Les points de vue de Frédéric Lebaron

Le sino-catastrophisme : vœu pieux ou déni de la réalité ?

lundi 9 décembre 2013   |   Frédéric Lebaron
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Parmi les discours à tendance prophétique qui pullulent en ces temps de crise de croyance, l’un des plus intéressants - par ce qu’il révèle de l’état du monde - est sans doute ce que l’on peut appeler le sino-catastrophisme : il s’agit du discours économique, en général d’origine occidentale, selon lequel la République populaire de Chine serait sur le point de connaître une crise apocalyptique liée à la nature de sa croissance économique, fondée sur un endettement privé et publici insoutenable.

Le 27 janvier 2011, l’agence Bloomberg annonçait un éclatement de la bulle immobilière chinoise avant 5 ans, sur la base d’une enquête menée auprès de professionnels de la finance, très majoritairement pessimistes [1]. Quelques années plus tard, s’appuyant sur l’indice « gratte-ciel » [2] élaboré par un économiste de banque nommé Andrew Lawrence, Le Figaro voyait dans le record battu par la Sky City - un immeuble haut de 838 mètres en cours de construction à Changsha - le signe avant-coureur d’un prochain effondrement.

Si Le Figaro est assez logiquement prompt à voir s’écrouler la croissance chinoise, c’est aussi le cas de certains tenants français de la « décroissance », comme Pierre Larrouturou. Ceux-ci voient dans le modèle de développement chinois, fondé sur l’investissement massif de l’Etat et sur l’épargne, le paradigme du délire productiviste contemporain, et annoncent aussi régulièrement sa chute prochaine.

Ces discours restent cependant timides comparés à l’importante littérature étatsunienne sur le sujet : la crise de la dette (publique et privée) chinoise, toujours assez mal quantifiée, est considérée par beaucoup de commentateurs comme la prochaine étape du développement chaotique de la crise financière mondiale de 2007 [3]. Contestant parfois les données officielles, considérées comme politiquement manipulées, plusieurs d’entre eux, à l’image de l’économiste Nouriel Roubini [4], surnommé « docteur Doom » (« docteur Catastrophe »), estiment que cette croissance n’est que le résultat de la sous-évaluation du yuan et d’une énorme bulle spéculative centrée sur l’immobilier : villes fantômes, grandes infrastructures inutiles en seraient la manifestation. L’éclatement de celle-ci aurait peut-être commencé en 2013, et ressemblerait à ce qu’a connu le Japon au début des années 1990…

L’épargne et l’investissement massifs des Chinois, leur orientation vers les exportations plutôt que vers le marché intérieur, qui a permis le décollage de leur économie - dont la production a inondé le marché mondial -, tout cela butterait désormais sur l’affirmation de la concurrence, la hausse des coûts salariaux, les limites démographiques, etc. La réorientation du modèle vers la consommation des ménages, à laquelle les Occidentaux en appellent sans cesse, tout en incitant la Chine à libéraliser son système financier, ne pourrait pas se réaliser sans immenses difficultés.

A l’opposé, il existe aussi, bien sûr, un sino-optimisme, qui a (ou avait) tendance à s’émerveiller à chaque nouvelle statistique des performances macroéconomiques plus que flatteuses de l’économie chinoise, en y voyant un phénomène inexplicable, lié à une force quasi-surnaturelle appelée les « réformes » ou l’ « ouverture ».

Il est vrai aussi que le couple fascination/répulsion caractérise la perception occidentale de l’ Empire du Milieu depuis le treizième siècle et les récits de Marco Polo [5] : si les premiers comptes rendus des voyageurs étaient très admiratifs devant une civilisation multimillénaire aux mœurs subtiles et aux codes surprenants, la perception s’inversera à de nombreuses reprises au cours de l’histoire. Ce sera en particulier le cas dans les discours des puissances occidentales, dominantes au début du vingtième siècle, qui voyaient dans une Chine en proie à leurs stratégies de puissance un empire à bout de souffle, où ne subsistait plus grand-chose de la grande civilisation passée [6].

