Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 321, 15 janvier 2012

Chine et Etats-Unis : rivaux, ennemis, partenaires ?

lundi 23 janvier 2012   |   Immanuel Wallerstein
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Les relations sino-américaines sont un sujet majeur pour les professionnels du bavardage (bloggeurs, médias, responsables politiques, bureaucrates internationaux). L’analyse est généralement posée en termes de relation entre une superpuissance sur le déclin, les Etats-Unis, et un pays qui est rapidement devenu « émergent », la Chine. Dans le monde occidental, cette relation est généralement définie négativement, la Chine étant vue comme une « menace ». Mais une menace pour qui, et dans quel sens ?

Certains voient dans « l’ascension » de la Chine le retour à une position centrale dans le monde, qu’elle avait jadis occupée et qu’elle retrouve à présent. D’autres y voient quelque chose de très récent : le rôle nouveau joué par ce pays dans la recomposition des relations géopolitiques et économiques mondiales au sein du système-monde moderne.

Depuis le milieu du 19ème siècle, les relations entre les Etats-Unis et la Chine ont été marquées par l’ambiguïté. D’un côté, au cours de cette période, les Etats-Unis commencèrent par développer leurs routes commerciales vers la Chine. C’est aussi à cette époque qu’ils envoyèrent leurs premiers missionnaires chrétiens. Au tournant du 20ème siècle, ils proclamèrent la « politique de la porte ouverte » moins dirigée contre la Chine que contre les autres puissances européennes. Les Etats-Unis voulaient leur part du gâteau. Néanmoins, très peu de temps après, ils participèrent aux côtés des autres pays occidentaux à l’écrasement de la révolte des Boxers contre des étrangers taxés de visées impérialistes [1]. Dans le même temps, aux Etats-Unis, le gouvernement (et les syndicats) cherchait à empêcher l’immigration chinoise vers le sol américain.

D’un autre côté, il existait, implicitement, une forme de respect pour la civilisation chinoise. L’Extrême-Orient (Chine et Japon) était le terrain d’évangélisation favori des missionnaires, devant l’Inde et l’Afrique. Et ce parce que la civilisation chinoise était jugée plus « haute ». Cela avait peut-être aussi à voir avec le fait que la Chine - comme le Japon - n’avaient jamais été, pour l’essentiel, directement colonisés et que, de ce fait, aucune puissance coloniale européenne ne pouvait en faire une chasse gardée pour le prosélytisme de ses ressortissants nationaux.

Après la révolution chinoise de 1911, Sun Yat-sen – qui avait vécu aux Etats-Unis – devint une figure appréciée dans le discours des Américains. Au moment de la Seconde guerre mondiale, la Chine était perçue comme une alliée dans le combat contre le Japon. Ce sont les Etats-Unis qui insistèrent pour que le pays obtienne un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais dès lors que la Chine continentale fut conquise par le Parti communiste chinois et la République populaire de Chine établie, les deux pays devinrent des ennemis féroces. Lors de la guerre de Corée, ils étaient chacun dans le camp opposé et c’est la participation militaire active de la Chine aux côtés de la Corée du Nord qui permit à la guerre de se terminer dans une impasse.

Néanmoins, c’est finalement assez peu de temps après que le président Nixon effectua sa fameuse visite à Pékin pour y rencontrer Mao Tsé-toung et établir une alliance de fait contre l’Union soviétique. La scène géopolitique s’en trouva chamboulée. Comme élément de l’accord avec la Chine communiste, les Etats-Unis rompirent leurs relations diplomatiques avec Taïwan (même s’ils continuèrent à se poser en garant contre une invasion de la Chine communiste par les détroits). Et quand Deng Xiaoping accéda à la tête du pays, celui-ci entra dans un processus de lente ouverture à l’économie de marché et d’intégration aux courants commerciaux de l’économie-monde capitaliste.

Alors que l’effondrement de l’Union soviétique faisait perdre son sens à l’alliance sino-américaine, les relations entre les deux pays ne changèrent guère. Elles devinrent même bien plus étroites. La situation dans laquelle se trouve le monde aujourd’hui est caractérisée par le fait que la Chine dispose d’une balance des paiements considérablement excédentaire avec les Etats-Unis, et qu’elle en investit une grande partie dans des bons du Trésor américain. Elle finance, ce faisant, la capacité du gouvernement américain à continuer de dépenser sans compter pour ses multiples activités militaires à travers la planète (et en particulier au Moyen-Orient) et lui permet d’être un bon client pour ses exportations.

De temps en temps, la rhétorique employée aujourd’hui par les deux gouvernements pour parler l’un de l’autre est certes un peu dure, mais elle n’a rien de comparable avec celle qui présidait à la relation entre les Etats-Unis et l’Union soviétique durant la guerre froide. Au demeurant, il n’est jamais très avisé de prêter trop d’attention à la rhétorique : dans les affaires internationales, celle-ci sert généralement à obtenir un effet en politique intérieure et non à définir la vraie politique menée à l’égard du pays ostensiblement visé par elle.

