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La tolérance et la non violence dans un monde à transformer

mardi 17 novembre 2009   |   François Houtart
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Des millions de personnes méritent le prix Madansheet Singh : tous ceux qui n’ont pas perdu l’espoir de transformer un univers soumis à la logique mercantile. Cela en unissant leurs efforts au départ de leurs différences de culture, de religion, de conviction philosophique. Répondant aux cris des opprimés et au cri de la terre, ils s’efforcent de construire des sociétés où la justice devient une valeur centrale, et où la spiritualité reconquiert ses droits. Voilà pourquoi, dans l’esprit de ce prix, il vaut la peine de réfléchir sur la tolérance et la non-violence dans un monde à transformer.

Vivre la tolérance suppose un préalable : reconnaître qu’il existe des situations que l’on ne peut tolérer. La spéculation financière qui, en grande partie, provoqua la crise alimentaire en 2007 et en 2008, faisant basculer plus de 100 millions de personnes sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire dans la misère et la faim, est intolérable. Consacrer des centaines de millions d’hectares en Asie, Afrique et Amérique latine à la production massive d’agrocarburants, en détruisant la biodiversité, en polluant les sols, en contaminant les eaux et en expulsant des dizaines de millions de paysans de leurs terres, est intolérable.

Emettre toujours plus de gaz à effet de serre, tout en dévastant les lieux de leur absorption que sont les forêts et les océans, est tout aussi intolérable. Organiser des lobbies auprès des instances internationales, européennes ou mondiales, telle la Conférence des Nations unies sur le climat, afin que les droits du marché prévalent sur ceux de la vie, est intolérable. Etablir sur la planète des réseaux de bases militaires pour le contrôle des ressources naturelles, notamment énergétiques, et ne pas hésiter à déclencher des guerres à cette fin, est intolérable.

Promouvoir et reproduire une économie qui crée d’immenses richesses, en ignorant les externalités, c’est à dire les dommages écologiques et sociaux qui n’entrent pas dans le calcul économique, est intolérable. Accepter que la répartition des biens soit une source d’inégalités jamais atteintes dans l’histoire, ne l’est pas moins. Certes, des millions de gens sont sortis de la pauvreté, mais, en même temps, des centaines de millions d’autres y ont été maintenus ou précipités, ce qui est aussi intolérable.

Pour sa part, la non-violence, comme dimension constitutive des rapports humains, exige que l’on aborde les causes de la violence, c’est-à-dire toutes les structures économiqes, sociales et politiques qui oppriment les personnes et les groupes, au point de leur dénier le droit à l’existence. Le cheminement de l’humanité est parsemé de combats dont le caractère violent ou non-violent est tributaire du refus des classes dominantes de céder du pouvoir ou des privilèges.

Aujourd’hui, la convergence des résistances sociales est devenue le moyen de créer un nouveau sujet historique du projet émancipateur. Mouvements des paysans sans terre, syndicats ouvriers, mouvements des peuples indigènes, mouvements des femmes, organisations religieuses, intellectuels engagés, regroupements politiques, peuvent faire basculer des rapports de force, permettant ainsi d’autres constructions sociales.

A cet effet, au cours de la dernière décennie, les Forums sociaux mondiaux et régionaux ont contribué à créer une dynamique nouvelle, dans le respect mutuel de tous ceux qui, selon la charte fondatrice, luttent contre le capitalisme, contre toutes les structures d’injustice et veulent construire des alternatives. Les Forums doivent évidemment inspirer des projets politiques, ce que l’on observe déjà dans plusieurs pays et régions du monde, notamment en Amérique latine. 

Par ailleurs, pour revenir au problème de la violence, il ne fait aucun doute que l’utilisation de méthodes terroristes, d’où qu’elles viennent, doit être condamnée comme éthiquement inacceptable, même si le désespoir de situations sans issue conduit malheureusement à ce type de résistances. Un tel rejet inclut aussi le terrorisme d’Etat sous toutes ses formes.

Ces constatations et réflexions nous amènent à poser la question des alternatives et des nouveaux paradigmes nécessaires pour assurer la continuité de la vie humaine sur la planète, et cela selon quatre axes essentiels à sa réalisation.

Il s’agit d’abord d’un autre rapport entre l’humanité et la nature : passer de son exploitation à son respect comme source de la vie. Cela implique à la fois son utilisation durable et responsable, le caractère public des ressources naturelles et le statut de patrimoine collectif des éléments essentiels à la vie, telles l’eau et les semences.

Un deuxième paradigme concerne la production des biens et des services, en rendant à la valeur d’usage la priorité sur la valeur d’échange, ce qui transforme fondamentalement la définition de l’économie. A ce moment-là, elle ne consiste plus à produire une valeur ajoutée accaparée par une minorité détentrice du pouvoir de decision. Elle devient l’activité destinée à produire les bases de la vie physique, culturelle et spirituelle de tous les êtres humains à travers le monde.

Le troisième paradigme s’adresse à l’organisation sociale et politique, sous forme d’une généralisation de la démocratie à tous les rapports humains et à toutes les institutions, non seulement politiques, mais aussi économiques, sociales, culturelles, religieuses, et en particulier aux rapports hommes-femmes. Le retour du sujet comme acteur individuel et collectif en est l’enjeu principal, impliquant, entre autres, une redéfinition de l’Etat et des organisations internationales.

Enfin, la lecture du réel et sa construction sur des bases éthiques - ce qui est le propre du genre humain -, en d’autres termes la culture, est nécessairement pluriculturelle. Plus question d’identifier développement humain et occidentalisation. Chaque tradition culturelle, chaque savoir, chaque philosophie, chaque religion doit pouvoir apporter sa pierre à l’ensemble, tant pour sa construction que pour sa diffusion dans tous les langages

Utopie que tout cela ? Oui, mais utopie nécessaire pour la survie de l’humanité et de la planète. Non dans le sens d’une illusion, sinon de ce qui n’existe pas aujourd’hui, mais pourrait se réaliser demain. Et cette utopie est déjà à l’oeuvre dans des milliers d’initiatives : résistances multiples contre les pratiques de mort, actions de protection de la terre, organisation d’une économie sociale et rétablissement des services publics, formes de démocratie participative, émergence de nouveaux concepts et de visions du monde moins élémentarisées. Tout cela contribue déjà à redéfinir le Bien commun de l’humanité. Le grand défi est de donner une cohérence théorique et pratique à cet ensemble, ce qui suppose aussi une profonde transformation culturelle.

A cet effet, pourquoi ne pas proposer une Déclaration universelle du Bien commun de l’humanité, basée sur les quatre paradigmes exprimés ci-dessus, et qui viendrait complèter la Déclaration universelle des droits de l’homme. Utopie peut-être ! Certes, il a fallu 200 ans aux droits de l’homme pour s’universaliser. Leur présentation est peut-être incomplète, trop occidentale, utilisée politiquement par certaines puissances pour consolider leur hégémonie dans le monde, mais cette charte a le mérite d’exister et elle a sauvé la vie et la liberté de très nombreuses personnes dans le monde.

Encourager l’émergence d’une nouvelle Déclaration universelle ne serait-ce pas une tâche que l’UNESCO pourrait revendiquer ? Transformer les paradigmes du développement humain est aussi une oeuvre de culture et d’éducation. Une telle initiative contribuerait à fixer dans le firmament la lumière d’une étoile capable d’orienter les luttes pour la justice et le long cheminement de l’humanité, en lui offrant ainsi une raison d’espérer.

 





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