Les contributions de Jacques Sapir

Comprendre la situation économique au Venezuela

mardi 18 février 2014   |   Jacques Sapir
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Mémoire des luttes publie cette note de Jacques Sapir relative à la situation économique au Venezuela. Dans cette contribution, rédigée à la suite d’un voyage effectué sur place en novembre 2013, l’économiste analyse les principales causes des problèmes que rencontre actuellement le pays. Il soumet plusieurs propositions pour les dépasser.

Le Venezuela affronte aujourd’hui une crise économique majeure, dans une situation où la bourgeoisie n’a pas abandonné son objectif de renversement du pouvoir bolivarien. Une stabilisation de la situation économique s’impose, mais ne suffira pas à résoudre les problèmes qui sont aujourd’hui posés. Il faut donc considérer ici une séquence de mesures.

À la stabilisation immédiate, qui peut être obtenue par des mesures administratives, vient s’ajouter la nécessité d’une stabilisation plus durablement enracinée dans des logiques économiques. Mais cette stabilisation économique n’a elle-même pas de sens en soi. La stabilisation n’a de sens que si elle permet la mise en place d’un modèle de développement qui réponde aux objectifs à long terme de la Révolution bolivarienne. C’est donc dans cette logique d’une séquence de mesures, allant du court terme au long terme, qu’il faut lire la présente note.