Mieux vaut prêter plus d’attention aux actions concrètes des deux pays. Notons ceci : en 2001 (juste avant le 9-Septembre), au large de l’île Hainan, deux aéronefs, l’un chinois, l’autre américain, entrèrent en collision. L’américain menait probablement des activités d’espionnage au-dessus de la Chine. Des responsables politiques américains appelèrent à une réponse militaire. Le président George W. Bush marqua son désaccord. Et il présenta plus ou moins ses excuses aux Chinois, obtenant finalement le retour de l’engin et des vingt-quatre aviateurs qui avaient été capturés. Dans tous les efforts entrepris par les Etats-Unis pour obtenir de diverses manières possibles le soutien des Nations unies à leurs opérations, les Chinois ont souvent fait part de leurs divergences. Mais ils n’ont en réalité jamais utilisé leur véto contre une résolution parrainée par les Etats-Unis. Au delà de la rhétorique, c’est bien la prudence qui semble de mise pour définir, de part et d’autre, la relation entre les deux pays.

Où en sommes-nous désormais ? La Chine, comme toutes les grandes puissances aujourd’hui, mène une politique étrangère à facettes multiples et travaille avec toutes les régions du monde. La question est de savoir quelles sont ses priorités. Je pense que sa priorité numéro une concerne ses relations avec le Japon et les deux Corées. La Chine est forte, certes, mais elle serait incommensurablement plus puissante si elle appartenait un jour à une confédération de l’Asie du Nord-Est.

La Chine et le Japon ont besoin l’un de l’autre, d’abord comme partenaires économiques et ensuite pour s’assurer qu’ils s’éviteront toute forme de confrontation militaire. En dépit de flambées occasionnelles de nationalisme, les deux pays ont évolué de façon visible dans cette direction. Le geste le plus récent est leur décision de commercer entre eux dans leurs propres monnaies, coupant ainsi le cordon avec l’utilisation du dollar et se protégeant des fluctuations de plus en plus fréquentes du cours de la devise américaine. Le Japon, en outre, soupèse actuellement la perspective que le parapluie militaire étatsunien puisse ne pas durer éternellement et qu’il doive finir par trouver une forme d’entente avec la Chine.

La Corée du Sud fait face aux mêmes dilemmes que le Japon, auxquels il faut ajouter le problème épineux de sa relation avec la Corée du Nord. Pour la Corée du Sud, la Chine représente la contrainte déterminante qui s’exerce sur les Nord-Coréens. Et pour la Chine, l’instabilité en Corée du Nord représenterait une menace immédiate pour sa propre stabilité. La Chine peut jouer pour la Corée du Sud le rôle que les Etats-Unis ne sont plus en mesure d’assumer. En outre, dans le cadre des ajustements difficiles que Chine et le Japon devront faire pour parvenir à la collaboration qu’ils désirent, la Corée du Sud (ou une putative Corée réunifiée) peut jouer un rôle essentiel dans l’équilibrage de leur relation.

Alors que les Etats-Unis perçoivent bien ces développements, est-il déraisonnable de supposer qu’ils cherchent à trouver une entente avec cette sorte de confédération d’Asie du Nord-Est en cours de construction ? Les gesticulations militaires de l’Amérique en Asie du Nord-Est, du Sud-Est et du Sud pourraient ainsi s’analyser non comme une stratégie militaire sérieuse mais comme un stratagème de négociation dans le jeu géopolitique en train de se mettre en place pour la décennie à venir.

Chine et Etats-Unis sont-ils rivaux ? Oui, jusqu’à un certain point. Sont-ils ennemis ? Non, ils ne sont point ennemis. Sont-ils partenaires ? Ils le sont déjà bien plus qu’ils ne veulent l’admettre, et ils le seront bien plus encore à mesure que cette décennie avancera.

 

 

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.




[1Note de l’éditeur (source Wikipédia) : « La Révolte des Boxers (1899-1901) fut initiée par les Poings de la justice et de la concorde, une société secrète chinoise dont le symbole était un poing fermé, d’où le surnom de Boxers donné à ses membres en Occident. Ce mouvement, initialement opposé à la fois aux réformes, aux étrangers et à la dynastie mandchoue des Qing qui gouvernait alors la Chine, fut utilisé par l’impératrice Cixi contre les seuls étrangers, conduisant à partir du 20 juin 1900 au siège des légations étrangères présentes à Pékin. C’est l’épisode des « 55 jours de Pékin », qui se termina par la victoire des huit nations alliées contre la Chine (Autriche-Hongrie, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Royaume-Uni et États-Unis). Venant après la guerre sino-japonaise de 1894-1895, que la Chine avait perdue, cette nouvelle défaite est une étape supplémentaire dans le combat qui opposa conservatisme et réformisme dans la Chine du 19ème siècle, et qui se termina par la chute de la dynastie Qing en 1912. 



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