Si la Chine cristallise aujourd’hui certains discours à tendance prophétique ou de nature quasi-religieuse, c’est certainement que l’« émergence » chinoise est un phénomène mystérieux, ou tout du moins complexe à interpréter. Il remet en cause les fondements mêmes de la représentation ordinaire qui prévaut en Occident, qui voit essentiellement dans la Chine un mélange incompréhensible de communisme et de capitalisme, et rechigne à penser l’hybridité intrinsèque du capitalisme d’Etat chinois [7]. Mais c’est peut-être surtout qu’elle exprime la rapidité des changements structurels de l’économie mondiale et, en premier lieu, du phénomène majeur de notre temps : la fin de la centralité et de la domination de l’Occident, en tant que pôle dominant de l’économie mondiale et point de référence universel [8].

Alors que la poussée japonaise, suivie de celle des « dragons » et des « tigres » asiatiques, avait plutôt nourri la fascination pour ces pays, parfois même érigés en modèles organisationnels [9], l’arrivée de la Chine au sein de ce même processus signifie avant tout l’évidence d’un rééquilibrage global, dont celle-ci devrait selon toute vraisemblance être la première bénéficiaire. Cette montée en puissance de plus en plus évidente et inéluctable nourrit inquiétude, voire angoisse, et entretient la perte de repères cognitifs depuis longtemps stabilisés autour de l’idée d’un déclin tendanciel de l’Empire du Milieu depuis l’avènement de la Révolution industrielle, suivi par son basculement dans le communisme.

Au fond, la dynamique en cours se laisse pourtant assez simplement résumer : le pays le plus peuplé du monde, dont la population est aujourd’hui plus de quatre fois plus importante que celle des Etats-Unis, connaît sur une période longue un taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) parmi les plus élevés de ceux observés durant toute l’histoire économique [10]. En parité de pouvoir d’achat (base 2005), le PIB chinois était de 10 748 milliards de dollars en 2012, contre 13 518 aux Etats-Unis [11]. Sur la période 2002-2012, sa croissance par habitant fut en moyenne de 9,9%, alors que celle des Etats-Unis ne fut que de 0,8%, celle de l’Union européenne (UE) à 27 de 0,9%, et celle du Japon de 0,8% : les trois pôles de la Triade ont ainsi pratiquement connu une « décennie perdue » en production par tête, là où la Chine a vu la sienne s’accroître à un rythme toujours très soutenu.

Il suffit de prolonger ces tendances pour comprendre que le dépassement global du PIB étatsunien par le PIB chinois s’approche très rapidement, cela même si la croissance annuelle du PIB chinois ralentissait à 7% (objectif officiel actuel du gouvernement chinois), voire davantage. Et ce rattrapage signifierait seulement que la Chine aurait atteint le quart du PIB américain par habitant, ce qui lui laisse encore une grosse marge de progression…

La croyance dans l’effondrement prochain de l’économie chinoise sous-entend surtout que la dynamique globale objective des trente dernières années pourrait soudainement s’inverser, et la Chine cesser de voir sa position rapidement progresser bon an mal an, sous tous les rapports, sur la scène mondiale. Car la croissance du PIB s’est accompagnée d’une croissance de l’Indice de développement humain (IDH) [12] : encore très éloignée de la moyenne mondiale en 1980, elle la dépasse à la fin des années 2000.

Cela signifie que la jeunesse chinoise est mieux scolarisée, et que le niveau d’espérance de vie des Chinois a régulièrement augmenté, malgré des systèmes d’éducation et de santé encore très coûteux pour les plus pauvres. Elle s’est aussi accompagnée d’une montée en puissance multisectorielle : les entreprises chinoises, le plus souvent publiques, conquièrent des positions dominantes sur de nombreux marchés et menacent les oligopoles de la Triade dans des secteurs clés et dans des régions où ils étaient jusque-là sans concurrents.

