’agisse de l’Institute of Economic Affairs ou de Friends of the Hearth(les Amis de la terre) – qui cherche à exercer une influence sur la vie publique devrait déclarer toutes les donations supérieures à 1000 livres qu’il reçoit. Nous venons d’avoir un aperçu de qui sont les bailleurs de fonds. Maintenant, reste à révéler la suite de l’histoire.
Traduction et annotations : Mireille Azzoug
Edition, révision : Mémoire des luttes
Illustration : Carac3