Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 320, 1er janvier 2012

La gauche mondiale après 2011

lundi 9 janvier 2012   |   Immanuel Wallerstein
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Quels que soient les critères retenus, 2011 fut une bonne année pour la gauche mondiale. Et ce quelque soit la définition, large ou étroite, que l’on se donne pour cette gauche mondiale. La forte dégradation des conditions économiques subie par la plus grande partie de la planète en est la cause fondamentale. Déjà installé à un niveau élevé, le chômage a continué sa progression. La plupart des gouvernements ont dû faire face à des niveaux d’endettement élevés et à des recettes en diminution. Leur réponse a consisté à vouloir imposer des mesures d’austérité à leurs populations tout en s’efforçant dans le même temps de protéger leurs banques.

Le résultat a été une révolte mondiale des « 99% », pour reprendre l’expression forgée par Occupy Wall Street (OWS), contre la polarisation excessive des richesses, les gouvernements corrompus et la nature fondamentalement anti-démocratique de ces derniers, qu’ils soient ou non dotés de systèmes multipartites.

Il ne s’agit pas de savoir si OWS, le printemps arabe ou les Indignados ont réussi tout ce qu’ils espéraient. Le fait est qu’ils sont parvenus à changer le discours dominant au niveau mondial en le faisant basculer des prêches de l’idéologie néolibérale vers des thématiques telles que les inégalités, l’injustice et la décolonisation. Pour la première fois depuis bien longtemps, des gens ordinaires ont discuté de la nature même du système dans lequel ils vivaient ; ils ont cessé de le considérer comme quelque chose allant de soi.

Désormais, la question pour la gauche mondiale est de savoir comment elle va pouvoir avancer et traduire en transformation politique ce succès initial obtenu sur le plan du discours. Le problème peut être posé très simplement : s’il existe bien, en termes économiques, un clivage net et grandissant entre un très petit groupe (les 1%) et un autre très important (les 99%), il ne s’ensuit pas que cette division constitue une ligne de partage politique. Au niveau mondial, les forces de centre-droit constituent toujours environ la moitié de la population du globe, ou du moins la moitié de ceux qui sont actifs politiquement d’une façon ou d’une autre.

Par conséquent, pour transformer le monde, la gauche mondiale aura besoin d’un degré d’unité politique qui lui manque encore. Il existe, en vérité, de profonds désaccords sur les objectifs de long terme et la tactique de court terme. Non que ces questions ne soient pas débattues. Bien au contraire, elles le sont, et avec passion, mais les progrès qui permettraient d’indiquer un dépassement de ces divisions sont maigres.

Pour anciennes qu’elles soient, ces divisions n’en sont pas plus faciles à surmonter pour autant. Il en existe deux principales. La première a trait aux élections. Il existe non pas deux, mais trois positions possibles sur les élections. Aux yeux d’un premier groupe, profondément méfiant vis-à-vis des élections, la participation à celles-ci est un choix qui s’avère non seulement politiquement inefficace mais qui renforce la légitimité du système-monde existant.

Les autres jugent crucial au contraire de prendre part au processus électoral. Mais ce groupe se subdivise lui-même en deux branches. D’un côté, se trouvent ceux qui se disent pragmatiques. Ils veulent œuvrer de l’intérieur : de l’intérieur du parti de centre-gauche dominant lorsque le multipartisme fonctionne, ou de l’intérieur du parti de facto unique lorsque l’alternance parlementaire n’est pas autorisée.

Et il existe naturellement ceux qui dénoncent cette politique du « moindre mal ». Ils affirment qu’aucune différence significative ne distingue les principaux partis d’alternance et préfèrent pour cela apporter leurs voix à des partis « authentiquement » de gauche.

Nous connaissons tous très bien ce débat et nous en avons tous déjà entendu les arguments des centaines de fois. Cependant, il est clair, du moins l’est-ce pour moi, que s’il n’existe pas une forme de rapprochement entre ces trois groupes quant à la tactique électorale, la gauche mondiale a peu de chance de l’emporter à court terme ou à plus long terme.

