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« La révolution se fait par vagues, non par cycles »

Entretien avec Álvaro Garcia Linera, vice-président de la Bolivie

mercredi 28 septembre 2016   |   Martin Granovsky
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Le 28 août 2016, le quotidien de gauche argentin Pagina 12 a publié, sous la forme d’un entretien, les échanges intervenus entre le vice-président de la Bolivie, Álvaro Garcia Linera, et le journaliste Martín Granovsky dans le programme vidéo Clacso TV du 24 août.
Mémoire des luttes propose l’intégralité de ce riche dialogue consacré aux difficultés de la gauche en Amérique latine, au retour des droites et aux conditions dans lesquelles peuvent se réaliser les avancées sociales et politiques populaires.

«  Ce n’est pas un bon moment pour l’Amérique latine. Nous sommes confrontés au retour temporaire de la droite » affirme Álvaro Garcia Linera. « Elle revient pour réduire les coûts, raboter les droits, limiter l’intervention de l’Etat et opérer un transfert de toutes ces ressources vers le secteur privé, national ou étranger  ». Et le vice-président de Bolivie d’ajouter : « La société, qui jusque là avait permis que soient possibles des conditions de vie plus ou moins dignes, régresse actuellement et revient au stade où se réinstallent des situations d’abus, de chômage et d’exploitation. Mais c’est également un moment exigent car il oblige la société, les secteurs subalternes, les classes populaires à renouveler leur capacité d’organisation. Personne ne se mobilise perpétuellement. Il n’y a pas de révolution perpétuelle  ».

Martín Granovsky (MG) : Comment mettre fin à ces périodes de reculs ?

Álvaro Garcia Linera (AGL)  : C’est une question d’organisation. Mais également d’horizon. Une combinaison entre la puissance d’une idée mobilisatrice et une force capable de la convertir en fait politique. Un fait, un sujet, capable d’influer sur la scène étatique et de modifier la corrélation des forces à court et moyen termes. Le plus important est que la génération actuelle a vécu la défaite du néolibéralisme et la victoire temporaire des gouvernements progressistes et révolutionnaires. Elle se trouve désormais dans une période intermédiaire. Elle dispose de la connaissance et de l’expérience de cette séquence pour reprendre l’initiative. Si nous ne le faisons pas, la reprise en main actuelle de la droite peut s’étendre et se développer dans d’autres pays latino-américains. Cela signifierait sans aucun doute une catastrophe. Là où triomphe la droite, le bien-être diminue. Les gouvernements progressistes ont été des gouvernements sociaux. Donc le recul est avant tout un recul des conquêtes sociales de la population. Mais il y a également un ralentissement, pour ne pas dire un gel de l’action continentale. La région a expérimenté en dix ans, de 2004 à 2014-2015, un processus d’intégration et d’autonomie continentales qui allait de pair avec les avancées sociales. Ceci est extrêmement important. Si nous ne nous projetons pas collectivement à l’échelle continentale, chaque pays, dans ce contexte mondial, sera individuellement prisonnier des interventions, des influences et des manipulations des pays les plus puissants du monde. Ce n’est pas une question morale, mais de rapports de forces.

MG : Vous dites « la révolution se fait par vagues, non par cycles ». Quelle est la différence ?

AGL : Quand tu parles de cycles, cela signifie que tout a un début, une phase de stabilisation et une fin, quelque chose de naturel comme la loi de la gravité. Peu importe ce que tu fais, que tu protestes ou que tu te mobilises, il en sera de même dans cinquante ans quand viendra un autre cycle. C’est une vision qui écrase le caractère protagoniste de l’être humain et qui oublie le rôle de la subjectivité collective dans la construction des faits sociaux. C’est donc une vision fausse qui s’inscrit dans la même logique que la théorie de la fin de l’histoire de Fukuyama. Cette dernière affirmait que les classes avaient disparus. Nous étions tous des entrepreneurs et n’avions plus qu’à nous aligner derrière ce qui était censé constituer l’apogée du développement humain. Mais cela ne s’est pas déroulé ainsi. De tous côtés, il est apparu des classes sociales, des luttes, des organisations, des gens qui prenaient d’assaut des places et ensuite des palais. Face à cette théorie, nous revendiquons la logique des flux, des vagues. Ce qui correspond d’ailleurs un peu à l’expérience que nous accumulons dans la vie. Les transformations se réalisent par vagues. Les gens s’organisent, s’unifient, créent du sens commun et développent des idées fortes. Ils se convertissent en être universel, c’est-à-dire en un être qui se mobilise pour tout le monde. Ils obtiennent des droits, des accords, un Etat, une politique. Après, il y a le retour à la vie quotidienne. Ils ne peuvent être en lutte tous les jours. Tu dois vérifier ce qui se passe avec ton fils, avec le crédit de la maison. C’est le temps du reflux. Mais ensuite, tôt ou tard, une autre vague peut apparaître. Quand aura lieu cette vague ? Nous ne le savons pas. Ce n’est pas défini dans la loi sociologique.