  1. Le gouvernement du Venezuela est actuellement confronté à une déstabilisation économique politiquement exploitée par l’opposition, celle-ci usant de méthodes non démocratiques pour aggraver la situation économique. Dans cette situation difficile, le Président Nicolas Maduro a pris les mesures qui s’imposaient pour faire face à ces entreprises de déstabilisation. Les mesures prises ou annoncées vont être efficaces pendant une période de 1 à 3 mois. Néanmoins, elles perdront par la suite de leur efficacité et vont entraîner des effets pervers qui iront en s’amplifiant. La déstabilisation macroéconomique date en réalité de l’automne 2012. C’est elle qui a fourni le contexte aux manœuvres non démocratiques de l’opposition. C’est ce contexte qu’il convient de traiter si l’on veut durablement retirer à l’opposition ses moyens d’action.
  1. Le cœur du problème provient de l’écart grandissant qui existe désormais entre le niveau du taux de change officiel (ou « administratif ») et le taux de change dit « de la rue ». Cet écart, resté pendant une longue période relativement faible, a commencé à s’élargir depuis 2010. Cet élargissement est devenu véritablement explosif depuis l’automne 2012. Dans cette situation, avec un écart entre les deux taux de change qui atteint désormais 9/1, les activités économiques sont profondément et durablement déformées. La spéculation des agents privés sur ces taux de change affecte tous les secteurs de l’activité et devient une source majeure d’enrichissement pour une petite minorité. Le fait que les activités économiques s’orientent autour de la différence des deux taux de change est aussi une source supplémentaire d’élargissement de l’écart, car il se traduit par une augmentation des montants en bolivars qui alimentent le taux de change de la rue. Tout cela aboutit à un affaiblissement profond de la confiance du peuple vénézuélien dans sa monnaie, ce qui a des conséquences économiques, mais aussi politiques et psychologiques, qui sont potentiellement dramatiques.
  1. Les causes de l’ouverture de l’écart entre les deux taux de change peuvent être identifiées. Elles sont de deux ordres. Structurellement, la politique du crédit, imposée par la crise et nécessaire au développement du pays, a entraîné un premier dérapage, sensible dès 2010. L’inefficacité de certains investissements est venue alors aggraver le problème. Mais, conjoncturellement, c’est bien le financement de PDVSApar la Banque Centrale qui est la cause de la déstabilisation massive que l’on observe depuis l’automne 2012. Il faut ajouter que ce financement était nécessaire compte tenu d’une situation où PDVSA devait vendre les devises issues de ses recettes au taux officiel, mais se voyait contraint de payer ses fournisseurs qui lui facturaient leurs services et leurs produits au taux « de la rue ». À cela on doit ajouter un comportement psychologique de la population, inquiète et désemparée par la maladie et la mort du Président Chavez et qui cherche à accumuler des biens de consommation comme moyen de préserver son épargne.L’existence même de ces deux taux de change est à la fois une cause et un symptôme de la déstabilisation de l’économie.
  1. Le problème se concentre donc sur la politique adoptée par le gouvernement pour contrôler le taux de change. Il faut aujourd’hui constater l’inefficacité grandissante des méthodes administratives et passer à une politique où le taux de change sera régulé par des méthodes indirectes. Il convient donc d’organiser, dès le début de l’année 2014 un « marché » des changes qui soit unique et sur lequel TOUS les agents, entreprises et personnes privées (par l’intermédiaire des banques), pourront acheter et vendre des bolivars et des devises. Le taux de change sera, bien entendu, régulé par le gouvernement et non laissé aux libres forces du marché (et potentiellement de la spéculation) au travers d’actions de la Banque Centrale. Cette dernière pourra peser sur l’offre de devises en achetant ou en vendant des devises (en faisant fluctuer le montant de ses réserves de change), mais aussi sur la demande en imposant aux opérateurs d’intervenir à partir d’un compte à la Banque Centrale, et en instituant sur ce compte un taux d’intérêt variable et des réserves obligatoires, rendant plus ou moins coûteux l’achat de devises. Notons ici qu’il est possible d’avantager un secteur (par exemple les importations de biens alimentaires ou celles des pièces détachées pour l’industrie et l’agriculture), en fixant des niveaux de taux et de réserves obligatoires différents suivant le secteur d’activité des entreprises. Il n’est cependant pas souhaitable de multiplier les régimes de faveur si l’on veut conserver un contrôle sur cette politique du taux de change. Ce taux unique sera nécessairement bien plus bas que le taux dit « de la rue » actuel, mais il sera plus élevé que le taux « officiel ». Il mettra fin à l’existence des fraudes et diverses spéculations sur le double taux de change que l’on connaît actuellement, et qui minent la stabilité politique de la société, tout en déformant la nature des activités économiques et il mettra fin tant aux pénuries qu’à la contrebande qui existe actuellement en raison du double taux de change.
  1. Dans ce contexte, il est important de compenser les ménages les plus fragiles ou ceux dont les besoins ne peuvent être couverts par leur revenu. Le taux de change unique va impliquer une hausse des prix par rapport au niveau théorique où ces derniers sont fixés par rapport au taux de change « officiel ». Il conviendra de mettre en place un supplément de revenu, dont l’ampleur sera progressivement décroissante en fonction du revenu réel, au bénéfice des ménages les plus modestes. Le principe de subvention aux personnes, et non au produit, est un système qui permet une meilleure justice sociale et qui s’apparente à un impôt négatif au bénéfice de ceux qui en ont le plus besoin.
