Chroniques du mois

Les ambiguïtés de la « souveraineté européenne »

lundi 1er juillet 2019   |   Bernard Cassen
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Jusqu’à ces derniers temps, le concept de « souveraineté européenne » ne faisait pas partie du lexique officiel de l’Union européenne (UE). Il se heurtait en effet implicitement aux deux principaux piliers idéologiques de la construction communautaire : l’atlantisme et le libre-échangisme. L’allégeance aux Etats-Unis était une seconde nature pour la quasi totalité des dirigeants politiques européens, et leur premier geste en accédant au pouvoir était de se précipiter à Washington pour recevoir l’onction de la Maison Blanche. L’Otan était le cadre institutionnel de ce placement sous tutelle. Toute remise en cause de ce cadre exposait son auteur à la gravissime accusation d’« anti-américanisme ». Même l’aspiration à une « Europe européenne », formulée par le général De Gaulle, était hautement suspecte.

De leur côté, les dogmes du libre-échange et de la concurrence – gravés dans le marbre des traités européens – étaient une autre forme de dépossession que les gouvernements avaient librement acceptée, très souvent malgré l’opposition de leurs citoyens. Cette fois, il ne s’agissait plus seulement pour eux de renoncer à une politique étrangère et de défense autonome, mais également de se priver des instruments de l’action publique en matière économique, monétaire et commerciale. Dans cette configuration, ce n’étaient plus les parlementaires élus au suffrage universel qui faisaient la loi, mais les multinationales et les marchés financiers.

Dès son élection, et certes de manière erratique et brouillonne, Donald Trump a brutalement remis en question ces fondements des relations entre les Etats-Unis et le reste du monde, et en premier lieu avec l’Europe. Ainsi, au nom de « L’Amérique d’abord », et sans s’embarrasser des cris d’orfraie des libre-échangistes, il a brandi le « gros bâton » protectionniste pour rééquilibrer les échanges commerciaux avec, entre autres, la Chine. Il a par ailleurs tourné l’Otan en dérision, au point que plus aucun gouvernement européen n’a la certitude que cette organisation, dirigée par un général américain, viendrait à son aide en cas d’agression.

Donald Trump a ainsi fait table rase de toutes les contraintes – traités, accords, engagements financiers et autres – qui pourraient limiter sa liberté d’action, et il se comporte ouvertement comme le chef d’un État-voyou. L’UE est-elle capable de refuser ce chantage, devenu permanent, et de promouvoir le multilatéralisme comme norme des relations internationales ? Certains objecteront qu’elle ne fait pas jeu égal avec les Etats-Unis. C’est vrai en matière militaire et financière, mais pas en matière économique et commerciale. La décision d’engager un bras de fer avec Washington est donc uniquement politique et elle représenterait une révision déchirante pour des dirigeants qui, depuis la fin du deuxième conflit mondial, ont intériorisé leur propre servitude volontaire.

En lançant en 2017 l’idée d’une « souveraineté européenne » [1], Emmanuel Macron s’est inscrit dans un débat dont il espère tirer doublement bénéfice. D’un côté, et sans grands risques de tweets rageurs de la Maison Blanche, il capitalise le rejet massif de Donald Trump dans les opinions publiques. D’un autre côté, il utilise ce rejet pour légitimer un concept sans que l’on sache exactement ce qu’il recouvre. En particulier, il n’est pas loquace sur le périmètre des souverainetés réellement existantes – celles des nations et des peuples – ni, à l‘inverse, sur celui d’une souveraineté européenne sans peuple européen. Tout porte à croire que cette dernière option est celle qu’il a choisie.

C’est ainsi qu’une démarche visant à émanciper l’Europe peut en cacher une autre : l’aggravation de l’emprise néolibérale sur la construction européenne.




[1Lire François Cocq, Alerte à la souveraineté européenne !, Éric Jamet éditeur, 72700 Étival-lès-Le Mans, 2018.



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