MG : Ce n’est pas prédestiné.

AGL : Cela dépend, entre autres choses, de que ce tu peux faire aujourd’hui, dans ton quartier, ton université, ton journal, tes poèmes, tes pièces de théâtre pour articuler du sens commun et pour impulser des idées collectives. Si à un moment donné, pas forcément calculé, cela s’articule avec d’autres initiatives communes, une nouvelle vague peut avoir lieu dans une semaine, dans un an ou dans dix ans. L’important est que tu luttes et que tu t’organises. Si tu ne la vois pas advenir dans ta vie, plus tard, une autre personne agira à ta suite, en utilisant ce que tu as fait, et assistera, elle, à cette nouvelle vague. Les révolutions fonctionnent ainsi. Quand tu regardes donc l’histoire par vagues et non par cycles, tu revendiques encore une fois le rôle du sujet, de la personne, de la subjectivité. Celle-ci n’invente pas le monde comme elle le souhaite mais participe à construire le monde.

MG : Quels sont les éléments clés de la vague bolivienne ? Premièrement en dehors de l’Etat. Et ensuite à partir de 2006, avec Evo Morales comme président, à l’intérieur de l’Etat ?

AGL : Le premier élément est que toute victoire politique est précédée d’une victoire culturelle qui s’est préparée et forgée dans les différents espaces publiques : médias, revues, universités, syndicats, entreprises, quartiers. Les gens se sont appropriés un sentiment commun basé sur l’idée de souveraineté et d’égalité entre les peuples. Ils ne se mobilisent pas seulement quand ils souffrent, mais aussi quand ils pensent que la mobilisation peut changer leur souffrance. Sans horizon, il n’y a pas de capacité d’articulation. Contrairement à l’affirmation de certains camarades trotskistes, des conditions de vie déplorables ne suffisent pas à créer les conditions de rébellion du peuple. Ce n’est pas automatique car souvent les gens s’habituent à la domination et à la pauvreté.

MG : Ceci est la première leçon.

AGL : La seconde est que tout processus révolutionnaire, pour se nourrir et se réinventer, doit s’appuyer sur la participation démocratique du peuple. Ce n’est pas évident car les gens se mobilisent et ensuite se replient sur eux-mêmes. Pour les gouvernants, il est facile, dans ce repli, de s’ériger en démiurge historique. Mais si tu n’as pas intégré des méthodes novatrices de prise de décisions et de participation, tu vas rencontrer des problèmes et te retrouver seul au pouvoir. Justement parce que tu avais laissés les gens seuls auparavant. Ce n’est pas une vengeance, mais le résultat de ton action. Sans un réseau organisé de participation démocratique, le gouvernement révolutionnaire demeure à la dérive, sans base.

MG : La troisième ?

AGL : La gestion économique. J’ai beaucoup repensé dernièrement à la théorie de la Nouvelle politique économique de Lénine. Si les bolchéviques n’avaient pas pu répondre à la question de la faim et à la nécessaire stabilité de la révolution, alors les autres expériences comme le communisme de guerre, l’abolissement de l’argent et la prise des usines n’avaient plus de sens. Lénine lui-même l’affirmait : le seul élément socialiste dont nous disposons est seulement la volonté d’être socialiste. Lénine a consacré beaucoup de temps au thème de la stabilité économique, à la relation entre paysan et ouvrier et aux conditions des avancées économiques. Quand quelqu’un est à l’extérieur du gouvernement, il valorise l’organisation et le discours. Au gouvernement, si tu commets des erreurs dans la gestion économique, tout s’écroule. La droite va, en effet, apparaître en affirmant : « je peux mieux administrer l’économie, je m’en suis toujours chargé, j’ai des entreprises pour te montrer de quoi je suis capable  ». Je crois qu’une partie des problèmes que, nous les gouvernements progressistes sommes en train de rencontrer, sont liés au fait que nous n’avons pas mis la priorité sur l’économie mais sur le discours et l’organisation. Le retour des forces conservatrices se nourrit de cet élément. Elles vont affirmer qu’elles peuvent tout régler mais ne vont pas le faire !

MG : Comment gérer l’économie dans le contexte d’une crise mondiale et d’une baisse du prix des matières premières ?

