La social-démocratie dans tous ses états

La situation de la branche « orientale » de la famille sociale-démocrate

vendredi 19 décembre 2014   |   Fabien Escalona
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Lorsqu’on s’intéresse à la social-démocratie européenne, c’est le sort des partis de sa branche la plus ancienne, implantés en Europe de l’Ouest, qui retient généralement le plus l’attention.

Or, progressivement depuis les années 1990 et beaucoup plus nettement depuis l’élargissement de l’Union européenne (UE) intervenu entre 2004 et 2007, de nouvelles formations appartenant à une branche plus « orientale » ont été intégrées aux organisations de la social-démocratie européenne.

Cet élargissement est loin d’être anecdotique. Premièrement, c’est grâce à lui que la social-démocratie est une des familles partisanes les plus européanisées, et même la seconde la plus importante de l’UE en termes de poids au Parlement et au Conseil européens. Deuxièmement, la moyenne des suffrages atteinte par ces formations dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) aux élections européennes de 2014 a été supérieure à celle obtenue par leurs cousines ouest-européenne. Ces éléments peuvent d’ailleurs être mobilisés pour nuancer l’idée d’un déclin irrémédiable de la social-démocratie : après tout, celle-ci continue de s’étendre géographiquement. L’argument souffre cependant de plusieurs faiblesses.

D’abord, cette extension est certainement plus quantitative que qualitative. Si le parti et le groupe parlementaire européens des socialistes [1] ont gagné à accueillir des nouveaux membres, ceux-ci ont aussi bénéficié de diverses ressources en intégrant ces clubs. Les partis des PECO ont donc adapté leur doctrine officielle et certains traits organisationnels pour obtenir leur ticket d’entrée. Pour autant, cela ne change rien à une généalogie, à des pratiques et à des positionnements programmatiques qui les distinguent encore beaucoup de leurs homologues d’Europe de l’Ouest [2]. De plus, les principales influences qui se sont exercées sur eux provenaient de l’Allemagne (à travers la puissante Fondation Friedrich Ebert) et de la Grande-Bretagne (à travers l’opération séduction lancée par Tony Blair). Pas de quoi renforcer les sociaux-démocrates souhaitant modifier la « gouvernance » post-démocratique, libre-échangiste et atlantiste de l’UE…

Ensuite, même d’un point de vue quantitatif, les récents développements électoraux dans les PECO ne font pas de la branche orientale de la social-démocratie un « relais de croissance » très fiable. Les résultats sont habituellement faibles dans les pays baltes. Leur vassalisation précoce par l’Union soviétique, leurs processus délicat de construction nationale et leurs violentes cures de néolibéralisme ont laissé peu de temps et d’espace politique pour le développement d’une forte tradition sociale-démocrate. Dans les pays du groupe de Višegrad [3], en revanche, des conditions plus favorables ont permis aux partis sociaux-démocrates d’atteindre des étiages plus élevés, entre un et deux cinquièmes de l’électorat. Or, même dans ces Etats, les tendances ne sont pas bonnes. Idem dans les pays intégrés en 2007, la Bulgarie et la Roumanie, où les successeurs des partis communistes ont eux aussi réussi à devenir incontournables dans la vie politique nationale.

Des développements électoraux décevants, une coupure avec la société mobilisée

La situation est particulièrement grave en Hongrie, où le système partisan a été reconfiguré par la domination du Fidesz de Viktor Orban (droite) et par l’irruption du Jobbik (extrême-droite). En fait, le parti socialiste ne s’est pas relevé du catastrophique gouvernement de Ferenc Gyurcsány en 2006-2009. Le Parti socialiste (MSZP), qui évoluait entre 33% et 43% des suffrages exprimés depuis 1994, n’en a obtenu que 19% en 2010 et 25% en avril 2014, ce dernier score correspondant en fait à celui d’une coalition de cinq organisations des libéraux et de la gauche. La direction du MSZP a même démissionné en masse après le terrible résultat de 11% aux dernières européennes. Alors que la gauche politique est donc faible et fracturée, des mobilisations sociales parfois significatives se développent, mais en opposition à tous les partis traditionnels, assimilés à un système hermétique aux attentes citoyennes.

Le risque de marginalisation durable de la gauche, qui guette la Hongrie, est désormais avéré en Pologne. L’Alliance de la gauche démocratique y a obtenu moins de 9% des voix aux élections régionales organisées le 16 novembre dernier, c’est-à-dire environ la moitié du score atteint quatre ans plus tôt. Cet étiage, sous la barre des 10%, correspond à celui atteint lors des dernières élections législatives en 2011, qui avaient elles aussi été l’occasion d’un recul significatif. Ces médiocres performances n’arrangeront guère une situation d’atrophie militante engagée depuis plusieurs années dans ce parti.