Je crois qu’il existe une modalité de réconciliation de ces positions : c’est de faire le distinguo entre la tactique de court terme et la stratégie à plus long terme. Je suis tout à fait d’accord avec ceux qui affirment que la conquête du pouvoir est sans rapport avec la transformation à plus long terme du système-monde, voire qu’elle met peut-être en danger cette possibilité elle-même. Cette stratégie de transformation a été tentée bien des fois et elle a échoué.

Mais il ne s’ensuit pas que la participation électorale à court terme constitue une perte de temps. Le fait est que la très grande partie des 99% souffre douloureusement à court terme. Et c’est cette souffrance immédiate qui constitue leur principal souci. Ils s’efforcent de survivre et d’aider leurs familles et leurs amis à survivre. Si l’on considère les gouvernements non pas comme des instruments possibles au service d’une transformation sociale mais comme des structures qui peuvent produire des effets sur les souffrances à court terme grâce à leurs décisions politiques immédiates, alors la gauche mondiale a l’obligation de faire son possible pour obtenir de ces gouvernements des décisions qui réduisent ces souffrances.

Œuvrer à réduire les souffrances requiert une participation électorale. Quid alors du débat entre partisans du moindre mal et ceux qui soutiennent des partis vraiment de gauche ? On tombe là dans des décisions de tactique locale, lesquelles varient énormément en fonction de nombreux facteurs : taille du pays, forme d’organisation politique, démographie du pays, emplacement géopolitique, histoire politique. Il n’existe pas de réponse standard et il ne peut y en avoir. Et la réponse valable en 2012 ne sera plus forcément valable en 2014 ou 2016. Il ne s’agit pas, du moins pour moi, d’une question de principe mais plutôt d’une question liée à l’évolution de la situation tactique dans chaque pays.

Le deuxième débat fondamental qui préoccupe la gauche mondiale est celui entre ce que j’appellerais le « développementalisme » et ce qui peut être qualifié de priorité donnée au changement civilisationnel. On observe ce débat en de nombreux endroits de la planète : en Amérique latine dans les discussions en cours, et assez acrimonieuses, entre des gouvernements de gauche et les mouvements des peuples indigènes, par exemple en Bolivie, en Equateur et au Venezuela ; en Amérique du Nord et en Europe dans les discussions entre les écologistes/Verts et des syndicats qui donnent la priorité à la protection et au développement de l’emploi.

Du côté de l’option « développementaliste », qu’elle soit mise en avant par des gouvernements de gauche ou par les syndicats, l’idée est qu’il n’existe pas d’autre solution que la croissance économique pour corriger les déséquilibres économiques du monde actuel, que l’on se réfère à la polarisation à l’intérieur d’un pays ou entre pays. Ce groupe accuse ses détracteurs de soutenir – à tout le moins objectivement, voire subjectivement – les intérêts des forces de droite.

Les partisans de l’option anti-développementaliste affirment que donner la priorité à la croissance économique constitue une erreur, et ce pour deux raisons : cette politique ne fait que prolonger l’existence des pires aspects du système capitaliste ; elle est à l’origine de dégâts, écologiques et sociaux, irréparables.

Ces visions opposées suscitent des passions plus fortes encore, si tant est que cela soit possible, que les discussions sur la participation électorale. La seule façon de dépasser ces divisions passe par des compromis au cas par cas. Pour y arriver, chaque groupe doit accepter de reconnaître la bonne foi des positions de gauche de départ de l’autre groupe. Ce ne sera pas facile.

Ces divisions au sein de la gauche pourront-elles être surmontées dans les cinq à dix ans ? Je n’en suis pas sûr. Mais dans ce cas, je crois que la gauche ne parviendra pas à remporter la bataille des vingt à quarante prochaines années sur le type de nouveau système qui succédera à un système capitaliste en cours d’effondrement définitif.

 

 

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





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