  1. Pour être efficace, ce système implique une réorganisation des institutions existantes et un renforcement des pouvoirs de la douane et un contrôle important sur le système bancaire. Il est important que les transactions d’import et d’export soient contrôlées afin de s’assurer qu’il n’y a pas de fraude quant à la réalité de ces transactions ou sur leur date. Ainsi, un importateur ne devrait pouvoir acheter ses devises que 24h ou 48h avant l’opération pour laquelle il en a besoin. De même, un exportateur devrait être obligé de rapatrier ses devises dans les 24h après le paiement. C’est la raison pour laquelle le rôle des douanes dans la stabilité du système est particulièrement important. Mais il convient aussi que les banques qui détiendront les comptes des entreprises (comptes courants) et qui accorderont les prêts (avec la Banque Centrale) en vue de l’achat de devises soient sous contrôle public afin d’assurer la transparence la plus efficace des mécanismes bancaires. Il faudra plus généralement améliorer la transparence des opérations tant douanières que bancaires pour que le contrôle public soit réellement efficace.
  1. Cette unification du taux de change correspond à l’objectif clairement et justement affirmé par le Président Nicolas Maduro de renforcer la valeur du bolivar. C’est un point important et sur lequel on ne peut que saluer la clairvoyance du Président. En effet, un affaiblissement de la monnaie, tel qu’il a lieu par le double système de change, est mauvais économiquement, politiquement et socialement. Économiquement, cet affaiblissement provoque un rejet de l’accumulation et de l’investissement au profit d’opérations de court terme et de la consommation.Politiquement, l’incertitude grandissante liée à l’incertitude issue de l’affaiblissement monétaire engendre des préférences collectives instables et fait basculer le pays dans le domaine des émotions au détriment de choix plus raisonnés. Socialement, il est clair que l’affaiblissement monétaire a des conséquences différentes suivant les classes sociales. Les classes populaires sont les plus touchées par cet affaiblissement monétaire. C’est pourquoi il faut concevoir l’unification des taux de change comme une mesure de justice sociale, de stabilisation politique et d’efficacité économique matérialisant le renforcement nécessaire du bolivar.
  1. La déstabilisation économique est aussi le produit d’une situation où les agents ont peu d’incitation à épargner. Cela a des conséquences évidentes sur la situation d’excès de liquidité que l’on connaît aujourd’hui. Il est urgent de penser des systèmes incitant la population à épargner, et en particulier des mécanismes d’épargne-logement qui pourraient permettre de stériliser à court terme une partie des liquidités entre les mains de la population. Néanmoins, ceci implique de mettre en cause le principe du logement gratuit (ou quasi-gratuit) qui semble dominer aujourd’hui la politique gouvernementale dans le domaine de la construction. Si on n’avance pas dans cette direction, la seule solution consisterait à payer des taux d’intérêt très élevés sur l’épargne, avec en conséquence des coûts très élevés pour l’État. Un système de loyer au prorata du salaire (de 10% à 15% du salaire suivant le montant de ce dernier) s’impose, une partie de ces loyers pouvant être payée d’avance par une épargne constituée sur une période de trois à cinq ans et ouvrant le droit au ménage de bénéficier de ce logement. On voit ici que cela pose le problème de la gratuité.
  1. Au-delà de cette unification des taux de change se pose le problème de la réforme du système fiscal vénézuélien et du système de subventions. Les deux problèmes sont en fait étroitement liés. Le système actuel de subventions est en réalité un système fiscal en négatif. Mais, c’est un système fondé sur la gratuité ou la quasi gratuité de certains biens, et dont les injustices sont nombreuses. Quand la consommation d’un bien et d’un service n’a pas ou très peu d’effets sur autrui, il vaut mieux subventionner le consommateur que le produit. Inversement, quand une consommation a d’importants effets sur autrui (comme dans le cas de la santé ou de l’éducation), la gratuité ou la subvention du bien ou du service se justifie pleinement. On rappellera à cet égard la définition marxiste du socialisme soit « à chacun selon son travail » et n’implique nul biais en faveur de la gratuité. Il importe donc de faire un tri entre ce qui doit être gratuit (ou quasi gratuit) et ce qui doit être payé à son coût (au minimum le coût de revient), quitte à ce que ce que certains consommateurs soient alors subventionnés. Il importe aussi de mettre à plat le système fiscal. La pression fiscale est très faible. Cela signifie qu’il y a beaucoup de distribution et peu de redistribution. Or, la redistribution est nécessaire si l’on veut que se développe une économie tournée vers l’avenir. Il faut ici souligner que le taux des prélèvements fiscaux en Russie (dont l’économie présente des similitudes avec celle du Venezuela) est de 22% à 25% du PIB, alors qu’il n’est que de moins de 13% au Venezuela. On voit qu’il y a de la marge, et que la pression fiscale peut être progressivement augmentée, afin de financer les flux de redistribution.
  1. La combinaison d’une unification des taux de change, et donc du renforcement du bolivar, de la mise en place de systèmes d’incitation à l’épargne et d’une réforme importante de la fiscalité et du système de subvention permettra de créer un contexte permettant le développement de l’économie. Ce dernier devra être le fait de la combinaison d’initiatives privées et d’initiatives publiques. Il convient de reprendre, en améliorant son efficacité, la politique de développement de l’agriculture. Par ailleurs, compte tenu du niveau relativement élevé des salaires au Venezuela par rapport à ses voisins (niveau qui est dû au quasi plein emploi, mais aussi au taux de change), il convient de développer des activités à (relativement) haute valeur ajoutée. Ceci implique un soutien particulier à l’innovation. Cela implique une réforme de l’enseignement supérieur et secondaire, mettant en avant l’enseignement scientifique et technique, et le développement de filières spécialisées dans la formation de techniciens et d’ingénieurs.

Fondamentalement, le gouvernement doit s’atteler à ces réformes dés le début de 2014. Il doit annoncer la poursuite des objectifs de la Révolution Bolivarienne mais en indiquant que l’on change certaines méthodes. La « loi habilitante » qui a été votée donne au Président un instrument idéal pour imposer ces réformes.

 




Article publié sur le site de Jacques Sapir : http://russeurope.hypotheses.org/2001



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