Les sociaux-démocrates sont en revanche parvenus à revenir à la tête du gouvernement en République tchèque. Ils n’ont pas pu, toutefois, échapper à une coalition avec des libéraux et des démocrates-chrétiens. De plus, leur parti a vu sa taille électorale s’évaporer d’un tiers durant la dernière décennie. Aux élections législatives, entre le tournant des années 2000 et les scrutins de 2010 et 2014, le Parti social-démocrate tchèque (ČSSD) est ainsi passé d’environ 30% à 20% des suffrages exprimés. S’il a continué à progresser aux élections les plus locales, sa tendance a encore été au déclin lors des derniers scrutins européens et régionaux.

Le cas le plus favorable d’Europe centrale reste finalement celui de la Slovaquie, où les sociaux-démocrates sont capables de gouverner seuls depuis 2012. Cette situation en fait cependant la seule force blâmable pour les citoyens qui voudront exprimer leur mécontentement. A l’élection présidentielle de mars dernier, un centriste milliardaire a d’ailleurs nettement battu le chef de gouvernement Robert Fico. Or, la réussite du parti Smer, devenu en quelques années la première formation du pays, apparaît très dépendante de cette figure charismatique. En 2002, alors que la gauche slovaque se désintégrait en plusieurs partis concurrents, le Smer dirigé par Fico fut ainsi le seul à réchapper du désastre électoral qui se produisit, avec 13,5% des voix. Malgré ce score modeste, Fico fut l’opérateur de la réunification et de la « social-démocratisation » officielle du centre-gauche slovaque, capable aujourd’hui de réunir plus de 40% des suffrages à une élection nationale.

Enfin, du côté des pays intégrés dans l’UE en 2007, l’actualité électorale la plus récente n’est guère réjouissante pour les sociaux-démocrates. En Bulgarie, les élections anticipées d’octobre dernier ont vu la coalition de gauche menée par le Parti socialistebulgare (BSP) se contenter d’un peu plus de 15% des voix, un point bas historique. Au pouvoir en 2013, le parti fut la cible de multiples manifestations que certains commentateurs ont rassemblées sous le terme de « printemps bulgare », auquel il n’a su apporter aucune réponse. La gauche politique, considérée comme associée à une caste dirigeante d’oligarques corrompus, est restée extérieure à ces mobilisations, cherchant au contraire à dresser contre elles le petit peuple des campagnes.

En Roumanie, le chef du gouvernement social-démocrate Victor Ponta a perdu l’élection présidentielle tenue au mois de novembre. Là encore, la déception avait marqué beaucoup de citoyens précédemment mobilisés, notamment contre des scandales environnementaux. Toute une fraction « éclairée » de l’électorat s’est en outre révoltée contre une campagne démagogique jusqu’à la caricature (promesses aux plus démunis, instrumentalisation de l’identité religieuse orthodoxe contre son adversaire protestant). Les défauts d’organisation du scrutin dans les consulats à l’étranger ont enfin été interprétés comme une preuve de la tentation autoritaire de l’ancien parti communiste, ce qui a contribué à la mobilisation en faveur de l’adversaire victorieux de Ponta (Klaus Iohannis). Il reste à observer l’effet de cette défaite sur le parti lui-même, parvenu avec les libéraux à obtenir une majorité absolue des voix et des sièges aux élections législatives de 2012.

En conclusion, il n’existe quasiment aucun Etat des PECO dans lesquels la social-démocratie puisse être véritablement considérée en dynamique, que ce soit sur le plan des résultats électoraux, de la mobilisation citoyenne ou de l’innovation idéologique. Les chances d’accéder ou de revenir au pouvoir sont compromises à moyen terme dans la moitié d’entre eux. La phase de constitution des partis sociaux-démocrates orientaux, à peine achevée après la vague de transformations, scissions et fusions ayant suivi la chute de l’Union soviétique, semble déjà déboucher sur une crise de représentativité. L’avenir de ces formations, dont bon nombre ne parviennent ni à incarner la modernité ni à protéger durablement les plus désavantagés, n’apparaît pas spécialement radieux. Leur affaiblissement, dans des contextes de volatilité et de désaffection des citoyens, constitue plutôt une alerte pour leurs homologues occidentaux, qui pourraient emprunter le même chemin.