Le nombre de millionnaires chinois augmente, mais plus encore celui des Chinois figurant dans la classe moyenne des revenus et patrimoines mondiaux, au sein de laquelle ils sont désormais majoritaires [13]. Les interventions de l’Etat – une vigoureuse politique de relance - ont conjuré rapidement l’effondrement des exportations en 2009. Le début de krach immobilier décrit complaisamment à l’été 2013 en Occident n’a pas débouché jusqu’ici sur une dynamique conjoncturelle négative. Les plus récentes données montrent même des indicateurs de confiance à nouveau bien orientés, et une accélération de la croissance en 2013, de 7,8% au troisième trimestre en rythme annuel, et non plus 7,5% comme dans les six premiers mois de l’année.

Il est vrai que le sino-catastrophisme se nourrit aussi de l’instabilité relative de la vie politique et sociale chinoise [14], dans un contexte où divers acteurs centraux tentent d’accélérer le rythme des réformes économiques et politiques, où l’activisme démocratique se diffuse sur Internet et dans la société, notamment à la faveur de procès et de scandales retentissants. Quels que soient les sujets de tension (corruption, mouvements sociaux, Tibet, terrorisme, dissidences intellectuelles, revendications multiples, etc.), leur nombre important a certes de quoi alimenter la chronique d’une crise sociale larvée où la perte de trois points de croissance est censée libérer des forces de contestation telluriques.

Construit en négatif de la thématique officielle de l’harmonie, ce discours tient davantage de la vision maoïste d’une société traversée de contradictions fondamentales (« principales » et « secondaires ») que de la philosophie confucianiste dont se réclame le Parti communiste chinois, fort de ses plus de 80 millions de membres revendiqués [15]. De là à conclure à l’effondrement prochain du système social et politique sous le poids de toutes ces contradictions accumulées, il y a tout de même un pas…

La montée en puissance de la Chine est aussi un processus politique global, qui s’exprime notamment au sein des arènes internationales (ONU, FMI, Banque mondiale, etc.). La remise en cause du rôle dominant du dollar par Zhou Xiaochuan – jusqu’ici sans doute le dirigeant de banque centrale le plus effacé, mais pas le moins efficace de la planète - exprime la tendance de Pékin à avancer ses positions avec constance, en tirant profit des faiblesses nouvelles des Occidentaux, rendues particulièrement visibles sur le dossier syrien en septembre 2013. Remise en cause d’un système monétaire international dominé par le dollar, de l’unilatéralisme des puissances occidentales qui instrumentalisent l’ONU au lieu d’en faire l’expression d’un projet de démocratie mondiale, soft power incarné par le développement des Instituts Confucius, construction de réseaux régionaux économiques et diplomatiques : la Chine n’est peut-être qu’au début d’un mouvement de lente mais nette affirmation au sein du cercle fermé des grandes puissances.

Le sino-catastrophisme relève peut-être surtout du déni et du vœu pieux, visant à conjurer la grande transformation en cours de l’ordre mondial.

 




[5Voir CEPII, L’Économie mondiale 2014, La Découverte, Paris, 2013.

[6Jonathan D. Spence, La Chine imaginaire. Les Chinois vus par les Occidentaux de Marco Polo à nos jours, Presses de l’université de Montréal, Montréal, 2000.

[7Marie-Claire Bergère, Chine, le nouveau capitalisme d’Etat, Fayard, Paris, 2013.

[8Voir Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Max Milo, Paris, 2009.

[9Que l’on pense au « toyotisme », présenté un temps comme le modèle organisationnel le plus efficient.

[10Angus Maddison, Chinese Economic Performance in the Long Run, 960-2030 AD, OCDE, Paris, 2007 (révisé et actualisé).

[11CEPII, L’Économie mondiale 2014, La Découverte, Paris, 2013.

[13C’est ce que montrent divers travaux statistiques sur les revenus et patrimoines à l’échelle mondiale. Voir par exemple : http://www.rue89.com/richesse-monde-crise-europe-choc-deux-rapports

[14Jean-Louis Rocca, Sociologie de la Chine, La Découverte, Paris, 2010. C’est la thèse développée au sujet du post-maoïsme par John K. Fairbank et Merle Goldman, Histoire de la Chine des origines à nos jours, Tallandier, Paris, 2010.



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