AGL : Chaque pays possède sa propre dynamique, mais nous avons appris que nous ne pouvons-nous contenter de nous reposer sur le marché exterieur sans construire le marché intérieur. Aujourd’hui, l’exportation du pétrole, des minéraux et du gaz est négative. Comment se maintient donc la croissance économique ? Nous avons parié sur d’autres variables fondamentales pour le marché interne. La question du dépassement de l’extrême pauvreté et de la pauvreté n’est pas simplement une question de justice – il est essentiel qu’elle le soit sinon pourquoi être dans le gouvernement – mais aussi une question de dynamique économique. C’est pourquoi cela dépend de chaque pays. Le pouvoir d’achat de la société est en train de s’étendre. Dans le cas bolivien, comme les gens dépensent 50 à 55% de leur salaire en alimentation, tu fais la promotion de l’économie paysanne et de l’économie intermédiaire de service du marché interne. Ce choix a été une décision très sage d’Evo. En 2008, le prix du baril de pétrole est passé de 130 dollars à 30 dollars. Cela a été un coup très dur pour nous mais Evo vient d’une culture paysanne très prévoyante. Dans les champs ou en altitude, en cas de sècheresse ou en cas de grêle, tu ne cultives pas de manière extensive. Tu laisses ici, tu cultives là, tu laisses ici, tu cultives là. Evo a appliqué cette logique spécifique de la paysannerie andine à la gestion du gouvernement. Si nous produisons beaucoup de gaz, parfait ! Et si cela échoue ? Mettons-nous donc à l’électricité, à l’agriculture ou au lithium. Il faut que tu diversifies. C’est pourquoi nous avons une croissance de 4,2% à 5%. Nous sommes en concurrence avec le Pérou qui a une économie de marché totale. C’est un pays qui est sous le contrôle du patronat chilien et étranger, et il a la mer. Si nous avions la mer, nous aurions 2% de croissance de plus. C’est-à-dire que notre croissance pourrait être de 6,4% selon la Banque mondiale. Une fois dépassée cette étape d’augmentation de la consommation des classes pauvres, utilisant cette logique « d’étages écologiques », tu as déjà en fonctionnement d’autres moteurs : énergie électrique, lithium et industrialisation de l’agriculture. Ainsi, tu peux penser aux 10-15 années suivantes et à la croissance qui fluctuera entre 4 et 6%. C’est là que tu bougeras avec le pétrole à 100 ou à 25. Ceci est lié à la capacité de planification et au fait de savoir gérer l’économie de style paysanne. Le président est très économe, très prévoyant. Il a toujours une réserve. Il ne se risque pas. Nous sommes le pays d’Amérique latine qui dispose des plus importantes réserves internationales en fonction de son produit intérieur brut, 50%.

MG : La corruption est un sujet de discussion dans tous les pays d’Amérique latine. Au-delà d’un discours de façade, quelles ont été les actions concrètes du gouvernement bolivien pour lutter contre la corruption ?

AGL : Toute démocratisation réelle de l’Etat comporte toujours le risque d’appropriation des biens de cet Etat. L’Etat fonctionne toujours comme patrimoine des classes dominantes, comme le prolongement de la famille en quelque sorte. Cela est considéré comme normal : c’est en partie de la méritocratie. En Bolivie, quand on étudie sociologiquement comment se distribuent les accès aux mérites, il apparaît qu’ils sont définis en fonction de ta classe et de ton nom. C’est cela qu’ils appellent méritocratie. Les gens se soulèvent contre cela, se rebellent. Ils affirment que cette façon d’utiliser le public au bénéficie du privé est indigne. Le néolibéralisme est le paradigme de l’appropriation patrimoniale de l’Etat car c’est saisir ce qui appartient à tous pour l’utiliser pour des amis. C’est encore mieux si c’est ton gendre ou ton épouse qui ont des amis actionnaires à l’étranger. Quand la société civile s’immisce dans l’exercice de l’Etat, elle le fait en fonction de projets universels. Mais ensuite, on devient fonctionnaire publique. C’est le dirigeant syndical qui devient fonctionnaire, c’est le camarade militant qui devient ministre ou parlementaire. A ce moment là, il sort de sa sphère sociale et entre dans l’univers étatique. Ce n’est pas normal, mais il est hautement probable qu’il cherche à réaliser dans cet espace ce que personne dans sa famille n’a réussi à faire en vingt générations. Il est en dehors de sa sphère de contrôle social et se dit « plus jamais quelqu’un de ma famille ne va rester là où il est et si j’en prends un petit peu, j’en ferai profiter ». Ce type de raisonnement n’est pas rare. C’est pourquoi nous l’avons analysé sociologiquement. Politiquement, c’est une catastrophe car cela peut donner lieu à une forme de démocratisation de la corruption. Ceci apparaît comme un processus destiné à accompagner toutes les révolutions. Je ne sais pas ce qui s’est passé en Russie ni en Chine ni à Cuba. Conformément à l’expérience que je vis en Bolivie et à l’origine sociale des gens, c’est le paysan, c’est l’ouvrier en lutte qui, habitué aux sacrifices les plus extrêmes, devient du jour au lendemain ministre à la tête de 500 fonctionnaires et de 500 millions de dollars d’argent public. Il pense donc « Et pourquoi ne pas embaucher mon beau-frère ? ». Ainsi commence cette micro corruption. La question est : que fais tu ?