 

Les sociaux-démocrates restent au pouvoir au Groenland

Alors qu’ils s’attendaient à être dépassés par le parti Inuit Ataqatigiit, sur une ligne a priori plus à gauche et plus indépendantiste, les sociaux-démocrates de Siumut ont remporté de justesse les élections législatives qui se sont tenues le 28 novembre au Groenland. De 1979 à 2009, le parti affilié à l’Internationale socialiste a dirigé tous les gouvernements du pays « constitutif et autonome  » du Royaume du Danemark. Privé du pouvoir pendant quatre ans, Siumut a su le reconquérir en 2013, sur la base d’une critique forte du moratoire en place sur l’exploitation des ressources minières du pays (dont l’uranium). Devenue premier ministre, Aleqa Hammond a alors usé avec succès des moyens à sa disposition pour lever ce moratoire. Elle a toutefois dû démissionner au bout de dix-huit mois, en raison d’un scandale concernant des dépenses familiales prises en charge par l’Etat. Passé de 43,5% à 35% des suffrages exprimés, le parti désormais dirigé par Kim Kielsen a malgré tout réussi à demeurer la première formation du Groenland. Il sera à nouveau à la tête d’une coalition gouvernementale, incluant des partis de centre-droit (les Démocrates et Atassut) plutôt hostiles à la perspective de l’indépendance. Le mode de développement du pays, excessivement dépendant de la pêche et de l’aide danoise, restera au cœur de la législature qui s’ouvre, d’autant plus que les investissements attendus pour extraire les ressources naturelles tardent à se concrétiser. Cet enjeu pourrait justifier un rapprochement avec l’UE, alors que l’autonomie accrue du territoire s’était accompagnée de sa sortie de la Communauté européenne en 1985. Les sociaux-démocrates eux-mêmes, à l’origine de cette décision, ont exprimé durant la campagne la promesse d’une ré-adhésion.

 

Droit de suite (Suède et Italie)

Dans ma première chronique, j’évoquais la stagnation des sociaux-démocrates lors des élections suédoises du 14 septembre dernier. La faiblesse de la droite modérée leur a permis de former un gouvernement avec les Verts, mais la force nouvelle de l’extrême-droite a conduit à la mise en minorité de l’exécutif sur le budget. Stefan Löfven, le premier ministre, a choisi d’appeler à des élections anticipées en mars prochain, se contentant pour l’heure de gérer les affaires courantes. Il s’agit d’un épisode de plus dans la phase de bouleversement que connaît le paysage politique suédois depuis 2010. Dans ma seconde chronique, il était question de l’offensive symbolique menée par Matteo Renzi contre l’article 18, un dispositif contre les licenciements abusifs. Le 26 novembre, la Chambre des députés a voté sa suppression en adoptant un texte dit « Jobs Act ». Des résistances se sont exprimées au sein du groupe du Parti démocrate (PD) : dans des proportions qui rappellent le poids des « frondeurs » français, 40 députés sur 290 ont fait le choix de quitter l’hémicycle au moment du vote. Une abstention insuffisante pour empêcher l’adoption d’une loi avalisée par le Sénat le 4 décembre, Renzi ayant dramatisé le moment en engageant la responsabilité du gouvernement. L’épreuve de force s’est poursuivie avec une grève générale suivie le 12 décembre. Il faut dire que depuis un mois, Renzi a radicalisé ses propos contre les partisans de l’article 18, au risque de la caricature. Accusées de ne défendre que les salariés protégés, les confédérations italiennes ont en effet négocié beaucoup de protections pour les détenteurs de contrats atypiques. Dans l’immédiat, Renzi fait donc face à un mouvement social, mais aussi à une menace de scission de la part de Giuseppe Civati, son ancien concurrent de la gauche du parti à la tête du PD. Alors que le premier pourrait s’essouffler et que le second aurait un espace bien réduit dans l’actuel système partisan italien, le plus grand danger vient en fait du manque de résultats économiques. C’est ce qui pourrait exaspérer les citoyens plus vite que prévu (mais aussi Bruxelles et les marchés !), comme en a témoigné la désertion des urnes à la dernière élection régionale en Emilie-Romagne, fief du PD.




[1Parti socialiste européen et Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen.

[2Pour en savoir plus : Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona et Mathieu Vieira, « La social-démocratie des années 2000 » http://www.jean-jaures.org/Publications/Notes/La-social-democratie-des-annees-2000

[3Il s’agit d’un groupe informel réunissant quatre pays d’Europe centrale : la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, et la Slovaquie.



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