MG : L’attribuer à la condition humaine.

AGL : Oui, à la condition humaine et à la réparation historique. Mais tu ne peux pas l’accepter. Pourquoi ? C’est non seulement un délit proscrit par la loi mais aussi une entrave à la morale. L’unique force que possède celui qui vient d’en bas est sa force morale. Evo et les syndicats n’ont pas d’argent, n’ont pas d’appui étranger. Ils ont fait de leur moral un point central qui symbolise une époque, une volonté de changement. Donc si tu deviens tolérant envers cela, tu perds ta force morale. Nous avons dû prendre des décisions très tranchées qui n’ont été prises par aucun gouvernement latino-américain et encore moins par des gouvernements de droite. Nous avons dû envoyer en prison le numéro 1 du parti, Santos Ramirez. C’était le numéro 2 après Evo.

MG : Et le président de la compagnie pétrolière de Bolivie « Yacimientos Petrolíferos Fiscales de Bolivia ».

AGL : Oui et deux anciennes ministres, deux merveilleuses camarades de lutte, dont nous étions sûrs qu’elles ne toucheraient pas un centime. Mais elles ont été tolérantes envers une mauvaise gestion de l’argent. Elles sont incorruptibles mais elles ont laissé faire. Dans quel pays d’Amérique latine, deux anciens ministres d’un gouvernement en poste sont-ils en prison ? L’ancien maire de la seconde ville la plus importante de Bolivie - « El Alto » - est également emprisonné. Si nous n’agissons pas, nous risquons de perdre l’unique pilier d’un processus révolutionnaire, sa force morale. Cela a été un apprentissage très douloureux. Nous avons réalisé qu’il n’y avait pas suffisamment de contrôle mené par nos camarades. Il y avait cette forme de permissivité car c’était nos camarades qui étaient impliqués. « N’en parlons pas, ne faisons pas le rapport, après tout c’est peu d’argent, etc. » Mais avec cette négligence, c’est ta propre morale qui est remise en cause. Et si tu n’agis pas de manière forte, te réprimant toi-même, socialement tu perds la force morale qui te maintient debout. La dernière enquête d’opinion a été publiée hier [entretien réalisé le 24 août 2016], Evo – avec tout ce qu’il a subi comme attaques au sujet du Fond indigène, de la corruption avec des dirigeants indigènes, de l’affaire de son supposé fils – dispose de 54% de côte de popularité. La leçon est que, aussi douloureux que ce soit, tu dois avoir le courage et la force de pouvoir te couper le doigt infecté ou la main infectée. Si d’autres te les coupent, ils vont t’enfoncer le couteau dans le cœur et cela ne va pas se reconstituer en une génération. Si toi, en prenant soin de ce qui t’appartient, ton corps, tu es permissif avec ce qui est en train de pourrir à l’intérieur, d’autres vont venir et en finir avec la putréfaction jusqu’à t’atteindre. Et ainsi tout est perdu. Notre force naît du fait moral. Tu dois savoir le cultiver. Si tu ne le cultives pas, la droite va venir avec toute sa politique moraliste et te la jeter à la figure : « Ils ont volé 5 000 dollars, ils sont terribles ces indigènes, ce sont des incapables, des voleurs ». Eux volaient 20, 40 ou 100 millions dollars et personne ne disait rien. Mais qu’il disparaisse 5 ou 100 000 dollars, ils en ont fait toute une histoire. Peu importe, cela fait partie de la guerre. Ici, personne ne peut te montrer du doigt et te dire que tu as pris un dollar, ni même que tu as pris la moitié d’un dollar, la moitié d’un boliviano, la moitié d’un peso argentin. Si cela arrive, tu vas perdre car tu vas avoir toute la meute moralisatrice de la société pour te discréditer. Et si tu perds moralement, tu perds d’un point de vue générationnel. La pire défaite d’un révolutionnaire est la défaite morale. Tu peux perdre les élections, tu peux perdre militairement, tu peux perdre la vie mais tu restes debout et crédible en respectant tes principes. Quand tu perds moralement, tu ne peux plus te relever. Ce sera une autre génération, un autre leader qui va pouvoir se lever. Il faut se protéger. Il en est de même pour la gestion étatique de l’économie, le plus important pour préserver ton leadership est la force morale. Ne leur permet jamais d’affaiblir ta force morale car tu ne pourras pas t’en relever.

Traduction : Fanny Soares

Edition : Mémoire des luttes

Source : http://www.pagina12.com.ar/diario/elmundo/4-307967-2016-08-28.html





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